Rappel du sommaire
⇪ Montée en puissance du mythe
Les bavardages exaltés de Ralph Bircher (1952B1), Renée Taylor (1964N60) et Jay Milton Hoffman (1968B5) me rappellent ceux — auxquels j’accordais du crédit — de brahmanes anglophones en Inde expliquant aux étrangers que le système des castes n’existe plus, que les Hindous naturellement fidèles au message de Gandhi adhèrent aux valeurs chrétiennes et que leur hygiène nutritionnelle est exemplaire… Ou encore celui de religieux tibétains en exil dressant un portrait idyllique de leur pays d’origine.
En parcourant les récits de voyage, nous allons voir comment les affirmations sur les Hunzas ont donné lieu à une surenchère de falsifications au cours des années 1950–1960.
⇪ Chasse aux langues (1934)
Le lieutenant-colonel David Lockhart Robertson LorimerN72 et son épouse Emily Overend ont effectué deux longs séjours au Gilgit-Baltistan. Le premier à Gilgit de 1920 à 1924, alors que David Lorimer était posté à Gilgit en tant que Political Agent (commandant militaire) du gouvernement de l’Inde (britannique). Linguiste de métier, il consacrait son temps libre à l’étude et la documentation de langues locales ; le shinaN56 puis le khowarN73, deux langues indo-iraniennes qu’il pouvait aborder grâce à sa connaissance de l’hindoustaniN74 et de dialectes afghans, pour se consacrer ensuite à la langue des Hunzas, le bourouchaskiN55 : « une langue au moins dix fois plus difficile que le shina ou le khowar », apparentée à aucune autre et qui ne compte pas moins de « trente-huit formes de pluriel » (Lorimer EO, 1939A3 pages 250, 241).
Ces travaux ont donné lieu à la publication par un institut norvégien, en 1935, de trois volumes de plus de 400 pages sur la description du bourouchaski — SOASN75, voir les commentaires de Grune D (1998N76). C’était la première description formelle de cette langue après le chapitre qui lui avait été consacré dans l’étude comparative des langues « tribales » publiée par John Biddulph (1880A1 pages 167–203). David Lorimer ressentait l’exigence d’un travail de terrain pour approfondir sa connaissance du bourouchaski.
Pendant leur second séjour, en 1934–1935, les Lorimer étaient libérés de toute obligation professionnelle et familiale. Ils se sont installés quatorze mois dans une petite maison relativement bien équipée à AliábádN77 à 2500 m d’altitude. Ils y développaient même leurs photos pour en offrir des tirages aux habitants ; je n’ai pas compris comment leur agrandisseur pouvait fonctionner sans source électrique… En fin de séjour, ils ont croisé le colonel RCF Schomberg (Lorimer EO, 1939A3 page 299).
Emily Lorimer confie que ce second séjour était plus éprouvant en raison de leur âge (55 ans). Le chapitre relatant leur trajet de Srinagar (Cachemire) à Gilgit (1939A3 pages 41–55), tantôt à cheval et en partie à pied, de nuit sur la neige glacée lors du passage de cols (comme le Burzil Bai à 4195 mètres, N78) témoigne de leur courage, de leur ténacité… et de la modestie de l’auteure. Les imprévus se succèdent, comme (page 44) la destruction partielle du chargement de papier, machine à écrire et rubans qui sont leur principal outil de travail… L’ouvrage Language Hunting in the KarakoramA3 est une mine de détails ethnographiques « au fil des jours » authentifiés par leur compréhension du bourouchaski. Même dans l’adversité, Emily Lorimer fait preuve d’une belle dose d’humour, par exemple (page 69) : « L’aspect de la route pourrait vous faire dresser les cheveux sur la tête, mais elle est bien plus sûre que nos autoroutes meurtrières. »
Ses pointes d’humour semblent avoir échappé à un officier retraité originaire du Hunza (Hisamullah Beg SI, 2013N79) qui la juge complaisante envers la culture et le mode de vie des Hunzas. Il est vrai qu’elle n’hésite pas à avancer que « les Hunzas sont mieux éduqués que les produits de nos écoles coûteuses ».… Son récit de voyage peut être lu comme une illustration en négatif des défauts de la civilisation occidentale, un biais de perception qui inspirera particulièrement Ralph Bircher (1952B1). Elle n’a de cesse de comparer les Hunzas en tant que « race » (traduire « ethnie ») aux populations voisines, à commencer par les Nagaris, sur le versant opposé du fleuve Hunza, qui lui paraissent affublés de tous les défauts (Lorimer EO, 1939A3 pages 273–276).
Le terme « race » n’avait pas de connotation négative à cette époque. « Le Prince Louis d’Orléans décrivait les Hunzas comme de “beaux hommes, actifs et intelligents, portant sur leurs visages clairs une joie perpétuelle” et il allait jusqu’à dire : “Toute leur personne dénote les représentants d’une race supérieure” » (Mons B, 1958A15 page 106). La comparaison des humains en termes de « race » était monnaie courante chez les citoyens de l’Europe colonisatrice jusqu’à la seconde guerre mondiale. La folie ethnocidaire du nazisme a au moins eu le mérite de clore ce débat dans le monde académique.
Bien que jouissant d’une certaine autonomie grâce à leurs compétences linguistiques, les Lorimer étaient les hôtes du Mir Muhammad Nazim KhanN35 et proches de son fils aîné Ghazan Khan, surnommé par Emily Lorimer « le Prince de Galles », qui lui a succédé en 1938 (Lorimer EO, 1939A3 page 228). Ils ont aussi bénéficié de l’aide de son petit fils Jamal qui allait devenir le Mir en 1945 (A3 page 298). Ils étaient le plus souvent guidés ou conseillés par des “levies”, hommes de confiance rémunérés par le gouvernement et « sans doute nommés par le Mir » (1939A3 page 93).
Leur proximité avec la famille princière a joué, à leur insu, le rôle de filtre dans les rapports avec la population : les « pauvres » qu’ils décrivent n’étaient probablement pas ceux au plus bas de l’échelle sociale. Mais cette distinction avait peu d’importance puisque leur centre d’intérêt était la langue locale. Emily Lorimer envisage la pauvreté comme une « unité sémantique » (1939A3 page 122) :
Un jour, nous avons demandé, par rapport au sens des mots « riche » et « pauvre » : « Qu’appelleriez vous un homme riche ? »
— « Un qui a, disons, cent animaux. » (Une famille paysanne ordinaire possède environ vingt moutons, chèvres et vaches.)
— « Et y a‑t-il un seul homme riche à Aliábád ? »
— « Un seul, le yerpa [régisseur de terres appartenant au Mir]. »
Elle avait pris soin de décrire à la page précédente ce qu’il conviendrait d’appeler la « version officielle de la pratique du servage » au Hunza (1939A3 page 120) :
La plupart des familles paysannes du Hunza sont propriétaires de leur terrain, transmis de génération en génération sans taxe foncière ni droit de succession. Dans l’ancien temps, les Mirs possédaient une partie du terrain de chaque commune, et la coutume était de le faire cultiver sous un travail obligatoire réparti, en principe équitablement, entre les villageois. Le yerpa, ou steward, qui avait la charge de cette possession royale, était bien entendu dans la position enviable de pouvoir d’un côté tromper son maître sur une grande partie de la production agricole, et de l’autre côté opprimer et maintenir sous pression les ouvriers agricoles malchanceux. Il soudoyait de diverses manières ceux qui s’arrangeaient ainsi pour échapper au travail communal et pouvait exiger plus que leur dû de ceux qui lui déplaisaient.
Soyons rassuré, toute pratique de « travail forcé » a été abolie par le Mir Muhammad Nazim Khan — de qui Emily Lorimer tient cette explication. Les domaines princiers (kutúkal) sont toujours la propriété du monarque, mais ils sont à présent loués sous des conditions “easy” à des paysans qui ont abandonné une terre trop aride (Lorimer EO, 1939A3 page 122) :
Les premières années, le locataire ne paie aucun loyer pour le terrain qu’il destine à sa charrue ; il doit aménager les champs, construire les canaux d’irrigation et travailler le sol. Une fois que le terrain commence à produire, il s’acquitte d’un petit loyer en nature, mais à tout moment il peut se libérer s’il estime que l’arrangement n’est pas profitable. La majeure partie des « nouvelles installations » d’Aliábád, y compris tout le district qui entourait notre maison, était du terrain kutúkal et incontestablement le système fonctionnait à la satisfaction générale.
Les deux citations qui précèdent démontrent les limites de l’enquête « en immersion » entreprise par les Lorimer, formés à l’anthropologie sociale et culturelle par Bronisław MalinowskiN80 à la London School of Economics (Lorimer EO, 1939A3 page 29). Le discours d’Emily Lorimer est un mélange hétéroclite d’observations collectées dans leur entourage immédiat (une douzaine de familles) et d’informations non vérifiées fournies par l’entourage du Prince. La confusion des genres fait apparaître des contradictions, comme par exemple son affirmation que « la plupart des familles paysannes du Hunza sont propriétaires de leur terrain » et plus loin « tout le district qui entourait notre maison était du terrain kutúkal ». Ce manque de précision et de recul analytique a ouvert la porte à des dérives d’interprétation auxquelles des lecteurs comme Ralph Bircher étaient tentés d’adhérer.
➡ Emily Lorimer a eu beau prévenir ses lecteurs que ce qu’elle écrit n’a aucune portée académique — dès la première phrase “This is not a serious book” (1939A3 page 5) — et que seuls les écrits de son mari font autorité, son livre très intéressant est souvent cité en référence alors que ceux de David LorimerN72 ont disparu des bibliothèques, mises à part les archives de British Library et de SOASN75.
Est-il possible que le Mir Muhammad Jamal Khan, petit-fils de Nazim Khan, ait manqué de vigilance sur les pratiques de location de terrains, ou bien est-ce en raison de la surpopulation que John Clark (1957A11) aurait constaté, quinze ans plus tard, une forte inégalité d’accès aux ressources agricoles ? En 1935, déjà, le colonel Schomberg déplorait l’insuffisance du développement agricole/pastoral et son caractère inégalitaire (1935A7 pages 138–139) :
D’année en année, la population augmente et rien n’a été fait, que ce soit en pompant de l’eau du fleuve ou en amenant un canal du Nagar, pour mettre davantage de terres en culture. Le Mir a beaucoup fait pour ouvrir de nouveaux terrains, mais il n’a ni les compétences ni le capital pour opérer à grande échelle. Les seuls pâturages du pays sont la propriété des Mir, mais dans les vallées adjacentes, dans d’autres États, il existe de vastes pâturages gaspillés.
De son côté, David Lorimer menait des entretiens avec une sélection de locuteurs, conformément à une méthodologie inspirée par la dialectologieN81 que son épouse résume ainsi (Lorimer EO, 1939A3 page 248) :
Vous commencez par sélectionner quelques hommes intelligents qui s’expriment bien et clairement dans leur langue, et vous travaillez avec eux jusqu’à identifier celui qui vous convient le mieux. Alors vous l’affectez à la maisonnée, moyennant un salaire fixe et généreux de sorte qu’il soit disponible chaque fois que vous en exprimez le besoin, que ce soit à la maison ou en voyage.
Cette recherche du « locuteur idéal » — un homme intelligent, jamais une femme ! — aurait fait l’objet de critiques des sociolinguistesN82 si leur discipline avait existé. En effet, elle ne peut qu’amplifier un biais de surévaluation de la complexité de la langue (comparée à ses voisines), marqueur supposé de la supériorité intellectuelle de (tous) ses locuteurs. La complexité n’apparaît ici qu’aux niveaux syntaxique et lexical, la sémantique et la rhétorique étant absentes de l’étude systématique de Lorimer. Toutefois, cette méthode était peut-être incontournable pour aborder une langue de racines inconnues et jamais documentée, sans recourir à une langue intermédiaire maîtrisée par les informateurs, comme l’explique pertinemment Emily Lorimer (1939A3 pages 248–262). Exemple de surévaluation : elle illustre la complexité du bourouchaski en mentionnant des traits morphologiques qui existent à l’identique en hindoustani — et qu’elle devait connaître — comme la transformation d’un verbe intransitif en verbe transitif puis en verbe causatif (A3 pages 256–257). Ou encore l’identité des mots qui désignent les jours d’avant et d’après (kal et parason en hindoustani). Cette tendance à la surévaluation est importante à souligner, car elle a conforté la croyance en une spécificité/supériorité des Hunzas dans l’imaginaire de voyageurs qui avaient une connaissance limitée des cultures et usages des populations voisines.
Officier de l’armée britannique et ancien Political Agent, David Lorimer était un Sahib inspirant le respect et l’admiration, à commencer par celle du Prince. Emily Lorimer estime que « pour peu qu’il comprenne l’objet du travail de DL [David], il [Muhammad Nazim Khan] est fier et heureux que les coutumes Hunza soient marquées d’autant d’intérêt et d’importance » (1939A3 page 236).
N’étant ni compétents ni équipés pour des interventions médicales — à l’inverse de John Clark dont c’était, nous le verrons, une des principales motivations — les Lorimer n’ont pas eu la visite de personnes souffrantes. Ils n’ont côtoyé que des gens supposément en bonne santé et dotés des qualités physiques indispensables à la survie dans un environnement hostile. À l’inverse des Occidentaux, les habitants de ces régions ne se répandent pas en confidences sur leur état de santé, ni sur les maladies ou décès de leurs proches. J’ai déjà eu la surprise, en Inde, d’entendre répondre quelqu’un que j’interrogeais à propos d’une personne absente : “Haré, vah mar chuka hota!” — « Hé, il est mort ! » — avec un large sourire car ces événements tragiques ne sont que des épisodes de la vie, indépendamment de toute croyance religieuse.
Il s’ensuit que le couple de linguistes, n’ayant pas pour mission de dresser un bilan de santé des Hunzas, n’a rien prétendu de leur extraordinaire résistance aux maladies. Ils n’ont pas exercé leur capacité d’analyse pour mener une enquête à ce sujet pour la simple raison que ce n’était pas d’actualité : le film Lost Horizon de Frank Capra (1937N83) n’avait pas encore nourri l’imaginaire occidental… Emily Lorimer ne mentionne pas non plus les travaux de Robert McCarrison qui les avait précédés de quelques années à Gilgit.
Les Lorimer n’ont jamais tenté d’évaluer l’âge des vieillards qu’ils rencontraient, sans doute conscients de la vanité d’une telle entreprise puisque les calendriers et registres de naissance n’existaient pas. De temps à autre, Emily Lorimer dit d’une personne âgée qu’elle doit bien avoir « dans les soixante-dix ans ». David Lorimer et son épouse prenaient soin de noter et vérifier les moindres détails de leur terrain d’enquête ; ils auraient certainement exprimé de la stupéfaction et pris des notes si certains informateurs avaient déclaré un âge de 120 ans ou plus… De plus, ils constatent l’existence de grands-parents mais pas d’arrière grands-parents.
Sur la photo de Khalifa Farághat (voir ci-contre), le père de l’enfant ne paraît pas avoir atteint un âge digne de signalement ; il n’est pas interdit, bien sûr, d’imaginer qu’il serait centenaire et qu’il aurait conçu son fils à 90 ans ! La linguiste Emily Lorimer se contente de préciser qu’il lui manque de nombreuses dents, ce qui rend sa prononciation quasi-incompréhensible (1939A3 page 241).
Mais il est vrai que Khalifa Farághat appartient à la communauté Wakhi, originaire d’Afghanistan, émigrée dans les hautes vallées du Hunza : une « race inférieure » selon David Lorimer, « peut-être parce qu’ils mangent moins d’abricots » (1939A3 pages 241–242). Sur un ton humoristique, il amorce le virage du mythe de la distinction raciale vers celui de la diète miraculeuse. Car il faudra bien expliquer pourquoi d’autres locuteurs de cette langue prodigieusement complexe, appartenant à la même ethnie que leurs voisins du Nagar (carteN42) ou ceux de la vallée de Yasin (carteN43), ne possèdent pas les vertus remarquables des Hunzas. Pour le couple de linguistes, les Hunzas sont d’une grande intelligence et d’une parfaite probité. Leur bonne santé ne serait qu’un épiphénomène de ces qualités.
Dans sa préface à la 5e édition de son livre (1952B1), Ralph Bircher dit avoir écrit à David Lorimer pour lui signaler le rapport d’une expédition rédigé par une doctoresse (non-identifiée) :
« J’ai été suivie pas à pas par des malades qui voulaient que je les soigne : maladies chroniques des yeux, infections cutanées et des muqueuses, maladies d’estomac et troubles intestinaux, ainsi que des cas de tuberculose qui va croissant… les gens périssent de saleté… on consomme une grande quantité de thé noir, de sel, de sucre et de viande, et chaque fois que l’occasion se présente il est pris de l’alcool et de la nicotine. »
David Lorimer lui a répondu :
Je suis sûr d’une chose, c’est que de mon temps [1935–36] on ne pouvait rien voir de la saleté et de la maladie ambiante que rapporte la doctoresse. Il lui a probablement été donné de voir toutes les maladies qui existent maintenant parce que les gens attendaient qu’elle fasse des miracles. Incompréhensible d’où ils ont tout d’un coup pu trouver l’argent pour acheter tant de denrées d’importation comme le thé, le sucre, le tabac et l’alcool, ainsi que le fourrage pour manger plus de viande. Quelle est la classe dont l’alimentation a été étudiée ? Peut-être celle des gens qui travaillent à la maison du roi, où il se peut qu’ils soient à même de participer à de tels facteurs de corruption.
Lorimer tient pour acquis que les personnes qui consomment une grande quantité de thé noir, de sel, de viande, de tabac et d’alcool seraient les mêmes qui, par un lien de cause à effet, souffrent de maladies des yeux, infections cutanées, tuberculose etc. C’est une interprétation personnelle, en phase avec les préjugés de Bircher, des propos de la doctoresse. D’autre part, Lorimer attribue tous les maux aux familles proches de la maison du roi. Cette supposition est en double contradiction avec le témoignage de Jewel Henrickson (1960A14 pages 72–73, voir ci-dessus) signalant le très petit nombre de malades dans l’entourage du Prince, et celui de John Clark (1957A11) qui a soigné des milliers de personnes appartenant aux couches les plus pauvres de la population.
S’il ne fait pas de doute que l’accès aux produits de consommation des pays riches exerce un effet délétère sur la santé des montagnards, on ne peut pas en déduire que leur santé était parfaite avant l’ouverture des voies de communication. Il est plus sage de prendre au sens littéral la réponse de David Lorimer : « On ne pouvait rien voir »…
⇪ Fragments d’un relief merveilleux (1942)
Le mythe du « Hunza en parfaite santé » a été largement propagé en Europe par Ralph Bircher, fils du médecin nutritionniste suisse Maximilian Oskar Bircher-BennerN84. Il a publié en 1942 le livre Hunsa. Das Volk, das keine Krankheit kennt (1942) — Les Hounza. Un peuple qui ignore la maladie (1952B1) — à la mémoire de son père qui tenait le Hunza comme une « preuve vivante » de la justesse de sa diététique.
Docteur en sciences économiques, Ralph Bircher n’a pas voyagé au Pakistan, mais il s’est largement documenté sur le sujet comme il l’explique dans son introduction (1952B1 pages 7–18). Il est révélateur de lire, au début de sa préface à la 5e édition (B1 pages 3–4):
On peut se demander à bon droit, comment j’en suis venu à écrire un travail sur les Hounza puisque je n’ai jamais été dans leur pays, et à quel titre je le fais, puisque je ne suis ni ethnographe, ni médecin. Je me le suis aussi demandé, quand le livre était fini. Mais pendant que j’écrivais ce livre, il en était de moi comme de quelqu’un qui par hasard aurait trouvé dans un tas de ruines ou dans une carrière quelques fragments d’un relief merveilleux qui sembleraient parvenir à un ensemble. Il trouve de nouveaux fragments, cherche et recherche, assemble, compare ; certains éléments s’adaptent ; l’ardeur s’empare de lui et voilà que tout à coup un ensemble se révèle ou du moins laisse pressentir comme tel, un ensemble éclatant de qualités merveilleuses. C’est à peu près ce qui s’est passé pour moi avec mes Hounza et dans mon zèle j’ai omis de me demander si j’étais autorisé à m’y consacrer.
L’introduction donne un aperçu du discours New-AgeN85 qui préside à la rédaction de cet ouvrage (1952B1 page 9) — bravo à la traductrice Gabrielle Godet :
Avons-nous jamais observé que les périodes de pleine maturité, celles où s’épanouissent les plus belles floraisons de l’effort humain, ne succèdent jamais à l’apparition des grands chefs-d’œuvre classiques, parce que ceux-ci sont toujours des chants du cygne, le signal de la décadence et du changement ? C’est que toute extériorisation, si belle et élevée soit-elle, implique déjà la désagrégation et le déclin.
Or, chez ce petit peuple des Hounza, nous trouvons, je crois, le foyer d’une civilisation de la « lumière blanche » : lumière indivisible, inaltérable dans son intégrité, rayonnant d’une pureté si absolue, que sa clarté nous éblouit. L’on peut penser que cette forme de civilisation est probablement la seule qui défiera les siècles, la seule qui s’élèvera au-dessus des alternances du devenir et du dépérissement.
À aucun endroit ce livre « éblouissant » de Bircher, qui correspondait avec Robert McCarrison et Guy Wrench, ne donne une évaluation chiffrée de la longévité des Hunzas. Il n’empêche que l’ouvrage est cité en référence sur les sites web récents qui agitent le slogan des « plus de 120 ans ». Ralph Bircher s’est contenté des « fragments d’un relief merveilleux » pour mettre en exergue la santé de cette population dans le seul but de promouvoir le modèle nutritionnel de son père, inventeur du Bircher MüsliN86.
La majeure partie de l’ouvrage de Bircher (1952B1 pages 33–177) est une reprise des écrits de David et Emily Lorimer dont les noms sont mentionnés occasionnellement. Une partie des photos (dans l’édition française) sont empruntées sans mention de source à l’ouvrage d’Emily Lorimer, Language Hunting in the Karakoram (1939A3). Ralph Bircher annonce dans l’introduction qu’il a échangé des courriers avec les Lorimer.
Le dernier chapitre est une tentative de rapprochement — d’un point de vue strictement hygiéniste — entre la « civilisation Hunza » et celle que Moisés Santiago BertoniN87 appellait Caraï-GuaraniN88 en Amérique du sud, « deux peuples [qui] ont ont cherché à réaliser la vie intégrale, et à atteindre, par là, le plus haut degré de santé organique et sociale : ordre, équilibre, plénitude de vie et force de rayonnement » (1952B1 page 180). Les extrapolations de Bircher, étayées par de courtes citations d’auteurs comme Thevet, Amerigo Vespucci, Willem Pies, Bertoni et Humbolt, l’autorisent à affirmer que ces deux peuples se nourrissent de fruits et légumes crus, peu de légumineuses, pas de produits laitiers et très rarement de viande, avec un effet garanti (B1 page 181) :
Ce qui admirable et significatif, dans l’accord de tous les jugements portés sur ces deux peuples, c’est que, de leurs deux manières de vivre presque identiques, résulte, ici comme là, un état de santé parfait.
⇪ L’éternel retour (1949, 1952)
Les voyageurs américains Jean Bowie et Francis (‘Franc’) Marion Luther Shor ont pénétré une première fois au Hunza « par effraction » depuis l’Afghanistan, à la fin de l’été 1949. En provenance de Venise sur les traces de Marco Polo, ils ont franchi sans le savoir le col Dehli Sang-i-SarN90 à 6000 mètres d’altitude, ayant dû s’écarter de la route rejoignant le Turkestan chinois. Leur périple passionnant est raconté par Jean Bowie avec beaucoup de verve dans l’ouvrage After You, Marco Polo (Shor JB, 1955A12). La fin du récit consacrée à leur court séjour au Hunza est nettement moins captivante que l’incroyable chevauchée de ces aventuriers à travers le Wakhan…
À leur arrivée au village de MisgarN54, ils ont été accueillis par « des seniors aux barbes teintées de henné » (Shor JB, 1955A12 page 260) qui devaient ressembler au patriarche de Baltit, âgé de 89 ans, dont Franc a pris une photo (voir ci-dessus). Jean et Franc se sont obstinés à essayer de franchir le col de MintakaN91 pour rejoindre la Chine, malgré l’avertissement des habitants que la région du XinjiangN92 était à feu et à sang suite à la prise de pouvoir des communistes. Abandonnés par leurs guides hunzas, ils ont fait demi-tour et se sont rendus à Baltit, répondant à l’invitation du Mir Muhammad Jamal Khan.
Le couple est revenu au Hunza en 1952, en mission cette fois pour le National Geographic Magazine (Shor F, 1953A10). Bénéficiant de l’hospitalité débonnaire de Muhammad Jamal Khan, ils ont adhéré sans aucune réserve à sa vision du monde hunza (Shor JB, 1955A12 pages 279 et 282) :
À quoi sert l’argent au Hunza ? Il n’y a aucune taxe, aucune patente, aucun droit à payer. On ne peut pas y vendre ni acheter du terrain car le terrain est très limité et doit rester dans la famille, selon la loi. Le seul grand propriétaire terrien est le Mir qui possède 320 acres [128 ha]. À l’occasion il offre un terrain à un sujet méritant qui n’a pas eu d’héritage. Ou encore le Mir peut prêter un ou deux acres à un jeune couple prometteur pour un petit loyer annuel qui peut être versé en abricots, pommes, viande, cornes de bouquetins ou services. […]
« Nous sommes le peuple le plus heureux au monde », dit le Mir avec une tranquille assurance qui excluait toute vantardise [sic], « et je vais vous dire pourquoi. Nous avons juste assez de tout, mais pas assez pour donner envie à quelqu’un d’autre de nous le prendre. Vous pourriez appeler cela le Pays Heureux de Juste Assez. »
La plupart des anecdotes rapportées par Jean Shor dans le récit de leur premier voyage en 1949 (Shor JB, 1955A12) figurent aussi dans celui de son conjoint publié par le National Geographic Magazine (Shor F, 1953A10 ; Shor J & F, 1950A13). Or cet article est supposé raconter leur seconde visite en 1952. On ne peut donc pas décider en quelle année chaque événement a eu lieu, quitte à douter qu’il ait eu lieu… Par exemple, le Mir aurait décidé, en fin d’été 1949, de « dupliquer » la fête des premières semailles du printemps (Bopau, habituellement le 28 janvier) pour en offrir le spectacle à ses hôtes (Shor JB, 1955A12 page 282). Mais le même récit — cette fois sans mention de duplication — est attribué à leur second voyage juste avant l’été (Shor F, 1953A10 pages 492–493). Un récit plus détaillé avait déjà été publié par Emily Lorimer (1939A3 pages 226–235). De manière analogue, le récit de la traversée du Wakhan, dans l’ouvrage de Jean Shor (1955A12), relate des événements dramatiques passés sous silence dans l’article du magazine (Shor J & F, 1950A13).
Même constat de répétition pour le récit de la chasse au mouton Marco Polo (voir plus haut). Le Hunza serait-il aussi le pays de « l’Éternel retour » ? Ou bien les voyageurs ont-il composé ces écrits en mélangeant leurs cartes postales ?
L’ouvrage de Jean Bowie Shor affiche une spontanéité d’expression et d’autodérision qui inspirent confiance en son exactitude. C’est de loin mon récit de voyage préféré, à l’exception du chapitre sur le Hunza… Mais l’article de Franc Shor (1953A10) est plutôt un habile mélange de fictions, sous la dictée de Muhammad Jamal Khan, et d’un vécu personnel supposé lui imprimer une marque d’authenticité.
L’auteur ne manque pas de signaler (1953A10 page 498) qu’il parle ourdou, persan, turc et chinois. Ces détails sans intérêt ne rendent pas plus crédible un exposé qui me fait songer à un scénario moderne de reportage télévisé. C’est un article à sensation pour un journal grand public. De lecture divertissante, il est souvent été cité en référence, bénéficiant du prestige du National Geographic Magazine.
Mêlées à du vécu personnel, les fictions acquièrent un statut de réalité qui les dispensent de toute lecture critique. Muhammad Jamal Khan a certainement intégré ce processus car il offrait, après la visite des Shor, un bouquet d’histoires inédites à ses hôtes étrangers.
⇪ Des vacanciers (1955)
Un groupe de sept Américains employés d’un hôpital de la mission adventiste du Septième jour à Karachi (Pakistan) a séjourné 11 jours au Hunza, à l’initiative de Jewel Hatcher Henrickson et de son époux Roy. Leur séjour, à l’automne 1955, est raconté avec beaucoup de simplicité et de franchise dans l’ouvrage Holiday in Hunza (Henrickson JH, 1960A14).
Ils ont eu des entretiens avec le Mir Muhammad Jamal Khan et la famille princière, ainsi qu’avec Winston Mumby qui depuis trois ans était chargé de l’éducation du fils héritier.
Le Mir avait pris soin de respecter leurs coutumes alimentaires en ne leur offrant que des repas ovo-végétariens. Jewel Henrickson s’extasie de trouver des Kellogg’s corn flakes sur la table du petit-déjeuner (1960A14 page 67) !
Un échange amusant a eu lieu quand Mary June [Jerry] Wilkinson a demandé au Mir s’il avait fait un mariage d’amour (A14 page 107) :
— « Non, ce n’était pas le cas », répondit le Mir. « Pendant de nombreuses années il n’y avait pas eu de mariage entre le Nagar et le Hunza. En réalité, nous étions ennemis depuis longtemps. Mais cette inimité s’était estompée et des deux côtés du fleuve on souhaitait un mariage entre les familles royales. Même mes grands-parents l’auraient souhaité. J’ai dit à mes parents qu’ils pouvaient arranger le mariage mais que je devrais choisir moi-même la fille. Finalement j’ai choisi, ils ont arrangé et nous avons été mariés. »
— « Vous vous êtes mariés ici au Hunza ou là-bas au Nagar ? »
— « Je me suis rendu moi-même au Nagar et l’ai ramenée au Hunza. La cérémonie a eu lieu là-bas. »
— « Êtiez-vous heureux de la voir ? »
— « Oui, mais je ne sais pas si elle était heureuse de me voir », plaisanta le Mir.Tout le monde a ri quand la Rani, qui comprenait mieux la conversation que nous l’imaginions, répondit — en anglais : “I was not happy when I saw him!”
Aucun passage du livre ne fait état de l’hypothèse d’une longévité exceptionnelle des Hunzas. Ce groupe qui comprenait quatre infirmières et les deux médecins déjà cités (Dr. Verna L. Robson et Dr Stanley L. Wilkinson) aurait certainement posé la question si la légende avait eu cours à cette date. Ils assistent aux funérailles d’un « vieil homme » âgé de 80 ans (1960A14 page 87).
Muhammad Jamal Khan leur confie que, conseillé par un médecin de leur centre médical à Karachi, il a supprimé le sucre de son alimentation, ce qui lui a permis de perdre une quinzaine de kilos. Mais il s’est mis à boire de la bière et du whisky… Dr Verna lui fait remarquer que ces boissons contiennent aussi du sucre et il promet — après avoir demandé au Dr Wilkinson de confirmer — de s’en abstenir désormais (A14 page 100).
Le prince Ayash (frère du Mir) avait visité l’hôpital de la mission adventiste à Karachi quelques mois plus tôt et suggéré que cet organisme installe un hôpital dans la vallée de la Hunza. Le Mir reconnaît (1960A14 pages 109–110) :
— « Je suis certainement intéressé d’avoir un hôpital de la mission pour mon peuple. On en a grandement besoin ici. Par exemple, trois-cent à quatre-cent garçons, sans mentionner les filles, sont morts de coqueluche au Hunza cette année. Je comprends qu’il existe un vaccin qui pourrait l’empêcher.
Nous n’avons pas de service chirurgical. Imaginez une urgence chirurgicale devant se rendre à Gilgit en jeep et à cheval ! Le temps d’arriver à Gilgit le patient mourrait. Quatre-vingt dix pour cent de mes sujets ont des vers. Beaucoup d’entre eux ont des maladies des yeux, des goitres, des abcès au foie. Nous avons besoin d’un hôpital avec chirurgie et radiologie. »
— « Pensez-vous que le gouvernement pakistanais soutiendrait la création d’un tel hôpital ? » demanda Roy.
— « Le gouvernement pourrait fournir les médicaments. Je suis d’accord pour fournir le terrain et construire les bâtiments. »
— « Donc vous souhaiteriez que notre organisation lui affecte un médecin et fasse fonctionner l’hôpital. Je suppose qu’il faudrait un médecin homme et un médecin femme — peut-être un couple de médecins, ou un médecin et une infirmière. Et tous les services devraient être assurés gratuitement ? »
— « C’est exact, car mon peuple ne dispose que de très peu d’argent. Ils pourraient fournir des produits et des fruits. Les gens du Nagar soutiendraient aussi l’hôpital. Cela ferait une population de cinquante à soixante mille personnes. » […]
— « Mais, votre Altesse », dit Roy avec étonnement, « et si vos sujets se convertissaient au christianisme après la fondation d’un hôpital adventiste du Septième Jour au Hunza ? »
— « Bon, vous avez ma permission d’essayer », répondit le Mir en riant, « mais je ne crois pas que vous puissiez les convertir. »
Le projet d’hôpital n’a pas été concrétisé. Les Adventistes se plaçaient ici en concurrence avec la mission de l’Aga Khan, chef religieux des Hunzas ismaëliens.
Le trajet de retour à Gilgit a été l’occasion pour les deux médecins d’examiner de nombreux malades qui s’étaient présentés à l’annonce de leur passage. Ils les ont orientés à l’hôpital de Gilgit avec des prescriptions de médicaments, d’examens radiologiques ou de chirurgie (A14 page 123) :
Le père d’un petit garçon a apporté une corbeille de raisins, demandant au docteur de l’accepter en paiement d’une opération de la hernie dont son fils avait besoin, tout de suite et ici-même !
⇪ Perte de vue (1958)
En 1957, le docteur Allen E Banik, un ophtalmologue du Nebraska âgé de 52 ans, remporte un concours des productions People Are Funny (sic), dirigées par Art Linkletter, qui lui offrent la possibilité de réaliser un rêve : visiter le Hunza, une contrée dont il a appris l’existence en « lisant et relisant » l’ouvrage de Guy Wrench (1938 réédition 2009A8) et « un article de magazine décrivant un peuple virtuellement inconnu dont la vigueur et la longévité (100 à 120 ans) défiaient toute croyance » (Banik AE, 1960B2 pages 13–14).
Après quelques difficultés pour obtenir un permis d’entrée au Hunza, le docteur s’embarque pour Baltit, début juin 1958, dans une jeep défoncée dont il découvre avec effroi que le chauffeur est atteint d’un strabisme divergent… « De temps en temps, le moteur calait et la jeep repartait en arrière, jusqu’à ce que les hommes en descendent pour glisser des pierres sous une roue arrière. » (page 79)
Il y séjourne jusqu’avant la saison des pluies, donc mi-juillet, détail qu’il néglige de préciser. La brièveté de son séjour « d’étude » ne l’empêche pas, après son retour aux USA, de se lancer dans une tournée de conférences (Tobe JH, 1960A16 page 263) et de publier un compte-rendu enthousiaste qui fera autorité : Hunza Land : The Fabulous Health and Youth Wonderland of The World (Banik AE, 1960 réédition 2010B2).
Comme tous les voyageurs occidentaux, il est accueilli en héros par le Mir Muhammad Jamal Khan qui règle avec soin ses déplacements en compagnie d’un interprète de sa famille. À son départ, il est « proclamé membre de la famille [princière], un honneur réservé à uniquement deux personnes ; c’est la plus haute distinction qui puisse être attribuée » (1960B2 pages 153–154). Il avait aussi eu droit à quelques confidences du Mir, par exemple (page 114) :
« Quand Lowell Thomas Jr. [réalisateur du film Search for Paradise] est venu ici en 1956 [décembre 1954 selon Tobe (1960A16 page 262)], il était accompagné de deux charmantes secrétaires. Il avait un magnétophone avec de la musique américaine de danses entraînantes que les secrétaires nous ont appris à danser avec elles. C’était la première fois que l’idée était mise en pratique au Hunza. Franchement, votre coutume américaine est bien plus divertissante que la nôtre ! »
Quelques événements non-programmés ajoutent du piquant à son récit. Il assiste à la chute d’une fillette de quatre ans qui se casse un bras. La fracture est réduite avec habileté par un rebouteux puis immobilisée par des attelles, un soin routinier chez les Hunzas : « J’ai entendu le crac lorsque ses doigts agiles remettaient l’os en place » (Banik AE, 1960B2 pages 112–113). John Tobe dit aussi avoir rencontré « de nombreux rebouteux experts » (Tobe JH, 1960A16 page 357).
Le projet du docteur Banik est d’évaluer l’état de santé de la population. Il a déjà été ébloui par celui de la population pakistanaise dont il a croisé quelques spécimens à Karachi (Banik AE, 1960B2 pages 37–38). Chez les Hunzas, il inspecte les artères et veines qui irriguent les yeux, un indicateur du bon fonctionnement de leur vue mais aussi de leur système cardiovasculaire. « Les examens que j’ai menés au Hunza des yeux de personnes de tous les groupes d’âge ont montré que les Hunzakuts ont des systèmes circulatoires en bonne santé » (B2 page 146). Il n’effectue aucune enquête sur les âges, se contentant de mentionner que les sages du Conseil des Anciens ont de 70 à 100 ans (B2 page 109) et qu’au Hunza les hommes vivent généralement cinq années de plus que les femmes (page 225). Elles connaissent la ménopause autour de cinquante ans et ne souffrent pas pendant les menstruations ni en accouchant (page 226).
Rien de concluant n’a validé sa croyance en une longévité exceptionnelle, ce qui ne l’empêche pas d’affirmer : « Je dirais que l’homme le plus âgé a 120 ans, bien qu’on dise que certains ont vécu jusqu’à 140 ans » (Banik AE, 1960B2 page 223).
Dans son chapitre titré The Hunza lessons (Banik AE, 1960B2 pages 173–207), le docteur Allen Banik expose les fondements d’une vie saine appuyés par sa connaissance du style de vie des Hunzas. Il accorde beaucoup d’importance à l’agriculture biologique et plus particulièrement aux qualités du sol qu’il compare avec pertinence à « un organisme vivant et respirant » (B2 page 205). Son insistance est compréhensible à une époque où peu d’Américains avaient pris acte de la dérive d’une industrie agro-alimentaire dépendante des intrants phytosanitaires. Faisant référence à Robert McCarrison, Allen Banik insiste sur les carences nutritionnelles, signalant entre autres les besoins en acides aminés essentielsN94 et en fer, cuivre, cobalt, calcium, etc. Il écrit (1960B2 page 89) : « La carence en protéines est un problème de santé primaire dans le monde entier aujourd’hui. » Ces points sont importants pour signaler que ses recommandations ne tendent pas vers une nutrition exclusivement végétale, contrairement à ce qu’avancera, deux ans plus tard, le docteur Jay Milton Hoffman (1968B5). Les propositions de Banik sont assez proches de celles de chercheurs en nutrition actuels.
Comme d’autres auteurs, Allen Banik attribue des propriétés bénéfiques à l’eau chargée d’alluvions descendant des glaciers, le « lait glaciaire » que les Hunzas boivent en grande quantité sans le faire décanter. C’était aussi l’avis du médecin allemand Irene Von Unruh qui a séjourné au Hunza (Tobe JH, 1960A16 page 262). Il n’est pas interdit de supposer que cette eau est riche en zéolithesN95 dont l’utilité médicale est connue — voir mon article Soigner ses artères. Effectivement, la masse minérale serait composée de trois quarts de biotiteN96 et de presqu’un quart de plagioclaseN97, deux minéraux silicatés contenus dans la zéolithe clinoptilolite (Allan NJR, 1990A20 page 406). Certains, comme le docteur Iztok Ostan, proposent des poudres miraculeuses reconstituant les propriétés de l’eau Hunza (Ostan I, 2018A23). La qualité de l’eau est devenue une obsession chez Banik, mais il est passé à côté de l’importance de sa minéralisation puisqu’il s’est fait l’apôtre de l’eau distillée à usage nutritionnelN98…
Le refrain sur l’infériorité congénitale des Nagaris est entonné par Allen Banik qui l’a lui aussi appris de ses hôtes hunzas (1960B2 page 78) :
Les Nagaris sont des gens qui vivent dans la plainte, indolents et malades. Leurs maisons sont piètrement construites ; leurs champs cultivés inefficacement. Des mouches et des insectes en essaims dévorent les fruits et les récoltes ; le bétail meurt ; la maladie est endémique ; l’ambition est absente.
L’ouvrage d’Allen Banik (1960B2) pourrait se résumer au slogan partout répété : « Ces gens ne connaissent pas l’argent, la pauvreté, la maladie, la police ni les prisons. » On peut aussi y voir une première pierre (en 1958) de l’édifice du New-AgeN85 occidental. Dans son chapitre final The Inspiration of Hunza, l’ophtamologue s’autorise quelques envolées mystico-lyriques à perte de vue (B2 page 216) :
Progressivement, dans la vie, nous avons besoin de changer nos idées, nos manières de faire, notre style de vie — pas seulement nos habitudes nutritionnelles mais aussi nos pensées. Essayons de faire preuve d’une confiance absolue en Dieu, en un bien omniprésent. Continuons à croire qu’il y a encore beaucoup de choses dans le monde qui ont une grande valeur et de l’importance. Ce n’est pas facile, mais nous avons la bénédiction d’un pouvoir divin à l’intérieur de nous. Si nous prenons conscience de ce pouvoir, nous verrons qu’il est assez fort pour construire un monde nouveau et plein de beauté.
⇪ Le paradis du bio (1959)
Dans le monde anglophone, les croyances sur les Hunzas ont été influencées par l’ouvrage de Jerome Irving Rodale (Cohen) : The Healthy Hunzas (1948A9). Promoteur de l’agriculture biologique (A9 pages 36–43) dont il a popularisé l’appellation “organic”, Rodale préconisait une nutrition saine enrichie de compléments alimentaires — dont il consommait jusqu’à 70 doses par jourN99…
Son livre est basé sur les écrits de David LR LorimerN72 et une correspondance assidue avec ce linguiste ainsi qu’avec le Mir Muhammad Jamal Khan. C’est surtout un inventaire instructif des connaissances (et croyances) sur l’agro-écologie dans les années 1940. On y trouve notamment un vigoureux plaidoyer pour la vie microbienne des sols, parfaitement d’actualité face aux dérives d’une agriculture productiviste misant exclusivement sur la chimie. N’ayant aucun accès aux produits phytosanitaires tout en produisant de belles récoltes — du moins sur les terres appartenant à la famille princière — les Hunzas étaient tout désignés comme pionniers de l’agriculture biologique.
Plusieurs chapitres richement documentés s’intéressent aux techniques des Hunzas — telles que décrites par Robert McCarrison, Guy Wrench et Emily Lorimer — pour la fertilisation des sols grâce au compostage des déjections animales et humaines (A9 pages 51–60), ainsi qu’à la conception des toilettes et l’hygiène corporelle en général (A9 pages 61–71). Tout cela justifie, pour Rodale, que les Hunzas ne souffrent pas de goitre et de crétinisme, à l’inverse de leurs voisins les plus proches (au Nagar). Il a repris à son compte l’explication première (erronnée) de McCarrison que le goitreN12 n’aurait pas pour cause principale une carence en iode mais la pollution de l’eau — par la présence de microbes pathogènes.
Jerome Irvin Rodale n’a rien affirmé de chiffré sur la longévité des Hunzas mais résume sa pensée en conclusion (1948A9 page 255) :
L’histoire des Hunzas nous montre que la vie humaine est inextricablement liée au sol et à la nourriture qu’il produit. Non seulement notre santé, mais notre caractère, notre intelligence, nos relations les uns avec les autres peuvent être faits ou défaits par la quantité de soin que nous accordons aux méthodes de culture.
Rodale a étudié les documents en sa possession à travers le prisme de sa passion pour l’agro-écologie. Il faisait partie des inconditionnels qui croyaient que se nourrir bio protégeait de toutes les maladies chroniques et pourrait même éradiquer le cancer : de fait, selon ses sources, les deux termes de l’association entre cultiver sans produits chimiques et la rareté des maladies étaient observables au Hunza. Il a écrit sans hésiter (1948A9 page 51) : « La santé magnifique des Hunzas est due à un seul facteur, la manière dont ils produisent leur nourriture. » Il est malencontreusement décédé à 72 ans d’une crise cardiaque juste à la fin d’un entretien où il avait annoncé « décider de devenir centenaire » N99.
Les Hunzas cultivaient « bio » parce que, miraculeusement, ils n’avaient aucun prédateur à combattre… Ignorants des notions d’écosystème et de biodiversité, les visiteurs occidentaux du siècle dernier s’extasient sur « l’absence d’insectes » au Hunza comme si elle était la preuve d’une agriculture saine. Ou peut-être un signe de la supériorité de leur « race » et de leur développement spirituel ? Une visite au printemps aurait pourtant révélé que les cultivateurs étaient mobilisés à combattre les prédateurs (Lorimer EO, 1939A3 page 240) :
Un beau matin au début de mars, les abricotiers le long de Dála [le plus long des quatre canaux d’irrigation] juste en face de notre gîte ont soudain été envahis par toute la famille Dastagul armée de longs bâtons au bout desquels était attachée une pièce en fer recourbée et aiguisée. Avec un soin infini ils inspectaient chaque branche et, dès qu’ils apercevaient un nid d’insectes, ils décrochaient la brindille à laquelle il était attaché. Ces nids étaient semblables à des cocons d’environ un pouce de long [2.5 cm] avec une vilaine petite larve à l’intérieur. […] Chacun était collecté soigneusement et rapporté à la maison pour être jeté au feu. Nous n’étions pas qualifiés pour identifier le prédateur à qui l’on faisait la guerre mais on nous a rapporté qu’il dévorait aussi bien les feuilles que les fruits si l’on ne le détruisait pas. Dans tout le pays chaque abricotier est examiné scrupuleusement et nettoyé — il doit y en avoir des milliers.
Horticulteur bio et pépiniériste au Canada, John Tobe effectue à l’âge de 52 ans un voyage au Hunza en été 1959. Il en revient auteur de Hunza : Adventures in a Land of Paradise (1960A16). Ami du fils de Jerome Irving Rodale (voir ci-dessus), il a obtenu par son intermission une invitation du Mir Muhammad Jamal Khan. Il réussit à se faire délivrer un permis des autorités pakistanaises, lors de son escale à Karachi, malgré une gestion « rentre-dedans » quasi-suicidaire de sa négociation avec la bureaucratie militaire (Tobe JH, 1960A16 pages 70–79)… Il est accompagné de son ami Cecil Brunton qui, tombé malade, ne semble jamais prendre part aux conversations.
Tobe dit ne pas s’être vraiment préparé aux difficultés du trajet, financé sur « les dollars qu’[il n’a] pas dépensés à fumer et à boire » (A16 page 5). Il a quand même lu six ouvrages disponibles à cette époque. Il expose une motivation de son voyage (Tobe JH, 1960A16 page 19) :
Peut-être […] voulais-je aller au Hunza parce que ce pays représentait quelque chose à quoi j’ai toujours cru de tout mon cœur et de toute mon âme, à savoir que seule une lutte acharnée pour leur existence maintient l’esprit, le mental et le corps humains dans une atmosphère saine et constamment alerte. J’ai toujours pensé que les victoires et les compliments ne faisaient jamais du bien à un homme. Mais la défaite et les difficultés l’encouragent encore et encore à faire mieux et plus grand dans sa vie !
Il offre une belle réflexion à la vue du paysage qui se déroule sous son avion, de Rawalpindi à Gilgit (Tobe JH, 1960A16 page 123) :
D’après ce que j’ai vu de ce vaste système montagnard, les larges vallées, l’herbe verte et les arbres sont rares. Ces montagnes sont totalement différentes de nos Rocheuses couvertes de pentes herbeuses et d’arbres de toutes sortes. Ces élévations terrifiantes ont juste l’air solides, rugueuses, dures et pressantes. Pourtant, des petits villages ont surgi ici, là et partout. Ils étaient tellement isolés que c’était presque effrayant. Ils étaient si éloignés de la civilisation qu’ils devaient être presque complètement autonomes. Ils pouvaient compter sur peu ou absolument rien du monde extérieur. Pourtant, il y a des centaines, voire des milliers, de ces petites colonies dans l’Hindu Kush, le Karakoram et l’Himalaya.
Je me demandai pourquoi les hommes cherchaient des endroits comme celui-ci et restaient ici, ou menaient une existence sur les lopins de terre qui se forment dans les petites vallées. Tout ce qui les entoure est le danger permanent des fortes pluies, de la fonte des neiges et de la glace, des glissements de terrain, des chutes de pierres et autres. Pourtant, des hommes choisissent de vivre dans de tels endroits. Cela ne pouvait être que pour une seule raison, leur amour de la liberté.
En fait, il y a un doute dans mon esprit quant à savoir si tous ces lieux sont inclus dans les chiffres du recensement. À ce que j’imagine et que j’ai vu, je ne crois pas qu’il soit possible que tous ces minuscules hameaux isolés soient enregistrés. Je suis tout à fait sûr qu’il y en a beaucoup dont l’existence n’est pas connue du monde extérieur. Si c’est un Shangri-La qu’un homme cherche, chacun de ces petits avant-postes pourrait être ce lieu.
Dès son arrivée à Baltit, John Tobe tombe sous le charme du Mir Muhammad Jamal Khan qui a suivi à distance (par téléphone) son trajet périlleux à pied depuis Gilgit, veillant à ce qu’il s’effectue dans les meilleures conditions. Le portrait qu’il lui consacre est révélateur de traits significatifs de la personnalité du Mir (Tobe JH, 1960A16 page 220) :
Je considère le Mir comme l’un des meilleurs, des plus gracieux hommes que j’ai jamais rencontré et je ne ferais rien qui puisse l’offenser quoi qu’il arrive. Mais je ne fais qu’évoquer la pensée qui m’est venue à l’esprit après avoir appris à quel point le Mir surveille de près ce qui se passe autour de lui. C’est un homme d’une grande sagesse et il en a besoin de parce que son petit royaume se trouve au sommet d’un véritable baril de poudre.
Le « baril de poudre » est une allusion à la position stratégique du Hunza à proximité immédiate des frontières russe, chinoise et afghane, invoquée par les autorités pakistanaises pour refuser aux étrangers un permis de circuler.
Un autre trait de la personnalité du Mir Muhammad Jamal Khan, tel que perçu par Tobe, est son humour. Le Mir reconnaît avoir raconté des « salades » à ses visiteurs occidentaux pour se gausser de leur naïveté. Par exemple, la coutume qui voudrait que la mère du marié partage le lit du couple pendant leur lune de miel, publiée par Jean Shor (1955A12 page 284). John Tobe est scandalisé à l’évocation de cette coutume et Jamal Khan fait mine de regretter que cette fable ait été publiée en Occident (Tobe JH, 1960A16 pages 273–274). Malgré le ton de plaisanterie affiché par le Mir et sa dénégation, la variabilité de son discours est d’autant plus dérangeante qu’il a répété cette « plaisanterie » à l’identique, deux ans plus tard, dans ses entretiens avec Renée Taylor qui l’a publiée à son tour (Taylor R, 1964N60 page 58).
Un visiteur qui acceptait à la fois d’être choyé comme un hôte privilégié de Muhammad Jamal Khan et de ne rien entreprendre hors de sa surveillance ne pouvait qu’entretenir les meilleurs rapports avec le Prince. En 1948, la relation avait commencé à se dégrader pour John Clark quand, pour préserver son autonomie d’action et de déplacement, il avait décliné l’invitation du Mir à loger dans un bungalow attenant au palais (voir ci-dessous).
Sous l’emprise du Mir, John Tobe est ébloui par le luxe de la vie au palais (Tobe JH, 1960A16 chapitres 26 et 27) sans jamais se poser la question : « D’où vient l’argent dans un pays sans argent ? »… Une question à laquelle Nigel Allan (1990A20) a répondu clairement, nous l’avons vu plus haut. Dans sa relation d’amitié inconditionnelle, John Tobe ne prend aucun recul face à la description officielle de la vie sociale qui lui est inculquée. Le seul fait que le Mir autorise les enfants du voisinage — probablement de haute classe — à jouer dans sa piscine à Altit nourrit sa « conviction que le peuple hunza jouit de la liberté et de la démocratie » (1960A16 page 293). Gratifié de dîners dont le menu comprend de la soupe, du poisson, deux plats de viande, des fruits importés d’autres vallées et de l’alcool à volonté, il admet quand même un décalage excessif entre les moyens d’existence de la famille princière et ceux des paysans (de la vallée la plus fertile) dont il a observé les plantations (A16 page 306) :
Il n’y avait aucune raison pour moi de ne pas croire le Mir quand il disait que le Hunza était « le pays du juste assez » mais je sentais quand même que, à en juger par les choses, il y avait de nombreuses situations où il serait approprié d’augmenter un peu ce « juste assez ».
Son objectif n’est pas d’évaluer la santé, la longévité ni le bien-être de la population au-delà des déclarations de son ami Jamal Khan et du médecin en poste à Aliabad. Selon ses propres termes, il est venu rencontrer « les paysans qui sont capables et efficaces, les plus intelligents et les plus prospères », prenant pour acquis qu’ « il n’y a qu’une classe au Hunza » (Tobe JH, 1960A16 page 239).
Il s’intéresse toutefois au groupe des musiciens et forgerons qu’il identifie comme des Bericho. En théorie, des gitans venus de l’Inde il y a 2000 ans : la description et les noms de leurs instruments de musique rendent probable cette filiation (Tobe JH, 1960A16 page 343). Entretenus par la population, ils sont chargés de fabriquer les objets en métal utilisés au Hunza. John Tobe écrit à leur sujet (A16 page 250) :
Ces Bericho envoyaient leurs enfants hors du Hunza pour recevoir de l’éducation mais le Mir me dit qu’il avait dû mettre une terme à cette pratique… non qu’il objectât que les enfants des Bericho fussent éduqués, mais parce qu’à leur retour ces enfants ne reprenaient pas les activités de leurs parents.
Le conservatisme moyenâgeux du Mir Muhammad Jamal Khan apparaît encore plus nettement dans une prise de position que Tobe gratifie de la même indulgence en écrivant (1960A16 page 339) :
Aujourd’hui, l’argent fait son apparition, mais il est encore relativement rare. Le Mir croit que l’arrivée de l’argent, la modernisation et la civilisation telle que nous la connaissons ne feront que nuire à son peuple, et il cherche à empêcher cela, si possible. J’ai la conviction sincère et humble que le Mir est honnête et pense à son peuple dans ses efforts.
Ce refus catégorique de la modernisation permet de comprendre les obstacles qui avaient été placés, neuf ans plus tôt, en travers du projet éducatif de John Clark (voir ci-dessous).
John Tobe a été choqué durant son séjour par les mauvais traitements infligés, non pas aux femmes, mais aux animaux. Il écrit, sur la route de Gilgit à Baltit (Tobe JH, 1960A16 pages 205–206) :
Un incident — ou, je devrais dire, les incidents — qui me gênaient sans cesse était l’habitude qu’avaient les propriétaires des animaux de maltraiter le petit âne. L’un d’entre eux était son propriétaire, mais les deux se relayaient pour le battre et ils n’ont pas cessé de le faire depuis notre départ de Gilgit jusqu’à la fin de notre périple d’une centaine de kilomètres. Ils utilisaient tous les moyens de torture à leur portée. Ils le frappaient sur le dos et les pattes avec un bâton. Ils lui giflaient le ventre. Ils lui martelaient le dos avec un rocher. Ils lui donnaient des coups de pied, le giflaient, le frappaient, et la pire des tortures qu’ils aient infligée à cette pauvre petite bête était de prendre un bâton et de l’enfoncer dans son postérieur.
Fort de son expertise en agronomie, John Tobe étudie avec soin les pratiques des Hunzas qu’il résume ainsi : maîtrise parfaite de l’irrigation, cultures « en escalier » qui favorisent l’aération des sols et donc la vie bactérienne, minéraux apportés par les eaux des glaciers, labours peu profonds avec une charrue « primitive » (1960A16 pages 405–414)… Il consacre un chapitre à la rotation annuelle des cultures (A16 pages 329–333) :
Avec des parcelles cultivées si réduites, on pourrait être tenté de se passer de rotation des cultures. Mais les habitants du Hunza sont trop sages pour succomber à ce type de pensée. Ils savent que si la rotation des cultures n’était pas pratiquée de manière rigoureuse, la maladie et la mort s’ensuivraient bientôt. Ils savent qu’aucun peuple au monde n’est « plus sain que son sol ».
Il dresse une liste des productions agricoles en 1959 (A16 page 413) :
Les raisins sont cultivés assez abondamment car ils peuvent les planter contre la plupart des murs, à condition qu’ils aient un peu de terre dans laquelle planter leurs racines. À partir de ces raisins, ils font leur vin Hunza. Ils cultivent quelques fraises, mais je n’ai pas trouvé pas de groseilles, de groseilles à maquereau, de framboises, et ils ne savaient pas ce que c’étaient les framboises.
Les graines cultivés au Hunza, en commençant par les plus importantes, sont le blé, l’orge, le seigle, le mil, le sarrasin et une petite quantité de riz. Une partie de la luzerne est cultivée comme plante fourragère.
Il apprend que des arbres fruitiers qui en Occident n’auraient qu’une durée de vie de 25 à 30 ans peuvent croître au Hunza pendant une centaine d’années. Ce sont peut-être les seuls centenaires ! Son explication est qu’ils ont été semés au lieu d’être plantés et la plupart n’ont peut-être pas été greffés, ce qui a pour effet de retarder leur production tout en allongeant leur vie. Mais il n’obtient pas d’indication claire sur cette pratique (1960A16 pages 312–313).
Par contre, John Tobe ne reconnaît pas la supériorité de ces fruits en comparaison avec ceux des fermes nord-américaines (A16 pages 409–410) :
Au niveau strict du goût, de la taille et de l’aspect, les fruits et légumes et céréales/légumineuses américains sont bien meilleurs que ceux cultivés au Hunza. […]
Permettez-moi de citer un exemple. En Amérique, pour trouver une meilleure variété de fraises, des millions, je le répète des millions de semis ont été plantés. Ces plantes ont été soigneusement entretenues et surveillées. Ensuite, une sélection d’une poignée d’entre elles a été faite aux fins d’essais supplémentaires. À partir de ces résultats, quelques nouvelles variétés qui ont démontré une excellence de croissance, de vitalité, de bon feuillage, de facilité de propagation, de résistance à diverses maladies, de saveur et de couleur de fruit, de bonnes qualités de support et d’autres facteurs importants ont été sélectionnées et diffusées à travers le pays. Personne, dans son esprit, ne s’attendrait à ce que le petit Hunza suive une telle procédure. […]
La supériorité du goût d’un fruit, la plupart du temps, tient à sa variété plutôt qu’au terrain sur lequel il est cultivé. Parfois le moment de la récolte, aussi.
Effectivement, tous les fruits consommés au Hunza ont mûri sur l’arbre. Il reconnaît comme exception les délicieuses mûres cultivées dans le jardin du Political Agent à Gilgit (Tobe JH, 1960A16 page 139).
Au sujet de la fertilité des vallées il écrit (page 612) :
Certains auteurs ont qualifié de fertiles diverses vallées du Hunza. Selon les normes auxquelles nous sommes habitués, il n’y a pas une seule vallée fertile dans tout le Hunza. Que le sol soit productif et que la vallée soit verte et belle, personne ne le niera. Mais, au mieux, le sol du Hunza est peu profond et, pour être productif, il doit être entretenu avec assiduité. Je le répète, au Hunza, il n’y a aucune vallée naturellement fertile, en comparaison par exemple avec des endroits de la vallée de Willamette en Oregon.
Essentielle à la production de nourriture des Hunzas, la culture du blé est exigeante en matière de qualité du sol. En l’absence de produits phytosanitaires, il faut l’assurer par un apport en minéraux de l’eau d’irrigation — les mêmes minéraux qui contribuent à la qualité de l’eau de boisson. Tobe y voit un processus cyclique vertueux auquel serait liée la santé extraordinaire des habitants (1960A16 page 321) :
Comme indiqué ci-dessus, le sol doit contenir tous les éléments nutritifs nécessaires à la culture de bon blé, voire simplement à la culture du blé. Il est donc évident que le sol contient les éléments nutritifs nécessaires. Comme tous les sols du Hunza sont peu profonds, ces éléments nutritifs doivent être régulièrement réincorporés au sol.
J’ai déjà dit que tout ce qui est extrait du sol était restitué au sol par les habitants. Par conséquent, nous savons que rien n’est perdu.
Après son voyage, John Tobe ne rencontrera pas plus de succès que John Clark dans sa tentative d’améliorer et de diversifier la production agricole (Tobe JH, 1960A16 page 411) :
En janvier 1959, j’ai envoyé au Mir du Hunza de bons paquets de différentes sortes de blé rustique créés par les fermes expérimentales du Dominion du Canada. Il s’agissait d’une graine spéciale dont la résistance dans les régions plus froides avait été testée et dont la qualité permettait de produire un bon pain.
J’ai aussi envoyé les meilleures souches de carottes, choux, choux de Bruxelles, laitue, betteraves et autres légumes. Mais alors que je dînais avec le Mir et que lui demandais quels étaient les résultats avec ces graines, il a admis que la seule qu’ils avaient plantée cette année-là était la laitue que l’on mangeait à la table du Mir. Il a dit qu’il essaierait les autres l’année suivante.
⇪ Mentir sans mentir (1961)
Professeure de yoga à Hollywood, Renée Taylor a publié Hunza Health Secrets (1964, 3e édition 1969N60) après avoir séjourné quelques mois à Baltit en été 1961, invitée du Mir Muhammad Jamal Khan et de son épouse Shams-un Nahar. Elle s’y est présentée avec une équipe qui comprenait ses éditeurs M‑Mme Mulford J Nobbs, le metteur en scène Zygmunt Sulistrowski accompagné de son opérateur Wayne Mitchell, et James B Jones, professeur de philosophie. La traduction (médiocre) en français de son ouvrage, Voyage au pays hunza (1965B4), est illustrée de photos réalisées par la mission Boyer de Belvefer en 1963.
➡ Ne pas confondre cette Renée Taylor avec Renee Taylor, née en 1933, « l’actrice la mieux payée du monde en 2019 » selon MediaMass. La confusion apparaît malencontreusement sur les notices d’autorité VIAF et WorldCat.
L’objectif de sa visite en 1961 avait été le tournage du film Hunza, vallée de l’éternelle jeunesse et la publication de Hunza : the Himalayan Shangri-la (Taylor R & MJ Nobbs, 1962B3). La réception était somptueuse (Taylor R, 1969B6 page 19) :
Ayant la chance de résider au palais comme hôte de la famille royale, j’ai pu en voir beaucoup. Leur hospitalité dépassait toute attente. L’influence de l’Angleterre et de ses coutumes était prédominante dans le cadre du palais. Elle était unique, parfaite. Pendant les repas, une parade de splendides plats étaient servis par trois majordomes en uniforme local dans une atmosphère d’élégance incomparable.
Taylor était dès le départ persuadée de rencontrer des supercentenaires au Hunza. Elle a été semble-t-il la première à véhiculer le mythe. Les âges qu’elle a assignés aux personnes croisées durant son séjour ne s’appuient que sur des déclarations ou des suppositions. Le Mir, son principal informateur, reconnaissait que ses sujets n’accordaient aucune importance à l’âge en termes de calendrier (voir ci-dessus).
Renée Taylor raconte avoir miraculeusement échappé à un éboulis sur la route de Gilgit à Baltit (1964N60 page 29) :
À quelques mètres devant la première jeep, une avalanche de terre et de rocs surgit à notre vue, couvrant le rebord de la route et continuant à tomber dans le vide au dessous. […] Avec un grondement sourd, un rocher égaré vient s’écraser sur le siège avant de la jeep que j’occupais à peine quelques secondes plus tôt.
Les risques (réels) et les difficultés de ce voyage ne lui permettaient pas de revenir les mains vides… Elle raconte dans un style romancé quelques anecdotes comme celle du « jeune homme de cent-quarante-cinq ans » jouant au volley-ball (1964N60 page 89) qui est à l’origine de la légende : « Certains Hunzas vivent jusqu’à 145 ans ». Cette affirmation a été reprise à son compte par le Mir, en 1961, dans son avant-propos de l’ouvrage de Jay Milton Hoffman (voir ci-dessous).
Taylor brode à loisir sur les thèmes de la longévité et de l’immortalité (1964N60 pages 81 et 87) :
Jusqu’à il y a quelques années, de nombreux scientifiques croyaient que tous les êtres vivants possédaient une « horloge » réglée qui dictait les limites de leur dure de vie. Mais de récentes expériences [?] et l’existence même des Hunzakuts ont prouvé que c’était inexact. […]
Il est démodé de vieillir, même avec grâce. Dr Joseph W. Still, de l’Université George Washington, dit : « Le vieillissement n’est qu’une maladie. »
Et Dr Henry S. Simms, de Columbia University à New York, un des plus grands experts en vieillissement, estime que « si une personne pouvait conserver sa santé de la quinzaine ou de la vingtaine d’années, elle vivrait pendant des siècles. » Il veut dire par là que la durée de vie de n’importe quelle créature dépend de la vitesse de maturation des cellules de son corps.
Dr Lord Taylor, un des plus grands médecins d’Angleterre, a déclaré à la Chambre des Lords en décembre 1961 : « En éliminant les maladies de cœur et les troubles circulatoires, il n’y a plus aucune raison de mourir. »
Si tout cela est vrai, cela prouve la théorie des Hunzas : la mort est une option.
On perçoit ici le détournement de citations hors-contexte d’autorités scientifiques pour parvenir à une conclusion absurde… Par exemple, il n’est pas faux de dire que la vitesse de maturation des cellules est déterminante de la durée de vie d’un être vivant ; mais cela n’implique pas qu’il soit possible de la modifier, pas plus que de conserver la santé d’un adolescent, etc. Toutes ces citations de chercheurs médecins suggèreraient plutôt — en s’autorisant une extrapolation aussi hasardeuse dans le sens opposé — que le vieillissement serait une maladie impossible à éviter.
La foi de Renée Taylor en ces qualités exceptionnelles des Hunzas repose entièrement dans ce que lui confie le Mir. Il prend soin de dévier la conversation vers une réaffirmation de son charisme, alors que de son côté elle formate leurs échanges sous l’angle de sa compréhension du yoga, dont elle publiera plus tard un livre (Taylor R, 1969B6).
Exemple (1964N60 page 77) :
[Le Mir :] La bonne humeur est le premier des toniques mentaux. La gaité fait partie de notre combat. […] Ne savez-vous pas que nous sommes le miroir de nos pensées ?
[Taylor :] S’il en est ainsi, dis-je, le mental commande l’organisme, particulièrement le système nerveux ?
— Pratiquement oui, bien qu’on puisse dire que cela marche aussi dans l’autre sens, lorsque l’organisme influe sur le mental. […] Une douleur quelque part dans le corps causera une dépression mentale.
— Si votre théorie est correcte, votre peuple a réussi à contrôler totalement son mental et son organisme et peut même juguler sa douleur. Je les ai observés à de multiples reprises, dans leurs diverses occupations aussi bien qu’en méditation, et j’ai senti leur sérénité profonde et complète…
— Par exemple, dit le Mir, si quelqu’un de chez moi se blesse, de coupe ou se brûle, il vient me voir. J’ai un onguent que j’applique sur la zone atteinte et la personne s’en retourne persuadée qu’elle est guérie. Sa confiance et la maîtrise de son corps en sont la cause. J’utilise le même onguent pour tout. […]Nous savons bien qu’un homme a besoin de médicaments ou de traitement s’il tombe malade. Mais nos hommes ne tombent pas malades parce qu’ils contrôlent leur système nerveux, leur système en entier, en menant une vie sensibilisée.
Il n’est pas surprenant qu’une grande partie de l’ouvrage (Taylor R, 1964N60 pages 95–170) soit consacrée à la nutrition. Celle des Hunzas, accompagnée de recettes culinaires adaptées à l’Occident, d’informations sur les minéraux, ferments et aliments, et pour finir un essai Le jeûne et la philosophie (N60 pages 171–177) faisant l’apologie du jeûne présenté comme une pratique (volontaire) de santé chez les Hunzas. Elle présente ensuite des Exercices de santé et de longévité (N60 pages 178–194) qui ne sont autres que ceux de sa pratique personnelle, mais dont elle justifie la présence dans cet ouvrage en affirmant : « J’ai appris récemment que le yoga était pratiqué par les Hunzas d’il y a de nombreuses générations » (N60 page 183). Tout cela sans citer de source, avec une salade composée d’emprunts à des publications (sérieuses) sur divers sujets. On y trouve même (pages 188–189) les excellents exercices de William BatesN101, le « palming » et le « balancement de l’éléphant » comme s’ils faisaient partie du quotidien des Hunzas !
Tous les auteurs qui ont approché le Mir Muhammad Jamal Khan avec une idée préconçue des prodiges et du style de vie de son peuple ont fait preuve d’une naïveté abyssale. Le Mir s’en est servi pour appuyer la construction et la consolidation du mythe.
Face à des Occidentaux qui manquent de ressources linguistiques (ou intellectuelles) pour dialoguer avec « leurs gens », les hommes de pouvoir n’ont pas besoin de mentir. Une marque de politesse orientale réside dans l’art de conforter son hôte dans ce qu’il/elle tient pour vrai… Il serait d’ailleurs malséant de démolir des croyances qui confèrent à leurs semblables des vertus extraordinaires. Pendant plus de douze ans en Inde, j’ai pu observer chez les personnes lettrées de haute caste cette habilité à mentir sans dire de mensonge. Tant que je ne comprenais pas la langue locale, ma vision du pays et de sa culture est restée parfaitement lisse et conforme à celle que des Brahmanes avaient transmise aux indologues européens. André Malraux appliquait à lui-même cette forme de manipulation par défaut : il disait que, pour devenir célèbre, il lui avait suffi de ne jamais contredire les mensonges flatteurs de ses courtisans !
À l’appui de cette thèse, on peut remarquer qu’au cours de son entretien (Beg FA, 2000N41) Shams-un Nahar ne dit rien de la santé et la longévité légendaire des Hunzas. Elle ne reprend pas les « 120 à 140 ans » de son époux dans l’introduction du livre de JM Hoffman (1968B5 page viii) — pour la simple raison que son interlocuteur Fazal Amin BegN40 n’aborde pas le sujet. Originaire de Gulmit dans la vallée de la Hunza, cet anthropologue n’a jamais adhéré au mythe. Shams-un Nahar qui était la fille du Prince du Nagar déclare incidemment : « À présent, en juillet 2000, je pourrais dire que j’ai 75 ans et peut-être même plus ». (Elle en avait 80.) Ce qui suggère que même les membres de la famille princière n’avaient pas une idée claire de leur âge.
Un blog rapporte, sans en mentionner la source, ce fait diversN102 :
En avril 1984, un journal de Hong Kong aurait rapporté une anecdote incroyable. Un Hunza du nom de Saïd Abdul Mobutu, lors de son arrivé à l’aéroport d’Heathrow à Londres, aurait provoqué la stupéfaction des services de douanes ; sur ses documents, celui-ci était né en 1823 et était âgé de 160 ans.
Si cette anecdote est exacte — on la retrouve sur un blog russe sans le mode conditionnel (2017N103) — elle confirme que les années de naissance figurant sur les passeports de certains habitants du Hunza sont fantaisistes. Par un effet de dissonance cognitive, elle est reproduite comme preuve que les Hunzas vivraient très longtemps. Il serait intéressant de retrouver ce Saïd Abdul Mobutu qui doit maintenant approcher les 200 ans… 🙂
⇪ Un gériatre en ébullition (1961)
Hunza : 15 Secrets of the World’s Healthiest and Oldest Living People de Dr Jay Milton Hoffman (1968 réédition 1985B5) est l’œuvre du président émérite de la National Geriatrics Society aux USA. À la demande de cette organisation, Hoffman a séjourné à Baltit en 1961, invité par le Mir Muhammad Jamal KhanN6.
Le docteur Hoffman avait l’intime conviction, avant même son départ, que les Hunzas pouvaient vivre 110, 120 et même 140 ans. Il avait bien appris sa leçon (1968B5 page 2) :
Le pays de Hunza est vraiment une utopie s’il en existe une. Pensez à cela ! C’est un pays où les gens n’ont pas nos maladies courantes, telles que les maladies cardiaques, le cancer, l’arthrite, l’hypertension, le diabète, la tuberculose, le rhume des foins, l’asthme, les problèmes de foie, de vésicule biliaire, la constipation et bien d’autres maux qui tourmentent le reste du monde.
En outre, il n’y a pas d’hôpitaux, pas d’asiles d’aliénés, pas de pharmacies, pas de saloons, pas de bureaux de tabac, pas de policiers, pas de prisons, pas de crimes, pas de meurtres et pas de mendiants.
L’absence d’hôpitaux et de pharmacies n’est-elle pas une preuve suffisante de l’absence de maladies ?
L’objectif réel du docteur Hoffman était de collecter, non pas des preuves de cette santé et de cette longévité, mais les données médicales qui pourraient l’expliquer, afin de les exporter aux USA. Son souci était la santé des Américains, pas celle des Hunzas dont la perfection naturelle ne servait qu’à alerter ses lecteurs sur le contraste entre deux modes de vie : les « sauvages en bonne santé » versus la décadence physique et morale de ses concitoyens.
S’il s’était rendu compte, sur le terrain, que la population souffrait de maladies chroniques et que le « 110 à 140 ans » ne reposait sur aucune donnée vérifiable, la mission mandatée par la National Geriatrics Society aurait perdu toute raison d’être. Les démarches laborieuses qu’il avait entreprises pour obtenir un permis de séjour au Hunza (1968B5 pages 5–20) auraient été un pur gaspillage de temps et d’argent. C’est pourquoi il s’est contenté de simples déclarations renforçant ses croyances. Il écrit (1968B5 page 49) :
Lors de conversations avec les personnes les plus vieilles, je leur ai toujours demandé leur âge, et beaucoup m’ont répondu qu’ils avaient plus de cent ans.
Questions et réponses transitaient de toute manière par son unique interprète : Sahib Khan, l’oncle du Mir Muhammad Jamal Khan — 31 ans plus jeune que lui (Banik AE, 1960B2 page 85). Le Mir et sa famille avaient intérêt à conforter Hoffman dans sa croyance, tout en rappelant au reste du monde — et donc aux contradicteurs éventuels — que l’accès à leur royaume était extrêmement difficile et que de toute manière ils en refuseraient l’autorisation.
La position du Mir est explicite dans la préface qu’il a rédigée — probablement avec l’aide de l’auteur — pour son ouvrage (Hoffman JM, 1968B5 pages viii-ix) :
L’accès au Hunza est périlleux. Pour atteindre notre capitale, Baltit, le dernier segment du voyage traverse la « route la plus dangeureuse du monde » : soixante-huit miles [109 km] d’un chemin suspendu, vieux de plusieurs siècles, rocailleux et sablonneux. À certains endroits il n’a que cinq pieds [1.5 m] de largeur. […]
Au cours de leur séjour en tant qu’invités au palais, Dr Hoffman et sa charmante épouse, Trudie, ont recherché les facteurs qui rendent possible la santé et la longévité de mon peuple. S’adaptant rapidement à notre routine quotidienne, ils ont travaillé durement du lever au coucher du soleil, aidés par mon oncle le Prince Sahib Khan, alors étudiant en médecine, en tant que guide et interprète, en plus de quatre hommes pour les aider dans leurs travaux de recherche.
En comptant sur le même calendrier que celui utilisé dans le monde occidental, de nombreux Hunzakuts ont vécu bien plus qu’un siècle ; de 100 à 120 ans et, dans des cas isolés, jusqu’à 140 ans. Du point de vue occidental, ces faits semblent incroyables, et j’estime qu’il est de mon devoir, en tant que dirigeant des Hunzakuts, de permettre à Dr Hoffman de collecter des données de recherche substantielles. Par conséquent, ce livre présente l’étude de recherche la plus approfondie sur la santé et la longévité de mon peuple. Les conclusions exposées ici sont les faits tels que nous les connaissons au Hunza.
Malheureusement, nous ne pouvons pas donner accès aux centaines de personnes qui veulent visiter notre pays. Pour des raisons politiques, nous ne pouvons admettre que celles qui ont des raisons très urgentes et valables.
On comprend que le Mir Muhammad Jamal Khan ait verrouillé l’accès au Hunza après le départ de John Clark (1957A11) dix ans plus tôt, qui n’avait pas achevé son séjour dans les meilleurs termes avec lui (voir ci-dessous). Travaillant en free-lance, Clark avait dressé un constat sans complaisance de la mauvaise santé et de l’état de pauvreté de cette population. Mais cette fois, prisonniers de leur invitation et de leur incompétence linguistique, Hoffman et son épouse allaient devenir — comme Allen Banik et Renée Taylor avant eux — de parfaits missionnaires du discours officiel des dirigeants du Hunza. La notoriété du docteur Hoffman aux États-Unis a permis par la suite d’évangéliser ce discours sous le couvert de la National Geriatrics Society.
L’ouvrage de Jay Milton Hoffman (1968B5 pages 234–238) s’achève sur un recueil de recettes de cuisine de Shams-un Nahar, la reine du Hunza — dont on sait qu’elle n’a pas vécu centenaire… Trudie Hoffman a publié par la suite No Oil – No Fat Vegetarian Cookbook (1984N104) qui décrit la doctrine nutritionnelle des Hoffman.
Le livre de Jay Milton Hoffman n’apporte aucune information inédite sur les Hunzas, hormis quelques anecdotes sans intérêt d’un séjour touristique pendant l’été 1961. Il se lit plutôt comme un catéchisme de la vie saine débordant de conseils nutritionnels, par exemple la consommation de soja dont l’auteur affirme qu’il n’y a « pas d’aliment de plus grande valeur pour les humains en ce qui concerne les protéines » (Hoffman JM, 1968B5 page 66) — voir à ce sujet mon article Protéines.
Le puritanisme des Hoffman est à rapprocher du fait que la plupart de leurs relations américaines, par exemple Roy et Jewel Hatcher Henrickson (Hoffman JM, 1968B5 page 221), appartenaient à l’église adventiste du Septième JourN105 dont les Hoffman étaient vraisemblablement adeptes.
Jay Hoffman cite comme ultime référence en médecine John Harvey KelloggN106 (1852–1943). Végétarien, inventeur entre autres du beurre de cacahuète et de la couverture chauffante électrique, ce médecin adventiste est à l’origine des célèbres Kellogg’s Corn Flakes™. Il a aussi promu l’utilisation du soja, publiant la recette du tofuN107, et recommandé de ne pas s’autoriser plus d’un rapport sexuel par mois pour des raisons de santé. Pour traiter préventivement la masturbation chez les enfants, il préconisait la circoncision des garçons et l’application d’acide carbolique sur le clitoris des fillettes. Pour les adolescents, des décharges électriques seraient selon lui suffisantes…
Tout cela peut paraître hors sujet, sauf que Hoffman a saisi toutes les occasions de communiquer les idées de Kellogg dans son ouvrage sur les « secrets des Hunzas ».
Le docteur Jay Milton Hoffman a été, grâce à son livre, célébré comme une autorité internationale en matière de nutrition et de longévité — on peut l’entendre sur l’enregistrement d’une conférence diffusée à la radio en 2014 : Food Chemistry In Its Relationship To Body ChemistryN108.
Hoffman promettait dans son ouvrage que toute personne appliquant les « 15 recettes de longévité » rapportées du Hunza devrait pouvoir vivre 120, voire 140 ans — et cela dans n’importe quel pays (Hoffman JM, 1968B5 pages 228–233)… Il doit donc jouir de la pleine vitalité de ses 109 ans à l’heure où j’écris cet article. Ce serait un honneur pour moi de rencontrer celui qui avait été désigné, le 16 juillet 1963, « représentant officiel du Mir du Hunza pour les USA et le Canada » (B5 page 246). 🙂
⇪ Détournement du JAMA (1961)
Un exemple typique de recyclage d’informations fausses ou incomplètes, sans indication de source, se trouve sur la page Comment les Hunza peuvent vivre très vieuxN109. On y lit notamment :
Il se trouve que la tribu Hunza dans l’Himalaya a la meilleure santé et la plus longue espérance de vie. […] Ils font également partie des êtres humains les plus heureux sur Terre avec une physiologie quasi-parfaite. […] Pour eux, « l’âge moyen » est situé à environ 100 ans. Les femmes font souvent la moitié de leur âge. […] On a entendu parler de cette tribu la première fois avec le Dr Robert McCarrison dans la publication Studies in Deficiency Disease, puis en 1961 dans un article de JAMA documentant sur la durée de vie remarquable des Hunza.
L’article Longevity in Hunza Land dont il est question — en réalité un éditorial du Journal of the American Medical Association — n’a rien « documenté » de tel. Il ne faisait que réfuter la croyance populaire qui commençait à circuler aux USA. En voici le passage important (1961N110 page 706) :
L’affirmation que les hommes Hunzakut vivraient jusqu’à 120, et même 140 ans, ne s’appuie sur aucune donnée statistique démographique crédible. On pense cependant que de tels âges seraient dans les limites du possible. Un accroissement régulier de la longévité en Occident pourrait atteindre la célèbre longévité de certains peuples d’Orient, initialement rendue populaire par Lost Horizon de Hilton [1933N5]. Grandma Moses a célébré son centième anniversaire tard dans l’été. Le vétéran le plus âgé de la Guerre Civile est mort à l’âge de 117 ans. Plus de 40 vétérans de la Guerre Civile ont dépassé 100 ans. Ces âges peuvent être reconnus comme statistiques démographiques acceptables. Aucun de ces individus ne vivait au pays Hunza ni ne se nourrissait comme les Hunzakuts.
Ce même « article » avait été cité de manière erronée, en mai 1961, par Ira O Wallace, président de la National Geriatrics Society (USA), dans sa lettre adressée à Jay Milton Hoffman pour l’encourager à entreprendre son voyage d’étude au Hunza. On y lisait (Hoffman JM, 1968B5 page 3) :
D’après un article publié dans le numéro de mars du Journal of the American Medical Association, nous comprenons que de nombreuses personnes qui y vivent sont âgées de plus de 100 ans.
Longevity in Hunza land est de nouveau mentionné par Joseph B Enos, successeur d’Ira O Wallace à la présidence de la National Geriatrics Society, mais cette fois via une citation du New York World Telegram en ces termes (Hoffman JM, 1968B5 page 4) :
On a la preuve que des hommes du pays Hunza, une région lointaine de l’Himalaya, vivent à 120 et même 140 ans, à ce que dit l’AMA dans son journal.
Ce détournement de la référence à une publication « scientifique » — en réalité un éditorial exprimant une simple opinion — montre de quelles « preuves » Jay Milton Hoffman disposait quand il a été accueilli au palais du Mir Muhammad Jamal Khan, le 8 août 1961…
🔴 Cet éditorial, en 1961, occupe la place centrale de déclencheur d’une avalanche de croyances sur la longévité des Hunzas. La plupart des récits ultérieurs le prennent pour acquis, avec pour marques d’authenticité « l’article du JAMA » et l’ouvrage du gériatre Hoffman. La plupart n’hésitent pas, afin de renforcer leur crédibilité, à citer Dr Robert McCarrison et son élève Dr Guy Wrench qui évoquaient une « longévité remarquable » sans citer de chiffres. 🔴
De nombreux hommes âgés de 120 à 145 ans sont donc apparus au Hunza, en génération spontanée, dans les années 1960… S’agissait-il d’extraterrestres ? Cette hypothèse mériterait d’être étudiée. 🙂
Le conte de fées sur la santé et la longévité des Hunzas continue à servir de matériel de propagande d’hygiénistes et adeptes de régimes alimentaires.
L’entretien et l’exploitation du mythe à des fins de promotion personnelle ont été poussés au-delà de toute décence par Renée Taylor dans son ouvrage The Hunza-Yoga Way to Health and Longer Life (1969B6). Le quatrième de couverture (voir ci-contre) débute par le « fake » du New York World Telegram, puis claironne que Renée Taylor est celle qui a révélé au monde occidental « l’incroyable histoire des Hunzas ».
L’ouvrage de celle que ses éditeurs avaient surnommée « the modern Marco Polo » (B6 page 13) décrit en fait une pratique de yoga sans aucun lien avec un enseignement transmis par les Hunzas du « vrai Shangri-La » ! Mais la clé du mystère nous est révélée :
La santé physique des Hunzas est intimement connectée à leur santé spirituelle qui, à son tour, est connectée à leur pratique du Yoga.
Les « grands prêtres et prêtresses » brandissent ces ouvrages comme preuves irréfutables de l’efficacité de leurs enseignements. En France, la traduction du livre de Ralph Bircher Les Hounza – Un peuple qui ignore la maladie (1952B1) avait été largement diffusée par les réseaux de La Vie Claire.
⇪ Shangri-La (forever)
Le « pays Hunza », lieu d’éternelle jeunesse, de sagesse et de santé providentielles, est apparenté à la vallée imaginaire de Shangri-LaN4. Le roman de James Hilton Lost Horizon — Horizon perdu (1933N111) — a connu un vif succès pour son adaptation au cinéma par Frank Capra en 1937N83. Hilton s’est inspiré d’une source légendaire empruntée aux Tibétains : le royaume mythique de ShambhalaN112. L’histoire (que je n’ai pas pu vérifier) dit qu’il aurait visité la vallée de la Hunza deux ans avant de publier son roman.
Un lecteur de Hunza Health Secrets For Long Life and Happiness (Taylor R, 1964N60) commente : « En fait, ce livre est similaire au film LOST HORIZON, qui se déroule dans la même région. » C’est un peu tiré par les cheveux puisque le Shangri-La du roman et du film se situait au Tibet. Mais cette littérature a servi de matériau de construction d’une vision New-AgeN85 du Tibet aussi bien que du Hunza.
Le docteur Jay Milton Hoffman et son épouse étaient eux aussi imprégnés de ce mythe, en août 1961, quand ils ont emprunté la « plus dangereuse route du monde ». Hoffman raconte (1968B5 page 33) :
La scène suivante magnifique et impressionnante qui s’est offerte à la vue était celle des trois sommets de Shangri-La. Nous nous sommes arrêtés pour en faire des photos. Quand nous sommes arrivés au palais de Baltit, j’ai demandé au Mir [Muhammad Jamal Khan] :
— « Comment s’appellent ces trois pics blancs ? »
— « Nous les appelons les “Golden Horns” [Cornes d’Or]. »J’ai répondu : « Puisque le Hunza est désigné comme le Shangri-La de l’Himalaya, pourquoi ne changeriez-vous pas le nom de ces trois pics en “Shangri-La Peaks” ? »
Sur ce, le Mir a dit : « C’est une bonne idée. » Puis il a ajouté : « Nous allons changer le nom en “Shangri-La Peaks”. »
Inutile de chercher « Shangri-La Peaks » sur un site de cartographie ; en outre, le Hunza ne se situe pas dans la chaîne de l’Himalaya mais celle du Karakoram entre l’Himalaya et l’Hindou Kouch… On constate, une fois de plus, que le Mir a pris soin de ne pas contredire son hôte, jusqu’à se moquer de lui. Mais ce grand benêt de 54 ans ne s’en est pas rendu compte !
La référence à Shangri-La est une étape majeure de l’élaboration du mythe des Hunzas. En effet, dans Horizon perdu de James Hilton, le « Grand Lama » fondateur de cette communauté, âgé de plusieurs centaines d’années, n’est pas originaire des montagnes. C’est un moine luxembourgeois qui a opéré une démarche spirituelle le conduisant à croire en une éradiction possible de la maladie et de la mort (Hilton J, 2006A6 pages 121–135). Les autres membres, notamment la jeune femme au cœur de l’intrigue sentimentale, sont aussi venus d’Occident par des voies mystérieuses. N’oublions pas que les Hunzas seraient aussi, selon une légende, les descendants de soldats de l’armée d’Alexandre le Grand… Ce ne sont donc pas des Asiatiques. Même leur obédience de l’Islam est rendue invisible — ou pour le moins « fréquentable » — par la permissivité de la doctrine Maulaï.
La doctrine des habitants de Shangri-La est en accord avec le christianisme, bien qu’ils aient renoncé à tout dogme et culte. Leur démarche est un catéchisme New-Age N85. Au seuil de la seconde guerre mondiale, il n’est plus question d’une « race Hunza » comme chez Schomberg, McCarrison ou Lorimer qui s’évertuaient à la comparer à celles des peuples voisins Nagaris, Wakhis etc., mais d’un « projet de société » en résistance à la déchéance physique et morale induite par l’industrialisation et la menace de guerres dévastatrices. La vallée de la Hunza ou le territoire de Shangri-La sont des lieux privilégiés car inaccessibles, réfractaires à la pollution civilisatrice et capables d’autosuffisance dans leurs besoins alimentaires. Grâce au docteur Robert McCarrison, un lien « scientifique » a même été établi entre la sobriété du régime alimentaire des Hunzas et la promesse d’une vie exempte de toute « maladie de civilisation ».
En faisant coïncider l’imaginaire de Shangri-la avec le royaume du Hunza, les auteurs-voyageurs affirment que cette utopie est réalisable puisqu’il existe un endroit où elle a eu lieu. Le film et les ouvrages ont sombré dans l’oubli à la fin du 20e siècle et les visiteurs regrettent que leur rêve ait été détruit par le tourisme de masse — comme dans l’archipel d’Okinawa. Mais l’utopie survit à ces changements. Le désir d’un monde converti à la décroissanceN113 est plus fort que jamais, au 21e siècle, face aux enjeux du dérèglement climatique et de l’épuisement des ressources naturelles. La question des besoins nutritionnels émerge des débats avec les pratiques de flexitarismeN114 ou de végétalismeN115 comme marqueurs d’une prise de conscience individuelle — bien qu’aucun travail scientifique n’ait à ce jour préconisé l’abandon d’une alimentation carnée, voir mon article Pour les végan·e·s. Les Hunzas n’étaient-ils pas flexitariens et les Okinawais végétaliens ?
« Shangri-La » est surtout devenu un objet de commerce des agences de tourisme locales. On peut lire sur la publicité du Shangri-La Hunza TourN116 :
En empruntant le Karakoram Highway qui longe l’imposant Indus, vous pourrez vous rendre à Gilgit et au Hunza, le royaume perdu de Shangri-La décrit par James Hilton dans son livre « Lost Horizon ».
J’ai eu le privilège de découvrir par hasard, en 1996, une vallée mystérieuse pendant mon séjour chez un amchi (médecin traditionnel) du LadakhN117. Intrigué par une rivière se jetant sur la rive droite de l’Indus, j’ai marché une heure le long de son canyon étroit, inaccessible aux véhicules, pour déboucher sur une vallée cultivée en terrasses semblable à celle de la photo en tête de cet article. Ce lieu était situé à 3500 mètres d’altitude, plus haut que les vallées du Hunza. Un groupe d’habitants venus à ma rencontre m’a offert le thé, mais notre conversation s’est limitée à des échanges de signes car aucun ne comprenait l’anglais ni l’hindoustani. Hommes et femmes de tous âges, ces gens rayonnaient de beauté et (je le suppose) de santé.
Je n’ai pas su ni cherché à connaître leur origine, soulagé de voir que ce « paradis terrestre » n’est nommé sur aucune carte !
De telles vallées « Shangri-La » sont (ou étaient) nombreuses en Himalaya, habitées par des populations protégées des invasions par des obstacles naturels. J’ai croisé un Français, à la même époque, qui voyageait à moto dans l’Himalaya depuis une dizaine d’années. Il m’a dit avoir visité une dizaine de vallées isolées dont les habitants parlaient des langues en voie d’extinction. La vallée du fleuve Hunza n’a donc rien d’exceptionnel, sauf d’avoir été le point focal de fantasmes d’Occidentaux qui pour beaucoup n’y ont jamais mis les pieds…
Un récit de découverte accidentelle d’une vallée paradisiaque (inhabitée celle-ci) a été rapporté par John Tobe qui le tenait de Habib-Ur Rahman Khan, Political Agent à Gilgit. Alors qu’il était en route d’AstoreN118 à SkarduN119 à travers le mont DeosaiN120 au mois de juillet, Rahman Khan s’était écarté du chemin et laissé porter par son cheval « dans un état méditatif » jusqu’à une prairie proche d’un nullah (torrent de vallée) qu’il avait eu envie de remonter à la source. Après un long trajet il avait découvert un passage étroit dans un mur de glace qu’il avait franchi pour découvrir une vallée magnifique couverte d’arbres et de fleurs, sans trace de présence humaine « à environ 4000 mètres d’altitude, entourée de tous côtés par des pics de 5000 à 6300 mètres » (Tobe JH, 1960A16 page 580)…
Tobe dresse un parallèle entre le mythe de Shangi-La qui berçait son adolescence et celui du Hunza comme lieu paradisiaque, un rêve qui lui paraît combler un manque chez les « civilisés » (Tobe JH, 1960A16 pages 24–26) :
Les différentes histoires et légendes tissées au sujet du Hunza donnaient l’impression que c’était un endroit dont tout homme rêve sans jamais le trouver, le lieu dont son cœur et son âme ont soif et auquel ils aspirent continuellement. Pourquoi les hommes doivent-ils avoir de tels rêves pour survivre ? Il doit manquer quelque chose dans notre mode de vie qui fait de ce rêve éveillé une nécessité pour la survie. […] Cependant, je suppose que ce type d’évasion est nécessaire car l’humanité vit selon un mode de vie et dans un environnement qui est en réalité étranger à ses besoins et son instinct de base. Il est vrai qu’un homme glane avec appétit ce qu’il ne peut pas trouver dans son mode de vie quotidien. […] Voyez-vous, il vous faut réaliser que quelque chose manque dans notre environnement. L’étincelle n’y est pas car elle se produit seulement dans les profondeurs de l’âme. […]
D’après ce que j’ai vu des gens, je pense qu’environ 8 sur 10 n’iraient pas à Shangri-la si on n’y trouvait pas de télévision. Un autre sur 10 n’irait pas à moins de pouvoir profiter des aliments qu’ils aiment. Eh bien, cela éliminerait à peu près 90% de tous ceux qui rêvent de Shangri la, car il n’y a pas de télévision à Hunza et ils ne mangent que ce qu’ils peuvent obtenir, principalement des aliments bruts. Donc la plupart des demandeurs de billets pour Shangri-la diraient : « Eh bien, si je ne peux pas avoir tout ce que je veux, alors pourquoi voudrais-je une longue vie ? » Encore une fois, cela dépend d’où et à quelle hauteur vous situez vos valeurs.
Cette réflexion reste d’actualité soixante ans plus tard… Quant au surhomme du Karakoram, il reste à découvrir, si l’on en croit Allen Banik (1960B2 page 105) :
J’ai demandé à Son Altesse [le Mir Muhammad Jamal Khan] si ses hommes avaient jamais rencontré « l’Abominable Homme des Neiges ».
« Oui, nous en avons vu », il a répondu, « mais nos hommes ne faisaient pas le poids contre eux. Ils disparaissaient en un éclair. Ils étaient beaucoup plus grands que nos hommes, hirsutes et très musclés. Le détail particulier qu’ils ont remarqué était les yeux, qui semblaient très rapprochés, presque comme un œil au lieu de deux. Bien entendu, les hommes avaient très peur, de sorte que je ne sais qu’en penser. »
J’invite, pour terminer, les lectrices et lecteurs à suivre les pas de John Clark qui a accompli un véritable travail de terrain dans le Hunza au milieu du vingtième siècle. Ceci pour parachever la déconstruction du mythe au bénéfice d’une vision réaliste empreinte d’humanité.
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Article créé le 18/10/2019 - modifié le 14/10/2024 à 12h49