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Cerises, brocoli, protéines, propagande

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Sur un arbre frui­tier, nous avons tendance à cueillir en prio­rité les fruits mûrs à notre portée… De même, dans un débat ou un plai­doyer, nous essayons d’ar­gu­men­ter à partir de faits isolés, ou de cita­tions qui abondent dans le sens de nos convic­tions, lais­sant de côté ceux qui pour­raient les contre­dire ou atté­nuer leur vraisemblance.

C’est un biais de confir­ma­tionN1 appelé “cherry-picking” ou « cueillette de cerises » (voir WikipediaN2). Il n’a rien de condam­nable tant que les inter­lo­cu­teurs sont en mesure d’avan­cer leurs propres argu­ments, lesquels peuvent aussi rele­ver de « cueillettes » à d’autres sources.

Par contre, hors d’un espace ouvert au débat, l’uti­li­sa­tion de données biai­sées ou présen­tées de manière tendan­cieuse n’est rien autre que de la propa­gande. Elle abonde sur les blogs et sites web qui affichent des pages fermées à la discussion.

C’est aussi le cas de nombreux messages circu­lant sur les réseaux sociaux avec un commen­taire rédigé à la hâte et réservé aux seules personnes « amies » du diffu­seur. Sur Facebook, par exemple, la fonc­tion Partager permet de relayer le message sans les commen­taires qui auraient pu contre­dire son contenu.

Sommaire

J’❤❤❤ le brocoli !

cherry-picking
Miam !

Pour rester dans la méta­phore des fruits et légumes, je prends comme exemple de cherry-picking un message sur les « taux en protéines » compa­rés du brocoli et de la viande de bœuf. L’image ci-dessus a tourné en boucle sur les réseaux sociaux à l’ini­tia­tive de mili­tants végé­ta­liensN3. Son objec­tif est de convaincre un lecteur « carniste » qu’il pour­rait très bien se passer de viande sans souf­frir de carences en protéines puisque celles-ci se trouvent en abon­dance dans certains végé­taux de consom­ma­tion courante.

Le brocoliN4 est un choix perti­nent car on y trouve les 9 acides aminés essen­tielsN5 avec un score chimique corrigé de la diges­ti­bi­lité (PDCAASN6) de 0.83 (limité par la leucineN7). Mais le contenu du message concerne unique­ment la teneur en protéines — on trou­ve­rait 6.4 grammes de protéines dans la viande de bœuf, contre 11.1 grammes dans le brocoli, pour une même « quan­tité » (100 kcal).

Ce message n’est pas menson­ger, bien qu’il s’ap­puie sur des données anciennes (Adams C. 1986. Handbook of Nutritional Value of Foods in Common Units). La base de données du Département de l’agri­cul­ture aux USA (voir siteN8) four­nit des chiffres diffé­rents, abou­tis­sant respec­ti­ve­ment à 16.5 g (boeuf, longe, rôti de filet, maigre sépa­rable seule­ment, désossé, paré à 0 % de gras, sélec­tionné, cuit, rôtiN9) contre 8 g (broc­coli cruN10) pour 100 kcal, donc dans un ordre inverse. La diffé­rence peut s’ex­pli­quer par la qualité variable des aliments selon leur origine et leur mode de prépa­ra­tion ; ainsi, les quan­ti­tés de protéines sont infé­rieures dans le mine­rai de viandeN11 issu de carcasses d’éle­vage indus­triel qui consti­tue l’es­sen­tiel du steak hâché pré-emballé (même « bio »), un produit carac­té­ris­tique de la malbouffe… Pour ce qui concerne le brocoli, les tech­niques agri­coles et le mode de conser­va­tion ont un impact sur la valeur nutritionnelle.

Mais ce sont moins les chiffres qui posent problème que ce qu’ils sont censés repré­sen­ter. En effet, ils corres­pondent aux rapports entre la masse de protéines et un nombre de « calo­ries » — en réalité des kilo­ca­lo­ries, mais cette erreur commu­né­ment répan­due n’a aucune inci­dence sur la compa­rai­son. Pourquoi affi­cher un rapport protéines/calories plutôt que la quan­tité de protéines pour 100 grammes de l’ali­ment ? La réponse est dans les données brutes : 2.57 g de protéines pour 100 g de broc­coli cruN10 contre 27 g de protéines pour 100 g de bœufN9 (selon la même sourceN8). Le rapport est dans ce cas de 10.5, cette fois très fran­che­ment en faveur de la viande de bœuf.

La « cueillette de cerises », dans cet exemple, consiste à donner l’avan­tage au brocoli comme source de protéines en compa­rant des rapports dont les numé­ra­teurs sont bien des quan­ti­tés de protéines, mais dont les déno­mi­na­teurs mesurent une quan­tité (valeur calo­rique) qui n’a rien à voir avec le propos.

Un argu­ment censé justi­fier l’af­fi­chage d’un rapport protéines/calories est le présup­posé que, pour se nour­rir correc­te­ment, il faudrait consom­mer plus de protéines avec moins de calo­ries, sachant que les calo­ries « font gros­sir » — voir mon article Manger et bouger ?. Certains adeptes du végé­ta­risme (dont j’ai long­temps fait partie, cf. mon expérience de chrono-nutrition) sont en effet sensibles à la promesse de perdre du poids en aban­don­nant la consom­ma­tion de produits d’ori­gine animale…

Protéines : le bon choix ?

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Source : N12

Je ne prends pas posi­tion ici « pour ou contre » le végé­ta­risme, car cela exige­rait un examen critique de nombreuses sources en biomé­de­cine ainsi qu’une réflexion sur les dimen­sions éthiques et écolo­giques de choix nutri­tion­nels qui revêtent de multiples formes — voir mon article Pour les végan·e·s. Mais l’exemple du brocoli est l’oc­ca­sion de confron­ter les croyances à des données vérifiables.

➡ Voir l’ar­ticle de Gabriella Tamas : « La destruc­tion massive des femmes via… des bonnes inten­tions » N13.

Nous l’avons vu, un steak de 100 grammes de bœuf devrait être remplacé par 850 grammes de brocoli cru pour four­nir la même quan­tité de protéines, corres­pon­dant approxi­ma­ti­ve­ment au tiers du besoin jour­na­lier d’un adulte de 70 kilos (voir article). Mais pour manger du brocoli il faut aussi le cuire et le digé­rer… Sachant que la cuis­son à la vapeur, qui préserve au mieux la quan­tité de protéines solubles dans le brocoli, réduit de 50 % cette quan­tité (voir articleN14), il faudrait encore doubler la quan­tité de brocoli, puis la divi­ser par 0.83 (son score chimique corrigé de la diges­ti­bi­litéN6), ce qui abou­tit à 2.5 kilos.

Bien entendu, des protéines sont dispo­nibles dans d’autres aliments que la viande, comme le fromage et les œufs pour les non-végétaliens, ou encore les noix, céréales et légu­mi­neuses. Le même calcul des protéines appli­qué au quinoa bouilliN15 (diges­ti­bi­lité 0.87) donne­rait « seule­ment » 795 grammes pour rempla­cer 100 grammes de bœuf.

Le soja dégraissé est le seul aliment végé­tal pouvant riva­li­ser avec la viande avec un contenu protéi­nique proche de 38 % en masse, et complet en acides aminés essen­tiels (voir baseN16). Pour la même quan­tité de protéines, 70 grammes de soja pour­raient rempla­cer 100 grammes de viande de bœuf. Les effets d’une consom­ma­tion régu­lière de soja non fermenté font toute­fois l’ob­jet de controverses :

  • Les phytoes­tro­gènesN17 du soja auraient tendance à bloquer les récep­teurs d’œstro­gènesN18 dans le corps.
  • Il contient de l’acide phytiqueN19 qui inhibe l’ab­sorp­tion de certains minéraux.
  • Sa forte teneur en oxalatesN20 peut contri­buer à la forma­tion de calculs rénaux, au syndrome de poro­sité de l’in­tes­tinN21 ou à des douleurs arti­cu­laires (cf pageN22) — voir mon article Compléments alimentaires.
  • Il contient une forme inas­si­mi­lable de vita­mine B12 et peut induire des carences en vitamine D (voir articleN23).

L’association entre consom­ma­tion du soja et risque de cancer du sein doit être tempé­rée car, si elle a pu s’avé­rer posi­tive dans des pays occi­den­taux, elle est néga­tive dans les pays asia­tiques qui utilisent plus souvent des prépa­ra­tions fermen­tées et où la préva­lence de l’obé­sité est plus faible (voir Nagata C et al., 2014N24 ; Qin LK et al., 2007N25).

Les protéines d’ori­gine végé­tale sont consi­dé­rées comme ayant moins de proprié­tés anabo­li­santesN26 que les protéines d’ori­gine animale. Les proprié­tés anabo­li­santes des protéines isolées ne reflètent pas néces­sai­re­ment la réponse anabo­lique à l’in­ges­tion d’ali­ments entiers. La présence ou l’ab­sence des diffé­rents compo­sants qui consti­tuent la matrice de l’ali­ment entier peut avoir un impact impor­tant sur la diges­tion des protéines et l’ab­sorp­tion des acides aminés et, par consé­quent, modu­ler les taux de synthèse des protéines muscu­laires postprandiales.

Philippe JM Pinckers et al. (2023N27) ont mené un essai rando­misé sur une popu­la­tion de 16 adultes en bonne santé âgés de 65 à 85 ans, visant à compa­rer les taux de synthèse post­pran­diale des protéines muscu­laires après l’in­ges­tion d’un repas omni­vore complet conte­nant 100 g de bœuf haché maigre, et d’un repas végé­tal complet isoni­tro­gène et isoca­lo­rique. Les cher­cheurs ont comparé les profils d’acides aminés plas­ma­tiques post­pran­diaux et les taux de synthèse des protéines muscu­laires, en utili­sant des biop­sies sanguines et muscu­laires qui ont été préle­vées fréquem­ment pendant les six heures suivant l’in­ges­tion du repas. Outre l’aug­men­ta­tion de 47 % du taux de synthèse des protéines muscu­laires sur une période post­pran­diale de 6 heures, ils ont noté que les concen­tra­tions plas­ma­tiques d’acides aminés essen­tiels étaient 127 % plus élevées après le repas de bœuf maigre, malgré que le repas végé­ta­lien ne présen­tait pas de carences sélec­tives en acides aminés.

Une compa­rai­son plus avan­cée entre sources de protéines végé­tales et animales néces­si­te­rait la prise en compte d’autres facteurs, comme par exemple leurs teneurs en glucides négli­geables dans les sources animales mais pas dans les végé­taux : 6.6 % dans le brocoli contre 21.3 % dans le quinoa et 36 % dans le soja.

Par contre, les œufs et produits laitiers sont riches en graisses satu­rées absentes des végé­taux cités, ainsi qu’en vita­mines A, D, E, K sous une forme assi­mi­lable. Dans la lutte contre l’obé­sité et les mala­dies chro­niques, les propor­tions de glucides, lipides et protides sont aujourd’­hui recon­nues comme facteurs déter­mi­nants d’un régime sain.

Source : N28

Pour plus de détails, voir mes articles Protéines et Glucides ou lipides ? ainsi que l’ou­vrage de Taty Lauwers : Nourritures vraies (2018N28).

Une compa­rai­son entre la produc­tion de protéines végé­tales et animales, en termes d’ef­fi­cience de conver­sion des protéines, est propo­sée sur un site végane par Nicolas B. (2019N29) qui se déclare favo­rable à l’abo­li­tion de l’éle­vage. Contrairement à ce que sous-entend la ques­tion posée dans le titre, et qui circule dans les milieux « végé », il ne faut pas 10 protéines végé­tales pour obte­nir 1 protéine animale. Le rapport est nette­ment moins défa­vo­rable pour l’éle­vage, et il peut même être infé­rieur à 1 dans la produc­tion laitière ou les élevages bovin et ovin en pâtu­rage — voir Laisse S et al. (2018N30).

On est loin de la simpli­cité du message initial sur le brocoli censé moti­ver un choix nutri­tion­nel. Les données sont complexes, bien qu’ac­ces­sibles, mais cette complexité est masquée par la « cueillette de cerises » (cherry-picking) qui permet de mani­pu­ler des lecteurs manquant d’in­for­ma­tions ou de discernement.

Le modèle académique

Pour éviter de publier des textes jugés tendan­cieux par des lecteurs dénon­çant la pratique du cherry-picking, il ne suffit pas de les ouvrir aux commen­taires dans une version en ligne, ni même de les instal­ler sur un support coopé­ra­tif comme Wikipedia. Un article mal conçu au départ peut déclen­cher une guerre d’édi­tionsN31 ou une avalanche de commen­taires auxquels se mêlent des réac­tions émotion­nelles ou des inter­ven­tions de trollsN32 rendant le débat quasi­ment illisible.

Pubmed-similar

La rédac­tion d’un article devrait plutôt s’ins­pi­rer de la démarche acadé­mique qui consiste à rassem­bler le plus grand nombre de données véri­fiables. Par exemple, lors­qu’on affiche dans Pubmed l’ar­ticle de Johnston (2014N33), on découvre dans la colonne de droite une série d’ar­ticles sur des thèmes simi­laires ; leur lecture est néces­saire pour trai­ter le sujet avec toute la rigueur nécessaire.

Un incon­vé­nient de la démarche acadé­mique est la produc­tion d’ar­ticles ou d’ou­vrages bien struc­tu­rés mais diffi­ciles à lire. D’autre part, les réfé­rences devien­dront vite incom­plètes en raison de nouvelles publi­ca­tions sur le sujet. La publi­ca­tion sur papier est une manière de contour­ner ce problème en figeant le travail à une date précise. Toutefois, les tech­niques récentes d’impres­sion à la demandeN34 et de publi­ca­tion numé­rique renvoient les auteurs à une exigence d’ac­tua­li­sa­tion, car ils peuvent se lancer aux moindres frais dans une nouvelle édition.

Un exposé docu­menté ressemble sous sa forme à une thèse univer­si­taire compre­nant un glos­saire, un index et de sérieuses réfé­rences biblio­gra­phiques. C’est l’ap­proche que nous avons adop­tée pour l’édi­tion de l’ou­vrage Le Corps accordéN35 tout en veillant à ce que le contenu reste acces­sible au lecteur non averti.

▷ Liens

🔵 Notes pour la version papier :
- Les iden­ti­fiants de liens permettent d’atteindre faci­le­ment les pages web auxquelles ils font réfé­rence.
- Pour visi­ter « 0bim », entrer dans un navi­ga­teur l’adresse « https://​leti​.lt/0bim ».
- On peut aussi consul­ter le serveur de liens https://leti.lt/liens et la liste des pages cibles https://leti.lt/liste.

  • N1 · 1oqd · Biais de confir­ma­tion – Wikipedia
  • N2 · gk9x · Cherry picking – Wikipedia
  • N3 · cpw9 · The Vegan Street Blog
  • N4 · ezcl · Brocoli – Wikipedia
  • N5 · 5grl · Acide aminé essen­tiel – Wikipedia
  • N6 · 1tvu · Score chimique corrigé de la diges­ti­bi­lité – Wikipedia
  • N7 · 1e8m · Leucine – Wikipedia
  • N8 · xqi3 · USDA Food Composition Databases
  • N9 · 844s · FoodData Central (USDA) : Boeuf, longe, rôti de filet, maigre sépa­rable seule­ment, désossé, paré à 0 % de gras, sélec­tionné, cuit, rôti
  • N10 · af14 · FoodData Central (USDA) : Broccoli, raw
  • N11 · wob5 · Minerai de viande – Wikipedia
  • N12 · ojhu · 7 Proteins for Meatless Mondays (And How to Use Them)
  • N13 · i41q · La destruc­tion massive des femmes via… des bonnes intentions
  • N14 · 5sk5 · Effects of different cooking methods on health-promoting compounds of broccoli
  • N15 · zr3h · Quinoa – Wikipedia
  • N16 · 6xuq · Soja, consom­ma­tion – Wikipedia
  • N17 · ga48 · Phytoestrogène – Wikipedia
  • N18 · ozpf · Œstrogène – Wikipedia
  • N19 · cbk8 · Acide phytique – Wikipedia
  • N20 · g8kn · Oxalate – Wikipedia
  • N21 · dzdm · Leaky gut syndrome – Wikipedia
  • N22 · ybsv · Bowthorpe JA (2019). A cautio­nary tale about eating high oxalate foods
  • N23 · rgqx · Vitamin D defi­ciency rickets due to soybean milk
  • N24 · ql3b · voir Nagata C et al. (2014). Soy Intake and Breast Cancer Risk… Japanese
  • N25 · qqj9 · Qin LK et al. (2007). Soyfood Intake in the Prevention of Breast Cancer Risk in Women : A Meta-Analysis of Observational Epidemiological Studies
  • N26 · s5ni · Anabolisme – Wikipedia
  • N27 · r3rw · Pinckaers, PJM et al. (2023). Higher Muscle Protein Synthesis Rates Following Ingestion of an Omnivorous Meal Compared with an Isocaloric and Isonitrogenous Vegan Meal in Healthy, Older Adults. Journal of Nutrition : 13 pages.
  • N28 · vmk8 · Ouvrage “Nourritures vraies” – Taty Lauwers
  • N29 · ci4c · Dix protéines végé­tales pour une protéine animale, vraiment ?
  • N30 · smlo · L’efficience nette de conver­sion des aliments par les animaux d’élevage : une nouvelle approche pour évaluer la contri­bu­tion de l’élevage à l’alimentation humaine
  • N31 · 0as3 · Wikipedia : Guerre d’édition
  • N32 · 74bc · Troll (Internet) – Wikipedia
  • N33 · tqrx · Johnston JD (2014). Physiological links between circa­dian rhythms, meta­bo­lism and nutrition.
  • N34 · 66ow · Impression à la demande – Wikipedia
  • N35 · bphq · Le Corps accordé, 2014. Le Corps accordé, 2014. Le Corps accordé – ouvrage

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Article créé le 22/12/2015 - modifié le 2/01/2024 à 14h01

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