Apprendre par inadvertance
peut paraître aujourd’hui aussi
incongru que l’était
"l’inconscient" avant Freud
Cet article complète celui sous le titre Gymnastique involontaire. Apprendre par inadvertance, encore un oxymore (lien:fpv5) direz-vous ?
Par inadvertance : Sans avoir fait attention, par étourderie (Dictionnaire TLF lien:d4g4).
Dans les premières pages de son ouvrage Le Corps accordé (lien:bphq), Andréine raconte notre première rencontre du seitai (lien:vwym) à l’occasion d’un stage en Suisse auquel Itsuo Tsuda (lien:9d3z) avait été invité. Cet événement a bouleversé ma compréhension de l’apprentissage — et de la vie en général — par une prise de conscience de la place de l’involontaire dans tous les actes que nous accomplissons « consciemment ».
Parler de « l’involontaire » peut paraître aujourd’hui aussi incongru que l’était « l’inconscient » avant Freud (lien:a63h) ou von Hartmann (lien:r25m).

Les lecteurs des livres de Tsuda, ou ceux qui pratiquent le katsugen undō (mouvement régénérateur, voir mon article Gymnastique involontaire), ont appris que cet exercice qui consiste à « suspendre l’activité du système volontaire » peut déclencher des mouvements échappant à notre contrôle. Ils savent aussi que de nombreux actes « semi-involontaires » comme le bâillement, l’éternuement, le rire ou le sommeil paradoxal, relèvent de mécanismes analogues, mais plus familiers, rassemblés sous la désignation de système moteur extrapyramidal (lien:pp3c). La contribution majeure du seitai (lien:vwym), à l’initiative de Haruchika Noguchi (lien:swze), a été d’identifier ce processus, là où d’autres instructeurs japonais invoquaient des phénomènes paranormaux.
Ma première expérience au cours de ce stage a été celle de mouvements étranges. Vus de loin, ils me faisaient penser à ce que je croyais connaître des crises d’épilepsie, alors qu’ils n’ont rien à voir avec un désordre neurologique… Le corps les accomplit sans modification de son état de conscience, de manière aussi naturelle que nous pourrions éternuer tout en jouant du piano. Je commençais à percevoir une coopération entre l’inconscient et l’involontaire.
À ce stade, j’aurais pu me contenter de pratiquer régulièrement le katsugen undō pour bénéficier de ce mouvement « régénérateur » supposé me maintenir en bonne santé. Mais une autre prise de conscience a eu lieu à la suite de ce stage, qui continue à produire des effets aujourd’hui.
Dans la vie quotidienne…
Je me souviens du trajet de retour, de Gstaad à Aix-en-Provence, à bord de notre vaillante Dauphine. Je ne conduisais pas car je tenais entre mes pieds la pile de polycopiés qui ont servi d’ébauche au premier ouvrage d’Itsuo Tsuda : Le Non-faire (Le Courrier du Livre, 1973 lien:beu1). Je les ai lus en continu, totalement absorbé par le sujet.
Aujourd’hui, relire les neuf ouvrages publiés par Tsuda ne me procure pas le même plaisir. J’oserais même dire que son œuvre littéraire pourrait se réduire à une centaine de pages, une fois expurgée des anecdotes dont on ne connaît ni le contexte ni l’impact, de ses généralisations hâtives, et d’un certain ethnocentrisme…
Mais la lecture des premiers polycopiés, à l’époque, m’avait chamboulé. Nous étions dans une phase de notre vie où l’accent était mis sur le contrôle : pratique du yoga et de la méditation (façon zen), danse et arts martiaux, apprentissages intellectuels etc. Or le seitai (lien:vwym) nous proposait de découvrir, à travers une expérience concrète, qu’une grande partie des actes préservant notre vie et notre santé relèvent de mécanismes sur lesquels notre volonté ne s’exerce pas. Bien au contraire, chercher à les contrôler peut les rendre inefficaces : avez-vous essayé de faire semblant de rire ou d’éternuer ?Andréine a exposé le dilemne dans son récit « Quatre scénarios pour un phlegmon » (p. 257–259) qui relate un incident survenu peu de temps après notre rencontre avec Itsuo Tsuda. Au lieu de prendre le contrôle (prāṇāyāma lien:rcv4) d’une respiration présumée défaillante en raison de l’inflammation, nous avons laissé la « sous-ventilation » faire son travail, de sorte que l’évacuation du pus et la guérison du phlegmon ont été possibles sans aide médicamenteuse.

Ce qui m’a le plus interpellé pendant la lecture des polycopiés était la place de l’involontaire dans notre vie ordinaire, en dehors des maladies ou des séances de katsugen undō. Par exemple, lorsqu’on apprend à conduire, en quelques jours, les gestes qu’on a besoin de contrôler au début deviennent des réflexes conditionnés par le système moteur extrapyramidal (lien:pp3c). Il n’est d’ailleurs pas nécessaire pour cela d’avoir lu les ouvrages de Tsuda ni déclenché le « mouvement régénérateur»…
Il y a plus : piloter un véhicule ne se réduit pas à répéter une séquence gestuelle apprise. La route nous expose à une foule d’imprévus, de situations nouvelles qui déclenchent des réflexes au service de la préservation de la trajectoire du véhicule (et de la survie des piétons et passagers). Tout cela s’effectue consciemment, même si une partie de notre attention peut être détournée vers la conversation ou l’écoute de la radio. Nous voici donc en présence d’un comportement appris — à la portée de la plupart des humains — qui s’exerce efficacement, et en toute sécurité, parce que la majeure partie des actes ont été relégués au système involontaire.
Suggestion mentale et intuition
Peu après, j’ai assisté à un spectacle du célèbre hypnotiseur Yvon Yva (voir vidéo lien:hf1t) et à un stage d’auto-hypnose qu’il animait le lendemain. Ce qui m’a le plus surpris n’était pas la transe hypnotique qu’il savait induire chez des sujets, mais l’effet d’une simple suggestion mentale en dehors de l’état de transe : je l’ai vu déclarer à un spectateur qu’au bout de dix secondes il deviendrait incapable de se lever de sa chaise. Effectivement, l’homme restait collé à son siège, mais simplement parce qu’il avait inversé l’effort musculaire… Comment y parvenir, cela ne m’intéressait pas particulièrement, mais l’hypothèse qui est devenue mienne est que tout geste conscient, comme celui de se lever d’une chaise, est accompli de manière involontaire alors qu’il a été décidé volontairement. Or notre « volonté » peut être contrariée, sans que nous y prenions garde, par la suggestion.
Aujourd’hui, des expériences d’imagerie cérébrale ou de potentiel évoqué montrent que la prise de décision d’un acte « spontané » peut précéder de plusieurs secondes le moment où nous sommes en mesure de signaler avoir pris cette décision.
Ces expériences sur la prise de décision rendent plus compréhensibles des phénomènes que nous attribuons à l’intuition ou encore à la prémonition. Bien sûr, nous connaissons très peu les mécanismes mis en œuvre dans le domaine de l’involontaire, que les neurophysiologues apprennent à décrypter. La complexité de leurs modèles explicatifs échappera longtemps au commun des mortels. Mais le simple fait de savoir qu’ils existent nous dispense de croire en un « arrière-monde » (lien:ugog) ou à un « inconscient collectif » (lien:7m3g) : la contraction d’un muscle relève de mécanismes physico-chimiques que je suis incapable de conceptualiser, mais cela se fait tout seul, sans besoin de l’attribuer à une énergie immatérielle.
En réponse à la tentation d’un vitalisme organiciste (lien:hfsv), Andréine Bel écrit (Le Corps accordé lien:bphq, p. 87) :
Ce qui est vital en nous semble dépendre des circonstances et potentiels en présence, conjugués à notre capacité à l’auto-détermination. Il s’inscrit dans une évolution faite d’adaptations constantes au milieu, et d’interactions qui permettent aux êtres vivants de « persévérer dans leur être » et coopérer entre eux dans la mesure du possible. Ceci au lieu de se plier aux lois d’un « intelligent design » qui vouerait l’évolution au créationnisme, ou d’un dieu qui prendrait les choses en main dès que notre volonté faiblit ou n’est pas concernée.
Apprendre sans effort
Un jour, nous sommes revenus sur un quai en bord de rivière près duquel j’avais vécu dans mon enfance. J’ai retrouvé un endroit où j’avais pris l’habitude, avec les autres garnements, d’escalader le mur de soutènement, à toute vitesse car nous étions forcément poursuivis par des « méchants»… Après plus de 20 ans j’ai refait la descente en retrouvant exactement l’emplacement des trous sur lesquels nous prenions appui. Ma taille était plus grande mais la reconfiguration des gestes a été immédiate.
Un exemple apparenté est celui d’une serrure de porte dans laquelle la clé se positionne avec difficulté. Le premier jour, on peut mettre beaucoup de temps à ouvrir la porte. Mais la manœuvre correcte s’inscrit assez vite, et, là encore, elle est réactivée immédiatement si nous revenons des années plus tard.
Ces exemples sont ceux que j’appelle apprentissage par inadvertance pour des gestes ou des mouvements corporels. J’ai aussi remarqué que cet apprentissage pouvait s’appliquer à la mémorisation spatiale, bien que le résultat ne soit pas garanti.

Nous étions les hôtes d’une famille de la ville de Jammu en Inde. Un matin, un jeune homme nous a accompagnés dans Rajinder Bazar, un enchevêtrement de rues encombrées. Après une heure de promenade, notre guide s’est souvenu qu’il avait un rendez-vous urgent. Je lui ai dit, presque machinalement, que nous allions nous débrouiller pour rentrer. Effectivement, nous avons retrouvé notre chemin alors que je n’avais fait aucun effort pour le mémoriser. Il est d’ailleurs probable que je n’aurais pas réussi si l’on m’avait prévenu qu’il faudrait s’en souvenir. La somme d’informations à enregistrer était considérable, et la peur de ne pas y parvenir m’aurait fait commettre des erreurs. Au lieu de cela, je m’étais spontanément fié à une mémoire spatiale qui enregistre, sur une courte durée, une « carte » précise du chemin parcouru. Ce mécanisme mental est reconnu expérimentalement aujourd’hui (voir page lien:3w11).
La notion d’apprentissage par inadvertance dépasse donc le cadre des actes mémorisés par le fait d’une simple répétition. Dans le dernier cas, il n’y avait aucune répétition ; la faculté de retrouver son chemin est probablement inscrite comme un réflexe de survie chez tous les animaux. Lors de la conduite d’un véhicule, l’apprentissage se structure pour une adaptation optimale aux imprévus. Il est d’ailleurs conseillé de s’entraîner simultanément sur des véhicules différents. Dans le cas d’un geste sportif, on peut avoir l’impression d’une simple répétition, mais l’exécution par un expert n’a rien de mécanique.
Une autre approche de l’apprentissage
Tout ce que nous entreprenons comme « exercice volontaire», qu’il s’agisse de pratique sportive, de danse ou de musique, mais aussi d’entraînement à haute intensité ou d’exercice d'endurance, comporte une part significative d’activité involontaire. Ce que j’ai commencé à découvrir, alors que je lisais dans la Dauphine qui serpentait sur la route des Alpes, c’est que le « volontaire » et « l’involontaire», le conscient et l’inconscient ne sont pas des entités séparées, antagonistes, mais que tout apprentissage relève d’une coopération entre plusieurs systèmes.
De manière similaire, notre activité mentale n’est pas tributaire d’un cloisonnement entre cerveau « droit » et « gauche » comme on l’a cru un certain temps (voir article lien:f3id). Une conséquence pratique est que l’exercice de la pensée « rationnelle » n’est pas antagoniste de l’activité « créatrice ».
Les implications de cette prise de conscience sont considérables. Il est possible de revisiter nos méthodes d’apprentissage en les faisant bénéficier de tout le potentiel de l’involontaire. Une passerelle entre les approches existe. Elle est un des points de mire des ateliers de recherche en danse menés dans le cadre du groupe Le Tilt (lien:4gip).