« Les secrets que recèlent [sic] cet ouvrage sont issus de la sagesse d’un peuple dont la réputation a fait le tour de la terre. Le nom véritable de ce peuple singulier n’est pas connu du grand public. L’on sait seulement qu’il vit quelque part dans des montagnes lointaines et que ses membres sont censés vivre exceptionnellement longtemps. »
« On prétend que chez ce peuple les centenaires sont monnaie courante, et il n’est pas rare que des anciens atteignent l’âge canonique de 130 ans. Des cas ont même été rapportés, en nombre appréciable, de vieillards qui ne rendaient l’âme qu’à l’âge incroyable de 145 ans…
Ce peuple n’est pas le fruit de la légende, et la contrée où il habite ne s’appelle pas l’utopie. Il a pour nom les Hunzas (prononcer Hounzas) et séjourne dans ce qu’il est convenu d’appeler le toit du monde, c’est à dire les hautes montagnes de l’Himalaya. »
Dans l’ouvrage dont cette citation est extraite, Les secrets de santé des Hunzas (1984B7), Christian Godefroy poursuit :
C’est un audacieux médecin écossais du nom de Mac Carrisson qui fit connaître ce peuple mystérieux à l’Occident. Aventurier de nature, il ne craignit pas d’accomplir, entre les deux guerres, un périlleux voyage qui le conduisit dans les hautes montagnes de l’Himalaya. Il séjourna sept ans parmi les Hunzas.
Le cumul d’erreurs dans ce seul paragraphe est impressionnant. Dans la vie réelle, Robert McCarrisonN1 est né en Irlande du Nord en 1878. Il a séjourné au Gilgit-BaltistanN2 — mais pas chez les Hunzas — de 1901 à 1908. Cette région et la vallée de la Hunza ne se situent pas dans l’Himalaya mais dans le massif du KarakoramN3.
Ma motivation première à la rédaction de cet article était de « détricoter » les mythes de la santé et de la longévité des Hunzas. Depuis presque un siècle ces histoires sont recyclées et enjolivées par des marchands de régimes ou de produits miraculeux. Sur place, elles servent de vitrine aux agences de tourisme qui guident la visite de cette contrée merveilleuse : le Shangri-laN4 du roman de James Hilton, Lost Horizon (1933, réédition 2012N5).

Les sources documentaires sur ce sujet (voir la bibliographie) ont été publiées aux 19e et 20e siècles quand la vallée de la Hunza était encore très isolée. Les visiteurs occidentaux faisaient preuve d’une admirable témérité pour cheminer à pied ou à cheval sur des sentiers vertigineux ou franchir des cols de haute altitude. À partir de 1945, ils étaient reçus les bras ouverts par Muhammad Jamal KhanN6, dernier monarque de la principauté, un homme instruit dans une école anglaise et doté d’une grande intelligence. Il parlait le bourouchaski, l’ourdou, le persan, l’arabe, l’anglais et le français.
Éblouis par son accueil et les attentions particulières dont ils faisaient l’objet, les hôtes étrangers ont pour la plupart écouté sans esprit critique les discours du Prince sur la santé, la longévité et le bonheur de son peuple. On retrouve les mêmes « éléments de langage » dans les livres ouvrant sur une dédicace à leur « ami » le Mir Muhammad Jamal Khan.
Un des rares visiteurs qui n’ait pas succombé à cette emprise avait pris résidence à distance du palais, au service de la population et de ses difficultés au quotidien : le géologue John Clark à qui j’accorde un espace privilégié en fin d’article.
Je me suis donné pour consigne de lire intégralement les ouvrages disponibles et d’en extraire une synthèse… Ces récits de voyages ont occupé mes pensées pendant plusieurs mois, apportant un regard croisé sur ce peuple, ses coutumes et l’étonnant spectacle d’un territoire longtemps protégé de l’agitation des plaines du sous-continent indien. J’espère communiquer l’envie de plus de lectures, si ce n’est de voyages !
Oui, on rencontrait au Hunza des hommes âgés en pleine santé, du moins ceux qui avaient échappé ou survécu aux maladies… Mais non, aucun d’eux n’avait atteint 120 ou 140 ans ! Sans oublier les femmes qui mouraient plus jeunes, parfois de suicide, souvent victimes de violences conjugales « socialement acceptées »…
Le mythe du « sauvage en bonne santé » tel que l’a exposé William T Jarvis (1981N7) conditionne notre approche des cultures lointaines. Nous avons tendance à mettre en sommeil tout discernement au contact d’une population qui a priori suscite notre admiration. Je l’ai connu pour y succomber lors de nos premiers séjours dans cette région du monde ; c’est pourquoi les récits de voyage chez les Hunzas font écho à mes propres désillusions.
Déconstruire un mythe est important pour affûter son discernement face à de fausses informations. Mais il est nécessaire pour cela de comprendre les mécanismes et circonstances de son élaboration en recoupant les données disponibles, sans oublier de cerner la personnalité de chaque informateur.
J’invite les lecteurs à exercer à la même démarche critique. Merci de commenter ou questionner cet essai en public au bas de cette page, ou en privé via le formulaire de contact.
Translittération
Dans cet article, l’expression « le Hunza » désigne l’ancien État princier et « la Hunza » le fleuve qui le traverse en bordure. Les « Hunzas », terme que j’utilise pour ses habitants, sont localement appelés “Hunzakuts” ou “Hunzawals”. De même, les habitants du Nagar voisin peuvent être désignés comme “Nagaris”, “Nagirkuts” ou “Nagirwals”. Le suffixe “kut” est du bourouchaski et “wal” de l’ourdou. J’ai remplacé “wazir” par « vizir » dans toutes les citations.
Je n’ai pas modifié la transcription des prénoms apparaissant dans les textes anglais. Il ne m’a notamment pas semblé pertinent de traduire “Muhammad” par « Mohamed » sachant qu’il s’agit indubitablement du prénom orthographié « محمد » en arabe, persan et ourdou.
Sommaire
Les sections de cet article sont assez indépendantes pour être lues dans un ordre arbitraire. Un lien au début de chaque sous-titre permet de revenir au sommaire.
⇪ Prémisses de la légende

Source : Guy Wrench (1938 réédition 2009A8 page 29)
Diplômé en médecine à Belfast en 1900, Robert McCarrison est arrivé « aux Indes » l’année suivante, engagé comme officier médecin dans les troupes chargées de surveiller les frontières montagneuses. Il a séjourné à GilgitN8 pendant 7 ans. La région avait été annexée dix ans plus tôt par les Britanniques.
McCarrison a quitté l’Indian Medical Service en 1935 pour s’installer à Oxford. Entretemps (en 1928) il avait été nommé « directeur de la recherche nutritionnelle » en Inde.
M Miles écrit à son sujet (1998A22 page 47) :
Les travaux de McCarrison sur le goitre, le crétinisme et la thyroïde, commencés dans l’Himalaya occidental en 1902, ont produit de nombreuses publications scientifiques au cours des trente-cinq années suivantes.
Les références des publications se trouvent dans les notes de sa biographie sur WikipediaN1. On peut aussi consulter une liste détaillée de ses travauxN9. McCarrison s’est singularisé par l’hypothèse inédite d’un lien quantifiable entre malnutrition et maladies métaboliques. Sur WikipediaN1 :
McCarrison est connu comme le premier à démontrer expérimentalement les effets d’un régime alimentaire déficient sur les tissus et les organes animaux. Il a également mené des expériences sur l’homme visant à identifier la cause du goitre, et s’est inclus lui-même aux sujets d’expérience. Une grande partie du travail de McCarrison était avant-gardiste. Son livre de 1921, Studies in Deficiency Disease [A4] a été considéré à l’époque comme remarquable. Il a été publié à un moment où la connaissance des vitamines et de leur rôle dans la nutrition en était à ses débuts.
C’est de cet ouvrage (McCarrison R, 1921A4 page 9) qu’est tirée la référence positive à la santé et la longévité des Hunzas, deux qualités que McCarrison attribue à la sobriété alimentaire de cette population :
Ma propre expérience inclut un exemple de race, jamais surpassée dans la perfection physique et l’absence de maladie en général, dont la seule nourriture consiste encore en grain, légumes et fruits avec une certaine quantité de lait, de beurre, et de viande de chèvre seulement les jours de fête. Je fais référence aux habitants de l’État de Hunza, situé à l’extrême pointe septentrionale de l’Inde. Les terres disponibles pour la culture y sont tellement limitées qu’ils ne peuvent avoir d’autre bétail que des chèvres, qui broutent dans les collines, tandis que la nourriture disponible est si restreinte que les gens ne possèdent généralement pas de chiens. Ils ont, en plus des céréales — blé, orge et maïs — une abondante récolte d’abricots. Ils les sèchent au soleil et les utilisent très largement dans leur nourriture.
Chez ces personnes, la durée de la vie est extraordinairement longue ; et les services que j’ai pu leur rendre pendant quelque sept années passées parmi eux se limitaient principalement au traitement de lésions accidentelles, à l’ablation de cataracte sénile, aux opérations plastiques pour paupières granuleuses ou au traitement de maladies totalement indépendantes de la nourriture fournie. L’appendicite, si courante en Europe, était inconnue.
Lorsque l’on prend en compte le caractère rigoureux de l’hiver dans cette partie de l’Himalaya et le fait que leurs arrangements en matière de logement et de conservation sont des plus primitifs, il devient évident que la restriction imposée aux denrées alimentaires peu sophistiquées de la nature est compatible avec une longue durée de vie, le maintien en vigueur continue et un physique parfait.

Devinez son âge et la raison de ce soin capillaire ? Réponses plus bas dans le texte…
Source : Shor F (1953A10 page 491)
Bien que l’auteur ait signalé « la durée de la vie extraordinairement longue » des Hunzas, il ne s’est pas aventuré à l’évaluer, pour la simple raison que l’absence de registres d’état-civil ne lui aurait pas permis de le faire… Sachant que l’espérance de vie au Royaume-Uni était à cette époque proche de 47 ans pour les hommes et de 50 pour les femmesN10, on peut douter que les personnes « extraordinairement âgées » rencontrées par McCarrison aient dépassé la centaine d’années, contrairement à ce qu’affirment les auteurs inspirés par son témoignage. Sa perception de l’âge était certainement différente de la nôtre.
De plus, McCarrison écrit que « la restriction … est compatible avec une longue durée de vie… » ce qui veut dire en clair que les habitants survivaient aux dures conditions de leur environnement, mais sans impliquer que cette restriction ait été un facteur de longévité. L’auteur plaide avant tout pour une frugalité dont il déplore l’absence dans l’alimentation des « civilisés » de son époque. Son ouvrage Studies in Deficiency DiseaseA4 est consacré aux effets de carences alimentaires (notamment des vitamines) sur les animaux et les humains (page vii) :
[…] ma propre méthode a consisté à observer les effets symptomatiques et pathologiques plus généraux des aliments défectueux sur le corps de l’animal dans son ensemble, et à déterminer ainsi quelles formes de maladie humaine pourraient raisonnablement lui être attribuées. On a ainsi conclu qu’une grande partie des troubles gastro-intestinaux si courants de nos jours et une grande partie des troubles endocriniens, probablement presque aussi communs bien que moins facilement identifiables, sont imputables à une alimentation déficiente et mal équilibrée.

Source : Robert McCarrison (1908N11 page 20)
McCarrison a observé et analysé, dans neuf villages du district de GilgitN8, une forte incidence de maladies de la thyroïde : goitreN12 et crétinismeN13. Il a communiqué sur Le crétinisme endémique des vallées de Chitral et de Gilgit (McCarrison R, 1908N11), et Les amibes intestinales de personnes souffrant de goitre à Gilgit (1909N14).
Bien que l’on sache depuis le 4e siècle en Chine (Miles M, 1998A22 page 48) que cette maladie était principalement causée par une carence en iode, McCarrison affirmait avoir prouvé que le goitre serait d’origine infectieuse (1908N11 page 4) et transmis par de l’eau polluée. Sur 103 personnes souffrant de goitre, 87 étaient aussi porteuses d’amibes intestinales (1909N14 page 723). Le crétinisme serait selon lui 9 fois sur 10 « transmis » au fœtus par une mère souffrant de maladies infectieuses : « tuberculose, érysipèle [N15], rhumatisme aigu, paludisme et grippe », les autres causes étant « accidentelles » (1908N11 pages 4, 12–13). Ses conclusions relèvent de corrélations sur des échantillons trop faibles pour établir un quelconque lien de causalité. Son approche de l’épidémiologieN16 était purement descriptive et ne produisait rien d’exploitable, à l’inverse des études cas-témoinsN17 qu’on commençait à mener en Europe à la même époque. Selon les données de McCarrison, des carences en iode auraient aussi bien pu expliquer la prévalence de ces maladies dans certaines familles ou certains lieux. Nous verrons plus bas qu’il est revenu sur son hypothèse pour la raison (inavouée) que l’explication bactérienne ne se prêtait pas à une étude scientifique avec les outils à sa disposition.
Au chapitre The selection of food de Studies in Deficiency Disease (1921A4 page 238) Robert McCarrison résume son hypothèse :
Il n’est pas facile d’obtenir une « histoire diététique » complète ; les patients sont souvent vagues sur ce qu’ils mangent ; mais lorsqu’ils constatent que des déclarations évasives ne suffisent pas, ils répondent en règle générale en fournissant des informations sur lesquelles on peut compter. Ayant obtenu une « histoire diététique » aussi complète que possible, la nourriture consommée doit alors être envisagée selon cinq points de vue, à savoir : (1) la carence en vitamines, (2) la carence en protéines de bonne valeur biologique, (3) la carence en sels inorganiques, (4) l’excès de glucides et (5) l’excès de graisses. En pratique, on constatera généralement que, si le régime alimentaire ne contient pas une proportion équitable d’aliments protecteurs, il sera défectueux à un ou plusieurs des égards ci-dessus. Il est primordial de réaliser qu’il peut être défectueux, bien que la gamme et la variété des aliments utilisés puissent être vastes.
Plus précisément, ce qui pour lui justifie le terme « maladies de carence » (1921A4 page 47) :
Toute infection ou tout organisme débilitant qui réduit encore l’efficacité des cellules, et en particulier celle des régulateurs endocriniens du métabolisme peut, à mon avis, être un facteur déterminant de la production de toute forme de maladie de carence connue de nous à ce jour — goitre [N12] dû au manque d’iode, chlorose [N18] due au manque de fer, béribéri [N19] dû au manque de vitamine B, kératomalacie [N20] due au manque de vitamine A, scorbut dû au manque de vitamine C ou pellagre dû au manque de protéines de bonne valeur biologique.

Source : Ralph BircherB1 page 144
Pour McCarrison, le goitre est de nouveau associé à une carence en iode, hypothèse qu’il avait écartée en accordant peu d’attention à une importante littérature scientifique disponible. C’est ce qui lui a permis d’être cité comme pionnier de l’étude du goitre en Inde (Miles M, 1998A22 page 62). Cette position est surtout le signal d’un changement de paradigme sur les causes des maladies. L’étude des bactéries, inopérante tant que les antibiotiques n’avaient pas été découverts, avait cédé la place aux effets de la nutrition sur la santé (Wrench G, 1938 réédition 2009A8 page 41) et particulièrement ceux de substances nouvellement identifiées : les vitaminesN21.
Ce nouveau paradigme a conduit McCarrison, après 1927, à mener des expériences nutritionnelles sur des animaux, qui n’ont toutefois jamais pu être reproduites. Ces remarques d’ordre méthodologique peuvent tempérer le label de « scientificité » accordé aux travaux du jeune médecin.
Robert McCarrison reconnaissait que les « maladies de carence » qui frappent les Occidentaux n’étaient pas connues des Hunzas, ce qui pour lui se justifiait par leur style de vie et leur régime alimentaire de bonne qualité. Toutefois, aucun village hunza ne figurait dans son échantillon statistique de 9 villages du district de Gilgit.
L’engouement de McCarrison pour les coutumes des « non civilisés » reposait sur le contraste avec l’absence d’hygiène dans l’Angleterre du début du vingtième siècle. Il est aussi opportun de rappeler qu’à cette époque il n’existait aucun remède efficace contre les maladies infectieuses qui frappaient durement le sous-continent indien : bronchite, grippe, dysenterie, amibiase, infections à staphylocoques, paludisme etc. En 1950, John Clark soignait de ces maladies environ 40 à 50 patients chaque jour d’été au cœur du Hunza (1957N22 page 86), mais McCarrison n’avait mentionné que celles qu’il jugeait directement liées à la malnutrition, et sur lesquelles il croyait pouvoir intervenir en améliorant le régime alimentaire.
Guy Wrench, un médecin qui fut l’élève de McCarrison, rapporte ses propos dans la conférence Faulty Food in Relation to Gastro-Intestinal Disorder à Pittsburg (USA) en 1922 (Wrench G, 1938 réédition 2009A8 page 33) :
Pendant la période de mon association avec ces personnes, je n’ai jamais vu de cas de dyspepsie asthénique [patients maigres, se tenant inclinés, le front plissé…], de cancer gastrique ou duodénal, d’appendicite, de colite muqueuse ni de cancer. Parmi ces personnes, « l’abdomen trop sensible » aux impressions nerveuses, à la fatigue, à l’anxiété ou au froid était inconnu. La conscience de l’existence de cette partie de leur anatomie était, en règle générale, liée au seul sentiment de faim. En fait, leur santé abdominale indéfectible a, depuis mon retour en Occident, révélé un contraste remarquable avec les problèmes dyspeptiques et coloniques de nos communautés hautement civilisées.
Wrench précise le contexte (1938A8 page 32) :
Quand il [McCarrison] était le médecin-chirurgien de la Gilgit Agency, les Hunzas, bien que résidant à 60 miles [100 km], étaient ses patients officiels. Comme d’autres Européens qui les ont rencontrés, il était fortement impressionné par leur forme physique, mais son esprit était occupé par les maladies, le goitre et le crétinisme en particulier, et ces maladies, comme la plupart des autres, les Hunzas ne les attrapaient pas.
McCarrison a raconté dans la même conférence (citation de Jerome Irvin Rodale, 1948A9 page 15) :
Leur longévité et leur fertilité étaient, chez certains d’entre eux [les Hunzas], un tel sujet de préoccupation pour leur gouverneur [Mir Muhammad Nazim Khan] qu’il m’avait pris à partie pour ce qu’il considérait comme mon empressement ridicule à prolonger la vie des anciens de son peuple, parmi lesquels figuraient beaucoup de mes patients. L’opération de la cataracte sénile lui paraissait un gaspillage de mes économies, et il suggérait à la place d’introduire une sorte de chambre mortelle conçue pour éliminer de son royaume ceux qui, du fait de leur âge et de leur infirmité, n’étaient plus utiles à la communauté.
Les années ayant passé, le Mir Muhammad Nazim Khan a lui-même souffert de cataracte (Lorimer EO, 1939A3 page 109) mais il a préféré la chirurgie au suicide assisté !
On ne peut pas dire que Robert McCarrison ait fourni une preuve de la longévité apparente des Hunzas, ni même qu’il ait cherché à l’établir. Il avait acquis en 1913 le statut de chercheur et pour cela renoncé à la clinique pour se consacrer, loin de Gilgit, à l’étude expérimentale des maladies liées à la malnutrition. Il avait surtout connu des Hunzas ceux qui pouvaient se déplacer jusqu’à GilgitN8 : trois jours de trajet à cheval selon John Clark (1957N22 page 9) qui était installé à Baltit (proche de KarimabadN23). Si les Hunzas qu’il a rencontrés ne souffraient pas de maladies thyroïdiennes ni de désordres digestifs, rien ne lui permettait d’affirmer que les habitants du haut de la vallée étaient en bonne santé. La présence de personnes « très âgées » — selon sa perception — n’est pas garante d’une espérance de vie supérieure à la moyenne.
Les observations de McCarrison, qui appartenait à une « armée d’occupation » installée au Gilgit-Baltistan depuis 1892, sont comparables à celles collectées par les U.S. Occupation Headquarters sur les îles d’Okinawa en 1949 — voir mon article Okinawa, îles de rêve(s). Les pratiques alimentaires observées à Okinawa étaient celles d’une population affaiblie par la guerre ou dépouillées de leurs moyens d’existence. Nous verrons qu’au Hunza la domination et la pacification britannique étaient devenues un facteur de persistance de la famine chronique dans la première moitié du vingtième siècle (Allan NJR, 1990A20 page 404).
⇪ Données historiques
Le Gilgit-BaltistanN2 — dont le Hunza constitue la partie nord avec pour centre Baltit (près de Karimabad) à 2500 mètres d’altitude — est tout sauf ce lieu magique et mystérieux sous le toit du monde où le temps se serait suspendu… La vallée de la Hunza a connu de nombreux bouleversements au cours des siècles, si l’on en juge par les noms de populations qui s’y sont succédées : constructeurs de mégalithes, Dardes, Scythes, Kouchan, Huns, Tarkhans et Maghlots, Ayashok, Burshai, Maqpoons, Anchans, YagbosN24… Les Tarkhans se sont convertis à l’Islam au début du huitième siècle. Les DograsN25 du Cachemire ont pris le contrôle du Gilgit-Baltistan au milieu du 18e siècle.

Source : N26 ➡ Cliquer ce lien pour afficher la carte en mode interactif
Noter que l’altitude n’est pas très élevée : Karimabad se situe seulement à 2500 mètres.
Une légende raconte que, sous le règne d’Alexandre le Grand, trois soldats grecs de son armée stationnée en Perse, mariés à des femmes persanes, auraient échoué dans une mutinerie et se seraient enfuis dans l’Himalaya, remontant la rivière Hunza en hiver pour échapper aux poursuites. Les habitants à peau claire du Hunza seraient leurs descendants. Ce récit est rapporté comme un « fait historique » par Jay Milton Hoffman à l’issue d’entretiens avec le Mir Muhammad Jamal Khan (Hoffman JM, 1968B5 pages 81–82). Toutefois, aucune étude génétique n’a confirmé cette filiation grecque, alors qu’elle a été confirmée pour les HazarasN27 — voir Qamar R et al. (2002N28).
Emily Lorimer écrit une version différente de la croyance populaire selon laquelle les trois soldats auraient été abandonnés malades, prenant soin de préciser que le Mir Muhammad Nazim Khan (grand-père de Jamal) « était assez intelligent pour ne pas y croire » (Lorimer EO, 1939A3 page 106). Cette légende a donc surtout été recyclée pour les touristes…
Une autre légende évoque le passage de Marco Polo qui aurait introduit le jeu du même nom. Mais une explication plus plausible est que le jeu aurait été importé du Turkestan, le mot « polo » désignant en tibétain la racine du saule dans laquelle était taillé le ballon. Chaque village du Hunza a son équipe de polo. Les rares plateformes horizontales servent de terrain à ce jeu dont les voyageurs ont témoigné de l’extrême violence dans sa version Hunza. John Tobe écrivait (1960A16 pages 347–348) :
Je ne sais pas qui peut être le plus fatigué… les musiciens, les joueurs de polo ou les spectateurs excités, actifs et hurlants. […]
Ils marquent rarement 9 buts en moins d’une heure. Souvent la partie dure une demi-journée. Et à travers tout ces joyeux cris et hurlements — tout le monde semble crier comme un fou — l’orchestre joue ses airs martiaux.

Avant leur conversion à l’Islam au 16e et 17e siècle, les BaltiN29 d’ethnie tibétaine qui habitaient cette région étaient bouddhistes. Il subsiste des traces historiques de cette époque comme en témoigne Emily Lorimer (1939A3 page 272) :
À peu près quatre miles avant Gilgit [près de Nowpoor dans la direction de Yensal], là où débouchent les nullahs [vallées étroites] de Kargah et Naupor, il y a une langue étroite de falaise lisse sur laquelle, cent pieds environ au-dessus du sol accessible, un artiste inconnu a sculpté à une date inconnue une belle représentation du Bouddha debout. Nous avons noté qu’il devait faire une dizaine de mètres de haut. […]
Plus tard, les habitants, qui ne connaissaient rien du Bouddha ni de son histoire, ont appelé ce personnage une Yakshini [N30], disant qu’il s’agissait d’une ogresse dévoreuse d’hommes. Un saint de passage avait été appelé à l’aide et avait réussi à la clouer au rocher. Il disait qu’elle ne pourrait pas s’échapper tant qu’il serait en vie et que tout irait bien si, une fois mort, on l’enterrait au pied du rocher. Il s’apprêtait à reprendre ses pérégrinations. Les gens lui étaient reconnaissants d’être délivrés [de cette ogresse], mais avec prudence ils estimèrent qu’ils risquaient de ne pas être avertis de son décès ou de ne pas pouvoir retrouver son honorable et valeureuse dépouille. Afin d’éviter toute déception ou désastre futur, ils ont donc prudemment assassiné leur bienfaiteur et l’ont enterré sur place. La Yakshini est toujours là, ce qui atteste l’authenticité de ce conte moral.
Cette légende a été racontée avec plus de détails par le colonel John Biddulph (1880 éd. 1971A1 page 112).
L’histoire mouvementée du Gilgit-Baltistan explique peut-être l’étonnante diversité de sa population — voir les photos de Wakhis par Bernard Grua (2018N31). Serait-elle aussi un facteur de résistance aux maladies métaboliques et infectieuses ?
⇪ L’époque pré-coloniale

Selon WikipediaN32 :
À partir de 1847, le Mir [prince] du Hunza a reconnu une allégeance nominale à la Chine. Elle résulte de l’assistance apportée par Mir Ghazanfar Khan I à la Chine dans sa lutte contre les révoltes fomentées par Afaqi Khoja, séparatiste ouïghour au Yarkand [N33], à la suite de laquelle la Chine a accordé au Hunza un jagir (concession de terre) au Yarkand et payé un tribut au Mir.
Le Hunza était une principauté alliée de la Chine bien avant l’arrivée des Anglais. Cette alliance avait été renforcée d’un lien de suzeraineté à partir de 1761.
Il n’avait rien du peuple d’agriculteurs et de bergers pacifiques que chantent les fables modernes, par exempleN34 : « Les Hunzas sont des adeptes du yoga, et des maîtres de la respiration yogique. En outre, la méditation quotidienne est observée, avec des sessions courtes tout au long de la journée. » Le colonel RCF Schomberg en faisait une toute autre description (1935A7 page 138) :
Les hommes Hunzas ne sont ni cruels ni vindicatifs, pas plus qu’ils ne sont de grands combattants comme les Pathan ou les Gurkha, dans le sens où ils aiment la bataille. Ils sont durs et entreprenants parce que leur terrain accidenté les rend ainsi. Sans aucun doute, ils adoraient le brigandage et avaient beaucoup de plaisir à attaquer les Nagaris mous et incapables, à butiner les gros Turkis qui se rendaient à La Mecque et à piller le Kirghiz des Pamirs. Maintenant, toutefois, ils vivent des jours sombres et la malédiction de la paix dans un pays surpeuplé les pourrit. Cependant, ils sont toujours une belle race, sans aucun doute le meilleur de tous les groupes de tribus et de métis sur des centaines de kilomètres à la ronde. Ils admettent eux-mêmes qu’ils ne sont plus ce qu’ils étaient et n’ont plus de champ libre pour exercer leurs capacités. Ils regrettent leur vie sans foi ni loi, qui appelle à une décision rapide, à de grandes difficultés et à un véritable courage.

Source : A2 page 372
Lire la traversée du pont de cordes !
Le voyageur anglais Edward Frederick Knight présente les États du Hunza et du Nagar au chapitre XXI de son ouvrage Where Three Empires Meet, a narrative of recent travel in Kashmir, Western Tibet, Gilgit and the adjoining countries (1893A2). Dans un style qu’il convient de replacer dans le contexte de la « mission civilisatrice » de l’époque coloniale, il écrit (A2 pages 347–350) :
Il est étrange de trouver deux nations rivales dans un ravin étroit, occupant les deux côtés du torrent ; mais c’est le cas de la vallée de Kanjut (Hunza). […] Le Hunza et le Nagar, bien que d’ordinaire presque continuellement en guerre l’un avec l’autre, ont toujours uni leurs forces contre un ennemi étranger.
Ces Hunza-Nagaris, généralement désignés par leurs voisins comme des Kanjutis, bien que ce terme ne s’applique strictement qu’aux Hunzas, sont depuis des siècles la terreur de tous les peuples depuis l’Afghanistan jusqu’au Yarkand [N33]. Comme ils habitent ces défilés difficilement accessibles, ils ont pris l’habitude de mener des raids à travers l’Hindoo Koosh et de vivre de brigandage bien organisé, les thums, ou rois de ces deux petits États, tirant la majeure partie de leurs revenus de cette source de profit. La frayeur qu’inspiraient ces voleurs était telle que de larges districts ont été abandonnés par leurs habitants, et leurs terres cultivées revenues à l’état sauvage, sous la menace perpétuelle de raids des Kanjut. […]
Mais tout ce brigandage, aussi mauvais qu’il fût, n’était qu’un délit mineur à côté du trafic d’esclaves systématique auquel se livraient ces fléaux des frontières depuis un temps immémorial. Tout prisonnier de valeur commerciale — homme, femme, enfant — capturé pendant les raids était emmené à travers les montagnes pour être vendu, soit directement aux propriétaires d’esclaves du Turkestan chinois, soit aux chefs kirghizes qui leur servaient d’intermédiaires. […]
Les dirigeants de ces deux États étaient, comme on peut s’en douter, des scélérats ignares et assoiffés de sang, irrespectueux des obligations de leurs traités, et ne respectant rien d’autre que la force. […] Le thum du Hunza [Muhammad Safdar Ali Khan, N35], que nous allons maintenant destituer, se prend pour un descendant d’Alexandre le Grand — une revendication commune dans les environs — sur la foi d’une légende de l’Hindoo Koosh ; certainement un pédigrée respectable. On dit qu’il était conforme à l’étiquette, dans sa cour sauvage, qu’en certaines occasions le Wazir (vizir) demandât en présence du thum : « Qui est le plus grand roi de l’Orient ? » et qu’un autre flatteur répondît : « Certainement le thum du Hunza ; à moins, peut-être, que ce soit l’empereur de Chine ; car ces deux-là sont sans nul doute les plus grands. » Ce monarque a une très haute opinion de lui-même. Quand le capitaine Younghusband lui a demandé pourquoi il n’avait pas visité l’Inde, il a répondu en riant : « Il n’est pas coutume qu’un roi comme moi et mon ancêtre Alexandre le Grand quittent leurs propres territoires. » Toutefois, plus tard, il s’est résigné à voyager dans un pays étranger ; car, après que ses forteresses aient été prises d’assaut, il a pris ses claques pour s’enfuir en Chine avec une vitesse manquant un peu de dignité pour un prince d’une telle grandeur.
Le colonel John Biddulph précise, à la même époque, les avantages que les Hunzas ont tirés de leur aide dans la répression de l’insurrection au Yarkand en 1847 (Biddulph J, 1880A1 page 28) :
Les Chinois versaient une subvention fixe au thum du Hunza qui, en retour, faisait preuve d’une allégeance nominale. En ces circonstances, les caravanes entre le Yarkand et Leh étaient régulièrement pillées dans la vallée du fleuve Yarkand, près de Koolanooldi, par les gens du Hunza, tandis que les autorités chinoises fermaient les yeux sur une pratique qu’elles ne pouvaient ni empêcher ni punir. Les raids étaient organisés par le thum et visaient un endroit désigné par la proximité de la route des caravanes. Ses agents au Yarkand l’avertissaient qu’une riche caravane était sur le point de partir et un groupe était immédiatement dépéché pour l’attendre par des sentiers montagneux connus d’eux seuls. Une fois le pillage réalisé, les jeunes hommes étaient généralement saisis et vendus en esclavage, faisant du Hunza le principal fournisseur des marchands d’esclaves du Badakshan.

La campagne victorieuse des Britanniques est racontée dans l’ouvrage d’Edward Frederick Knight aux chapitres XXII-XXV (1893A2). Le Mir du Hunza avait en vain espéré un soutien des Russes pour des armes et des munitions, voire même la participation de Cosaques, ainsi que des Chinois dont ils étaient encore les vassaux.
Le prince du Nagar avait été entraîné contre son gré dans la résistance à cette invasion. Knight raconte (1893A2 page 381) :
Le 30 novembre [1891] nous reçumes la réponse à l’ultimatum du Colonel Durand. Il se trouve que les Nagaris réunis à Nilt n’étaient qu’à demi décidés d’en venir aux mains avec nous, quand, soudain, de la forteresse Hunza de Maiun sur l’autre côté de la rivière, avait surgi le féroce Wazir (vizir) [Muhammad Shah] héréditaire du Hunza — l’agent de Safdar Ali pour l’assassinat de son père [en 1886], l’ancien thum [prince] — qui s’était introduit dans le Conseil, menaçant de couper la tête de quiconque s’aventurerait à parler de paix, et qui, surpassant toute l’assistance par la violence de son éloquence, avait contraint les Nagaris de se rallier aux Hunzas. Il avait insulté, maltraité, et menacé de mort l’émissaire du Colonel Durand, natif du Nagar, mais s’était finalement contenté de lui voler son cheval et de nous le renvoyer à pied.
Cette histoire récente n’empêche pas un thuriféraire du paradisiaque Hunza de rapporter les éléments de langage du Mir Muhammad Jamal Khan (Banik AE, 1960 réédition 2010B2 page 236) :
Il y a des siècles, c’étaient des combattants courageux car ils devaient protéger les cols de montagne contre les envahisseurs. Néanmoins, les Hunzakuts d’aujourd’hui sont les gens les plus tempérés et les mieux disposés que j’ai jamais rencontrés.

Source : Shor F (1953A10 pages 496–497)
Lire aussi à ce sujet : Le Grand Jeu : rencontre anglo-russe aux confins du Pamir, de l’Hindou Kouch et du Karakoram (Grua B, 2019N37). Extrait :
De son côté, Safdar Ali [le prince du Hunza] tentait probablement de faire monter les enchères entre ce qu’il estimait être des rivaux se disputant ses faveurs. « Il pensait que l’impératrice des Indes, le tsar de Russie et l’empereur de Chine étaient les chefs de tribus voisines » (Younghusband). Il était, en tout cas, inconscient de l’extrême susceptibilité des Anglais concernant l’accès aux cols et corridors pouvant éventuellement conduire les troupes russes à l’empire des Indes. Le potentat préféra multiplier les fanfaronnades, les insultes et les demandes de pots-de-vin. […]
De sa propre initiative, Safdar Ali allait œuvrer à créer les prétextes conduisant à sa perte. En hiver, en l’absence des Gurkhas verrouillant le col de Shimshal, il reprit ses agressions meurtrières sur les caravanes entre le Ladakh et le Xinjiang, se persuadant que les Russes et les Chinois voleraient à son secours en cas de nécessité. Il commença même à s’en prendre aux communautés voisines et aux possessions cachemiries. En novembre 1891, les Britanniques passèrent à l’offensive en donnant l’assaut à une série d’ouvrages militaires du Nagar et du Hunza lors de leur montée vers le nord depuis Gilgit.
➡ L’histoire d’un peuple est souvent réduite à son activité militaire, aux actes violents et aux débordements guerriers de ses dirigeants. Celle des Hunzas ne devrait pas faire oublier qu’à la même époque « nos ancêtres » mettaient une partie de l’Europe à feu et à sang !
⇪ L’époque coloniale

Source : AzeemN38
En 1892, Safdar Ali Khan, dernier souverain du Hunza pleinement indépendant — qui avait assassiné son père et ses deux frères pour accéder au trône en 1886 — s’est enfui à Kashghar en Chine, remplacé par son jeune frère Nazim Khan jusqu’en 1938. Ghazan Khan II lui a succédé en 1938, puis Jamal Khan en 1945N35.
Dans un ouvrage historique de la dynastie qu’il avait transmis à Jamal Khan (Shor JB, 1955A12 page 292), Nazim Khan avait écrit au sujet de son frère Safdar Ali (Tobe JH, 1960A16 page 256) :
Il a fait assassiner Taighoon, Nematulla et Misiab, jeter au bas de Ghulkin dans un précipice Sakhawat Shah et Jahandar Shah, fait tuer leur mère et organisé le meurtre de Salam Khan à Shimshal.
Le Hunza a été un état princier allié de l’Inde britannique jusqu’à l’indépendance de l’Inde en 1947. Cette alliance était bâtie sur un climat de coopération qu’Emily Lorimer associait à la Pax BritannicaN39.

Source : RCF Schomberg (1935A7 page 115)
Emily Lorimer faisait l’éloge des changements survenus sous le règne de Muhammad Nazim Khan (Lorimer EO, 1939A3 pages 122–123). Elle écrivait à propos du Mir : « Bien qu’âgé de près de soixante-dix ans, il avait encore une fière allure d’homme, un roi sous toutes les coutures, aussi convenable que les très rares autocrates héréditaires authentiques dans notre monde sens dessus dessous ». Il était tout de même diabétique et atteint de cataracte (1939A3 pages 108–109).
Sous domination britannique, le Gilgit-BaltistanN2 faisait partie de l’État de Jammu et Cachemire au nord de l’Inde. Les Anglais ont renforcé leur pression sur ces territoires, redoutant leur annexion par l’Union soviétique. Situé à une vingtaine de kilomètres des frontières chinoise et afghane, le Hunza aurait pu être une place stratégique convoitée si les chemins d’accès n’avaient pas été aussi impraticables.
⇪ Hunza et Nagar

Source : Jay M Hoffman (1968B5 page 89)
Shams-un Nahar, l’épouse du Mir Muhammad Jamal KhanN6, a été la dernière reine du Hunza jusqu’en 1947. Elle a vécu jusqu’en 2006. Originaire de la vallée de la Hunza, l’anthropologue Fazal Amin BegN40 a transcrit un entretien avec elle six ans avant sa mort (Beg FA, 2000N41). On y apprend les rapports entre les États du Hunza et du Nagar (carteN42) tous deux en bordure du fleuve Hunza, paradoxalement ennemis héréditaires bien qu’entretenant des liens matrimoniaux. Leur division daterait de l’arrivée des musulmans.
Fille du Mir du Nagar et promise en mariage (à son insu à 14 ans) au fils du Mir Muhammad Ghazan Khan II du Hunza, elle détaille les liens de parenté entre leurs clans familiaux (Beg FA, 2000N41) :
Il est important de noter que depuis le début de son histoire, de nombreuses familles du Hunza sont soit du Nagar, soit des descendants des filles du Nagar. D’autre part, de nombreuses familles au Nagar pourraient être témoins du fait qu’elles viennent du Hunza de la même manière. Cela reflète également les liens sous-jacents, et les mariages ont donc eu lieu entre les peuples de ces deux États princiers. L’un des exemples concrets à cet égard est celui de ma propre famille. La mère de mon père, Zeb un-Nisah, était originaire du Hunza et était une fille de Shah Ghazanfar Khan I, fils de Shah Silum Khan III [N35]. De tels types de relations de parenté existaient déjà et mon engagement s’est donc déroulé sans aucune barrière.
Les mariages entre jeunes aristocrates du Hunza et du Nagar servaient à éviter les guerres entre voisins… Toutefois, à l’intérieur de chaque État, l’accès au trône était presque inévitablement l’aboutissement d’une lutte fratricide (Beg FA, 2000N41) :
Mon père était le plus jeune de ses frères. Trois ou quatre frères étaient plus âgés que lui. À cause de leurs combats mutuels, deux frères ont été tués. Mon père et ses frères avaient aussi un demi-frère. Certaines personnes ont tenté de persuader mon père que si son demi-frère grandissait, il lui serait nuisible. En tant que conseillers, ces sympathisants ont recommandé qu’il serait approprié de tuer son demi-frère. Il convient de noter que le meurtre n’était pas considéré comme une chose anormale ni étrange en ce temps. Le nom d’un frère de mon père était Babar et l’autre était Harithum. Il y a un endroit appelé Yal, un site d’éboulement sur la route du Karakoram entre Ghulmet et Pisan (dans le Nagar). Mon oncle avait sa propriété foncière à Ghulmet. Les conspirateurs ont donc fait un plan pour son assassinat. Sous prétexte de jouer au polo, mon oncle a donc été invité à Nagar Proper [carteN42]. Lorsqu’il est arrivé à Yal, il a malheureusement été tué là-bas.
À cette époque, mon père était jeune. Bref, Wazir Hamayun ([le vizir] du Hunza) et lui se sont enfuis à Gilgit afin d’inviter les forces britanniques à venir (dans la vallée). Tous deux réussirent ainsi leur mission […]. Par conséquent, la paix s’établit dans les deux principautés.
John Clark a rendu visite en 1950 au Mir du Nagar — un frère de Shams-un Nahar. Il nous livre ce commentaire (1957N22 pages 87–88) :
C’était un jeune homme intelligent et solitaire que j’ai toujours aimé. Cette visite était socialement nécessaire, car il n’aurait pas fallu dire que le Sahib américain est resté des mois au Hunza et n’a même jamais pris la peine de traverser le fleuve pour se rendre au Nagar.
Lui et le Mir du Hunza vivaient à seulement huit kilomètres l’un de l’autre et étaient liés par un mariage, mais aucun n’était jamais entré dans le pays de l’autre. Les cinq-cent ans de petites guerres continuelles entre le Hunza et le Nagar avaient pris fin dans la mémoire des hommes vivants, mais la méfiance jalouse persistait. Le Nagar, sur le nord ou la pente ombragée de la chaîne des Kailash, était fertile et bien arrosé toute l’année, produisant une quantité plus que suffisante de nourriture pour ses habitants. Le Hunza, juste de l’autre côté de la rivière, au sud du Karakoram, brûlait éternellement sous le soleil éclatant et manquait toujours d’eau et de nourriture. Ce n’est que par une discipline sévère et un dur labeur que les Hunzas se sont affirmés comme « les meilleurs hommes et les plus braves combattants dans les montagnes ». Les Nagaris, qui étaient identiques sur le plan racial et linguistique avec les Hunzas, ont passé leur vie à proclamer : « Nous sommes aussi bons que vous ! » — ce qui voulait dire, naturellement, qu’ils sentaient qu’ils ne l’étaient pas.
John Biddulph écrit dans Tribes of the Hindoo Koosh (1880A1 pages 27–28) :
La famille dirigeante du Hunza est appelée Ayeshé (céleste), d’après les circonstances suivantes. Les deux États de Hunza et Nagar étaient autrefois un, gouvernés par une branche des Shahreis, la famille dirigeante de Gilgit, dont le siège du gouvernement était Nager. La tradition raconte que Mayroo Khan, apparemment le premier thum [roi] musulman du Nagar à peu près 200 ans après l’introduction de l’Islam à Gilgit [à l’époque de l’Imam Islām Shāh, trentième imam des musulmans ismaéliens, 1368–1424] a épousé une fille de Trakhan de Gilgit, qui lui a donné des fils jumeaux nommés Moghlot et Girkis. La famille dirigeante actuelle du Nagar est issue du premier. Les jumeaux se seraient montrés hostiles l’uns envers l’autre dès leur naissance. Alors leur père, incapable de régler la question de la succession, a divisé son État en deux, donnant à Girkis le nord-ouest et à Moghlot la rive sud-est de la rivière.
L’âge n’a pas diminué leur inimité et Girkis, pendant la chasse, a été tué par un fidèle de Moghlot […] qui, l’invitant à regarder quelque chose en haut de la falaise, lui a tiré une flèche dans la gorge. Girkis n’avait qu’une fille qui selon la coutume locale est devenue la reine (ganish) du Hunza. Le premier souci de celle-ci a été de venger son père. La tradition raconte qu’elle avait juré de déchirer de ses dents le foie de l’assassin et qu’elle l’aurait vraiment fait. […]
Le jeune prince Kamal Khan du Nagir, un jeune fils de Moghlot, a traversé la rivière pendant la nuit, lui a fait la cour et a gagné son cœur. Chaque nuit les amants se rencontraient, à l’insu du reste du monde, jusqu’à ce qu’adviennent de sérieuses conséquences ; et un beau jour il a été annoncé au Hunza que, bien que la Providence n’ait pas donné un mari à la princesse, elle l’avait gratifiée d’un fils. La morale au Hunza n’est pas des plus strictes, même aujourd’hui [en 1880], de sorte qu’on a peu posé de questions. Les braves gens, en général, se sont contentés de battre leurs tambours, de danser et de se livrer à d’autres festivités à l’occasion de la naissance du prince Chiliss Khan.
Kamal Khan semble quand même s’être « mal comporté » car cette histoire est dissimulée au Hunza derrière la fiction qu’un prince du Shighnan aurait été marié à la princesse, mais qu’on a oublié son nom, de sorte qu’on l’appelle Ayesho (envoyé du Ciel), un nom qui a été adopté par la famille régnante du Hunza.
John Tobe donne une explication de l’appellation « Hunza » (1960A16 page 429) :
[…] quand les dirigeants du Shignam [Shighnan] sont arrivés au Hunza, ils ont appelé la vallée Kanjut. Ce nom est resté jusqu’au moment des Girkis qui ont appelé le pays « Hunza » parce que tous les gens étaient unis comme les flèches dans un carquois. En langue bourouchaski, Hunza signifie « flèche ».
Un autre mythe d’origine, chanté à la cour du Hunza à l’occasion du Tumushuling, la fête du solstice d’hiver, est rapporté par John Clark (1956N22 page 141) :
Dans des temps anciens, le Rajah de Gilgit gouvernait tout le pays, de Gilgit à Mintaka Pass, et tout le Nagar [carteN42], oui, ainsi que l’Ishkoman et le Yasin [carteN43], jusqu’aux frontières du Chitral [carteN44] et du Yaghistan. Il détenait le pouvoir d’un roi sur cette terre et l’exerçait également, grâce à sa connaissance de la magie, sur ses djinns, ses diables et les esprits. Mais c’était un homme mauvais, dont la force le faisait craindre beaucoup.
Le roi avait l’habitude de manger la chair d’un bébé allaité, tué chaque jour. C’était une plaie douloureuse pour son peuple, mais ils étaient impuissants à l’arrêter. Il n’avait lui-même qu’un enfant, une fille adulte qui gardait son propre conseil. Puis un jour, un jeune prince et ses fidèles courtisans ont fait irruption à Gilgit, des exilés de Perse. Bientôt, le prince et la fille du roi sont tombés amoureux. Elle lui a parlé des pouvoirs magiques de son père et lui a expliqué que cette magie ne pouvait pas résister au feu. Le jeune prince a donc arrangé un grand tamasha [une célébration] et secrètement, la nuit, avec ses serviteurs, ils ont creusé une fosse profonde près de la porte du maléfique Rajah. La nuit suivante, tout le monde est venu au tamasha en portant une torche, comme l’avait ordonné le prince. Ils ont fait semblant de provoquer une grande émeute. Lorsque le Rajah s’est précipité pour l’arrêter, il est tombé dans la fosse ; très vite, le prince et tout le peuple lui ont jeté leurs flambeaux et il a été complètement consumé. Puis le prince et la princesse se sont mariés et ont bien gouverné Gilgit. Selon la légende, l’un des neveux du prince serait devenu le premier Mir du Hunza, un autre Mir de Nagir.
Les relations compliquées entre Hunza et Nagar, et les coutumes de leurs populations, sont exposées dans l’ouvrage du colonel RCF Schomberg (1935A7 pages 125–183).
⇪ L’époque post-coloniale

Source : Jay M Hoffman (1968B5 page 89)
Après le départ des Anglais en 1947, le Hunza a fait l’objet d’avances de la République de Chine qui demandait au Mir qu’il revienne sous protection chinoise. L’Inde essayait aussi de prendre le contrôle de ce territoire bien qu’il fût peuplé majoritairement de musulmans — chiites au Nagar et ismaéliens au Hunza.
Le 3 novembre 1947, le Mir Muhammad Jamal KhanN6, dirigeant du Hunza seulement depuis 1945, a envoyé un télégramme à Jinnah annonçant son choix d’accéder au nouvel État du Pakistan. Sa décision avait été prise une semaine après que Hari Singh, le maharaja du Cachemire, ait demandé son rattachement à l’Inde suite à une tentative d’invasion par des MaseedN45 aidés par l’armée pakistanaise… et deux jours après qu’une révolte (sans effusion de sang) ait donné lieu au renversement du gouverneur Ghansara Singh et à la proclamation de la République de Gilgit-BaltistanN24. Composé de chefs militaires sans soutien de la population locale, le nouveau gouvernement n’a duré que 16 joursN46.
Le Mir a continué à régner sur le Hunza tandis que l’administration pakistanaise mettait en place un Political Agent à Gilgit sur un modèle emprunté aux Anglais. Il a aussi été nommé, en 1951, représentant du Prince Aga Khan Ismailia pour l’État de Hunza, l’Agence Gilgit, l’État de Chitral et l’Asie centraleN6.

Source : John Tobe (1960A16 page 39)
⇪ Annexion complète par le Pakistan
Le 25 septembre 1974, à la suite de manifestations locales, Zulfikar Ali Bhutto, Premier ministre du Pakistan, a destitué le gouvernement du Mir et annexé l’État sous l’autorité du gouvernement fédéral. « C’était, depuis longtemps déjà, la contrée la plus paisible, la plus instruite et la plus accueillante de ce pays. » (Grua B, 2019N37)
Le Mir Muhammad Jamal Khan avait régné de 1945 à 1974, conservant son titre jusqu’à son décès en 1976N35. Son fils aîné Ghazanfar Ali Khan IIN47 lui a succédé en tant que Gouverneur du Gilgit-Baltistan jusqu’au 14 septembre 2018. La fonction princière ayant été abolie, le titre de « Mir » est contestéN48 :
Le Hunza est une vallée célèbre de la région du Gilgit-Baltistan. La plupart des gens là-bas sont très fâchés lorsque les médias utilisent les termes : Mir du Hunza ou Rani du Hunza. « On dirait que quelqu’un m’a tiré une balle dans le cœur », dit Fida Ali, dont le grand-père a perdu la vie alors qu’il travaillait pour le dirigeant de l’ancien État princier Hunza. Le gouverneur despote était connu sous le nom de « Mir du Hunza ».

Le 28 avril 1949, l’Azad CachemireN50 — à ne pas confondre avec le Cachemire indien — a cédé au gouvernement pakistanais le contrôle complet du Gilgit-Baltistan ainsi que celui des questions de défense, des affaires étrangères et des communications dans sa propre région. Cette décision, le Karachi Agreement N51, tenue secrète jusqu’en 1990, avait été prise sans consultation du Gilgit-Baltistan. On peut lire sur WikipediaN52 :
À partir de ce moment [la signature du Karachi Agreement] et jusque dans les années 1990, le Gilgit-Baltistan a été régi par le Règlement sur la criminalité frontalière de l’époque coloniale, qui traitait les populations tribales comme « barbares et non civilisées » en imposant des amendes et des sanctions collectives. Les gens n’avaient pas le droit d’être représentés par un avocat ou d’interjeter appel. Les membres des tribus devaient obtenir l’autorisation préalable de la police pour se rendre n’importe où et tenir la police informée de leurs déplacements. Il n’existait pas de système démocratique pour le Gilgit-Baltistan au cours de cette période. Tous les pouvoirs politiques et judiciaires sont restés entre les mains du ministère des Affaires du Cachemire et des régions du Nord (KANA). Les habitants du Gilgit-Baltistan ont été privés des droits des citoyens pakistanais et azadis du Cachemire.
L’un des principaux motifs de cet état de fait était l’éloignement de Gilgit-Baltistan. Un autre facteur était que le Pakistan dans son ensemble manquait de normes et de principes démocratiques. Le gouvernement fédéral ne donnait donc pas la priorité au développement démocratique de la région. Il y avait également un manque de pression publique car une société civile active était absente de la région, les jeunes résidents instruits optant généralement pour vivre dans les centres urbains du Pakistan au lieu de rester dans la région.
[…]
À la fin des années 90, le président d’Al-Jihad Trust a saisi la Cour suprême du Pakistan d’une requête en vue de déterminer le statut juridique du Gilgit-Baltistan. Dans son arrêt du 28 mai 1999, la Cour a enjoint au Gouvernement pakistanais de garantir l’égalité de droits à la population de Gilgit-Baltistan, et lui a donné six mois pour le faire. À la suite de la décision de la Cour suprême, le gouvernement a pris plusieurs mesures pour déléguer les pouvoirs au niveau local. Toutefois, dans plusieurs cercles politiques, il a été soulevé que le gouvernement pakistanais était incapable de se conformer au verdict du tribunal en raison des fortes divisions politiques et sectaires au Gilgit-Baltistan, ainsi que des liens historiques existant entre ce territoire et la région encore contestée du Cachemire, empêchant la détermination du statut réel du Gilgit-Baltistan.
[…]
Le peuple du Gilgit-Baltistan souhaite être intégré au Pakistan en tant que cinquième province distincte, mais les dirigeants de l’Azad Kashmir sont opposés à toute initiative visant à intégrer le Gilgit-Baltistan au Pakistan. Les habitants du Gilgit-Baltistan s’opposent à toute intégration avec le Cachemire et souhaitent plutôt obtenir la citoyenneté pakistanaise et un statut constitutionnel pour leur région.
Le rattachement au Pakistan du Gilgit-BaltistanN2 a déclenché la première guerre indo-pakistanaise (1947–1948). L’Inde, qui revendique l’intégralité du Cachemire, réclame toujours le contrôle sur ce territoire, alors que le Pakistan affirme que le Cachemire indien devrait lui être rattaché puisque 90% de sa population est de religion musulmane.
Le Hunza présenté dans cet article est celui du milieu du 20e siècle, fort différent de ce qu’il est devenu après l’achèvement (en 1978) du Karakoram highwayN53 longeant la vallée pour relier le Pakistan et la Chine. Seuls les paysages magnifiques ont été préservés !
⇪ Groupes ethniques

Un témoignage « de terrain » sur les Hunzas se trouve dans l’ouvrage du colonel RCF Schomberg, Between the Oxus and the Indus (1935A7 pages 110–219).
Encore un colonel ? En effet, de nombreux ouvrages riches en données historiques et culturelles ont été écrits par des officiers sur les territoires de l’Empire britannique. Une connaissance profonde de la hiérarchie sociale était vitale pour le maintien de la chape coloniale par une armée réduite au minimum. Les chefs de tribus et dirigeants locaux assuraient le relais. C’est ainsi que la discipline académique « anthropologie sociale » a vu le jour au Royaume-Uni !
Schomberg distingue plusieurs « races » — terme ancien désignant les ethnies (1935A7 pages 125 et 127). Les orthographes des lieux ont été modifiées pour faciliter leur localisation sur la carteN26 :
Il existe trois divisions raciales distinctes dans le Hunza moderne. La partie inférieure du pays, c’est-à-dire depuis la frontière du Nagar au-dessus de Chalat Bala, le long de la rive droite de la rivière Hunza, à l’exclusion de Murtazabad, est peuplée par des habitants de la vallée de l’Indus. De Murtazabad à Altit, tous deux inclus, les habitants sont les premiers habitants du Hunza. Au-delà de Altit, à partir de Gulmit, le pays est connu sous le nom de Little Guhjal, autrefois un état indépendant avec son propre gouverneur ; il était peuplé de Wakhis.
Il existe également de nombreuses colonies, généralement récentes, d’hommes Hunza dans d’autres régions du pays, par exemple Misgar [N54], et dans la plupart des cas, les terres nouvellement ouvertes sont colonisées par des habitants du Hunza eux-mêmes, la surpopulation y étant très importante. Le Hunza proprement dit, à la différence de l’État moderne du Hunza, n’est en réalité que le district qui s’étend le long de la rivière sur cinq ou six miles et dont le chef-lieu est Baltit [proche de KarimabadN23]. Les hommes du Hunza ont vécu ici pendant des siècles dans un isolement complet. […]
Les gens eux-mêmes disent qu’ils viennent de Badakhan et de Wakhan, ou, en d’autres termes, qu’ils sont d’origine iranienne et touranienne, turcs et tadjiks. […]
Contrairement à John Biddulph (1880A1), RCF Schomberg ne classe pas dans la même race/ethnie les habitants du Hunza et du Nagar. Tout en reconnaissant leur origine commune il y a plusieurs siècles, il souligne leur différentiation consécutive à l’immigration. Il décrit ainsi les Hunzas (1935A7 pages 128–129) :
Comment sont les gens du Hunza ? Je devrais les décrire comme étant de peau claire, bien bâtis et actifs, de taille moyenne et plutôt larges. Ils sont adaptables et réactifs, et leur intellect est au-dessus de la moyenne de celui de leurs voisins. […]
En tant que charpentiers et maçons, armuriers, ferronniers ou même orfèvres, ingénieurs des routes, des ponts ou des canaux, les hommes Hunza sont remarquables. Même leur tissu fait à la maison est meilleur que tout autre, et ils démontrent leur talent supérieur d’une douzaine de façons. […]
L’un de leurs défauts est leur tendance à se quereller. Ce sont de grands individualistes qui ne s’accordent pas facilement. Ils sont égoïstes envers leurs familles. Un Hunza quittera son domicile pour gagner sa vie, mais enverra rarement de l’argent ou même une lettre à ses proches. Leur péché est celui de l’avarice. La cupidité est la malédiction du Karakoram, mais elle est pire au Hunza que partout ailleurs.
Schomberg tempère les écrits de Knight, cités précédemment, qui selon lui reflétaient un point de vue trop péjoratif sur les « tribus » que le Royaume-Uni avait décidé de coloniser. Sous la férule des Anglais, les dirigeants du Hunza s’étaient engagés, en gage de leur autonomie, à ne plus se livrer à des actes de guerre. Au moment où Schomberg rédigeait son livre (en 1935) les raids et trafics d’esclaves n’étaient plus qu’un lointain souvenir. Il ira jusqu’à avancer l’excuse de la pauvreté pour justifier leurs pratiques anciennes (Schomberg RCF, 1935A7 page 129) :
Les bonnes et mauvaises qualités des hommes Hunza proviennent de l’environnement dans lequel ils vivent, où la surpopulation est grande, où l’existence est une lutte et où la terre et l’eau sont tout à fait insuffisantes. Des écrivains ont décrit le Hunza comme un État de voleurs, le Mir comme un chef de voleurs, et Knight [1893A2] a été particulièrement virulent dans cette description inexacte et bâclée. Le peuple était habitué à des incursions et des raids, à l’instar des Pathans, car aussi bien au Hunza qu’au Nord-Ouest les conditions économiques les obligeaient à le faire. Mais il est puéril de désigner ces paysans industrieux comme une simple race de voleurs. Ce qu’ils n’ont jamais été. […]
Il reconnaît toutefois une appétence pour l’argent chez les souverains de la vallée de la Hunza, ce qui permet de mieux comprendre les difficultés rencontrées quinze ans plus tard par John Clark (voir plus bas) dans ses tractations avec le Mir du Hunza (Schomberg RCF, 1935A7 page 183) :
Les notables du Cachemire peuvent être vénaux, mais c’est souvent le cas en Inde et je doute qu’ils soient pires que la plupart de leurs collègues. S’ils prennent de l’argent c’est pour un service rendu, alors que les dirigeants [de la vallée de la Hunza] prennent de l’argent à toute occasion, comme un droit inaliénable, et ne font rien en retour.
Le colonel Schomberg signale enfin un mécanisme qui a pu jouer un rôle important dans la survie et la santé de ce peuple isolé (1935A7 page 130) :
Autonomes et satisfaits, ils sont restés intacts et sans influence, et ce n’est qu’après l’expédition britannique de 1891 qu’ils ont commencé à chercher un emploi en dehors de leur pays. En raison de cet environnement, les habitants du Hunza conservent encore un certain nombre de mœurs et coutumes qui ont disparu ailleurs.
Ils sont divisés en quatre tribus, à savoir Diramitting, Baratilling, Khuru Kutz et Burong, de par les quatre fondateurs Diram, Barat, Khuru et Bourane, mais ces divisions sont sociales, pas raciales ni territoriales. Jusqu’en 1930, toutes ces tribus étaient totalement exogames, on ne se mariait jamais au sein de sa tribu, mais des cas endogames sont maintenant [en 1935] connus. Par exemple, un de mes hommes, Hasil Shah, a épousé sa cousine germaine mais ils n’ont pas eu d’enfants. Il y a quelques années, tout mariage au sein de la tribu était quasiment vu comme un inceste.
Ce détail est important. L’isolement était compensé par une exogamie réglée par la partition de la population en groupes distincts. On peut y voir une forme optimale de préservation du groupe ethnique dans son ensemble. Un mécanisme semblable aurait assuré la survie et le développement des premiers habitants de l’Australie.
La même pratique d’exogamie est décrite par John Tobe, qui la tient du Mir Muhammad Jamal Khan, avec une orthographe différente des noms de tribus : « Diramiting, Khorokoch, Borong, Barataling » (Tobe JH, 1960A16 page 303). Barbara Mons précise que la famille princière appartient à une tribu distincte des précédentes (1958A15 page 110) :
La famille royale a de larges ramifications et forme à elle seule une division ou classe tribale, appelée Thamo, subdivisée en Kareli, de naissance royale des deux côtés, et Arghundaro, d’origine commune du côté féminin. À l’intérieur de ce groupe, le mariage a lieu avec l’approbation du Mir ou à son choix.
Une autre division, hiérarchique celle-ci, est décrite par Niegel Allen (1990A20 page 404) :
La société hunza, comme celle des vallées arides plus à l’ouest en Afghanistan et à l’est dans l’Himalaya, était hiérarchiquement divisée. Le groupe d’élite au Hunza était les Akabirs, qui mangeaient des nourritures de haut statut, cultivées localement, comme le blé et l’orge. Le second groupe, les Shader, consommaient du blé et de l’orge quand ils y avaient accès, mais étaient obligés occasionnellement de manger du mil sétaire [millet des oiseaux] et du sarrasin doux ou amer. Ces variétés de sarrasin étaient la base de subsistance des Barbardar, le groupe le plus bas, dont le statut était à peine supérieur à celui des esclaves. Une classe encore plus basse comprenait les musiciens et forgerons du Mir. La réhabilitation sociale de ces gens est en cours, grâce au paternalisme bénéfique des dirigeants musulmans ismaëliens, et plus tard leur village a été rebaptisé de “Domashi” à “Mominabad” dans une tentative publique d’éradiquer leur ancien statut de dominés. Aux moments de pénurie d’eau, les Barbardar étaient les premiers à être affamés au printemps.
⇪ De la légende au mythe
Dans sa description détaillée des us et coutumes des habitants du Gilgit-Baltistan (1935A7 pages 125–197), le colonel RCF Schomberg ne s’est pas prononcé sur la santé ou la longévité des populations en général, ni de celles des Hunzas en particulier.

Source : E.O. Lorimer, 1939A3 page 224.
Photo reproduite sans référence dans l’ouvrage de Bircher, 1952 (1942)B1 page 81.
Il est douteux que McCarrison et d’autres visiteurs européens — mis à part les époux Lorimer — aient pu mener des enquêtes de terrain en raison des barrières sociales et linguistiques. La langue principale des Hunzas est le bourouchaskiN55. Le shinaN56 et le wakhiN57 sont aussi parlés dans la vallée de la Hunza. Plus tard, John Clark (1956N22) communiquait en ourdou, langue officielle du Pakistan enseignée aux écoliers, et il avait pris comme interprètes des jeunes gens « du peuple ». Pour presque tous les autres visiteurs, après 1945, les échanges entre étrangers et population étaient habilement pilotés par le Prince (Mir) Muhammad Jamal KhanN6 et ses proches. Ce filtrage de l’information a largement contribué au renforcement des croyances sur la santé et la longévité des Hunzas.
En 1938, Guy Wrench écrivait (A8 page 14) :
Les Européens ne séjournent pas en Hunza. En transit, ils passent quelques jours à Baltit [Karimabad], capitale de Stanza, achetant des fournitures pour la suite de leur voyage et profitant de l’hospitalité de son célèbre gouverneur le Mir Muhammad Nazim Khan. Il n’existe aucun rapport sur le Hunza par un de ses résidents. Néanmoins, de nombreux voyageurs ont fait part de leurs impressions sur le Hunza, et les officiels de la Gilgit Agency à laquelle le Hunza est maintenant rattaché doivent visiter la vallée dans leurs tournées officielles. Ainsi, on connaît un bon nombre de choses sur le peuple Hunza, mais superficiellement plutôt que de manière intime.
C’est typiquement le cas de la plupart des voyageurs occidentaux auteurs des livres qui ont façonné l’opinion sur le Hunza. La construction du mythe d’un groupe doté de qualités surhumaines est emblématique de la naïveté de certains Occidentaux face à des populations dont ils ne connaissent ni la langue ni les coutumes.
Le fantasme d’un berceau de la sagesse humaine protégé de toute « pollution civilisatrice » — les « sauvages en bonne santé » selon William T Jarvis (1981N7) — a exercé la même fascination que la recherche compulsive de l’Eldorado illustrée par Werner Herzog dans son film Aguirre, la colère de DieuN58 !
⇪ Maladies et mortalité
Dans son ouvrage Studies in Deficiency Diseases, le docteur Robert McCarrison parlait ainsi des Hunzas (1921A4 page 9) :
Ma propre expérience inclut un exemple de race, jamais surpassée dans la perfection physique et l’absence de maladie en général […]
Jay Milton Hoffman cite à l’appui de cette affirmation (1968B5 page 222) un événement relaté dans l’ouvrage Holiday in Hunza publié par une maison d’édition adventiste (Henrickson JH, 1960A14). Nous verrons que les Adventistes ont joué un rôle important dans la glorification du végétarisme des Hunzas.
Le « show » à l’intention des voyageurs américains était orchestré par la famille princière (A14 pages 72–73) :
La Rani [Shams-un Nahar] avait suggéré au Dr. Verna [Verna L. Robson] que dimanche matin elle reçoive les femmes nécessitant des soins médicaux. Le Dr. Verna était prête à cela, bien qu’elle eût très peu de médicaments. Une des salles du deuxième étage du palais a été aménagée en salle d’examen et, à 10 heures, les femmes ont commencé à arriver. La Rani elle-même a conduit chaque femme chez le médecin et l’a présentée. Son Altesse traduisait les propos de la patiente en ourdou pour l’infirmière Laurice, et Laurice traduisait en anglais pour le médecin. Dix-sept femmes sont venues pour une consultation et des conseils. Elles ont apporté des assiettes de fruits et de légumes jusqu’à ce que la table de la réception soit couverte de produits.
Le Dr Stan [Stanley Wilkinson] semblait tenir une clinique en continu, car chaque jour plusieurs personnes venaient sous sa tente, appelaient “Doctor-Sahib” et expliquaient “j’ai mal ici” ou “mon bacha [enfant], il ne va pas bien”.
Hoffman a collecté d’autres informations sur cet événement qu’il livre ici, avec une conclusion épatante dans son chapitre titré : Est-ce que quelqu’un tombe jamais malade au Hunza ? (Hoffman JM, 1968B5 page 222) :
J’ai écrit à Mme Henrickson pour lui demander des éclaircissements sur les affirmations ci-dessus. Elle m’a répondu que les deux médecins avaient vu environ 66 patients et que, dans la clinique du Dr Stan, il voyait surtout des enfants atteints de dysenterie ou de maux des yeux causés par des pièces remplies de fumée parce qu’elles n’avaient pas de cheminées — seulement une lumière ouverte dans le toit. Ainsi, sur une population d’environ 55 000 personnes, seules 17 femmes sont venues voir le Dr Verna L. Robson à l’époque quand elle a tenu la clinique [un seul jour] ! Les autres patients composés d’hommes et d’enfants venus voir le Dr Stanley L. Wilkinson étaient au nombre d’environ 49 et il s’agissait principalement d’enfants.
Pour le moins, c’est un miracle moderne que si peu de gens sur 55 000 aient été suffisamment malades pour venir voir les médecins. Je crois sincèrement que ces faits indiquent que les habitants du Hunza sont effectivement les plus sains du monde et que leur pays est véritablement une fontaine de jouvence.
Statistique impressionnante, en effet… Sauf qu’il aurait dû se demander comment les 55 000 habitants de la « fontaine de jouvence » avaient été prévenus de la présence des deux médecins… On peut même s’étonner qu’un si grand nombre aient consenti à venir, que ce soit dans le palais du Mir, les bras chargés de fruits et légumes — ce qui laisse entendre qu’il s’agissait de femmes aisées proches de la famille princière — ou sous la tente d’un étranger qui ne parlait pas leur langue. Jewel Henrickson avait d’ailleurs signalé dans son ouvrage Holiday in Hunza (1960A14) que de nombreux patients s’étaient présentés spontanément après la scène dans le palais du Mir (voir plus bas).
Le docteur Hoffman reconnaît toutefois (1968B5 page 221) — mais sans donner de chiffres — que « de nombreux bébés et jeunes enfants souffrent de dysenterie à cause de la mouche égyptienne [?] très commune au Hunza et du manque d’hygiène ». Ceci après avoir déclaré (B5 page 108) qu’il n’y avait pas d’insectes au Hunza !
John Tobe raconte en détail un entretien qu’il a eu en 1959, en présence du Mir Muhammad Jamal Khan, avec Muhammad Yusuf Khan, un jeune médecin pakistanais posté à Aliabad (Tobe JH, 1960A16 pages 379–387). Le médecin évoque des cas d’épilepsie mais Tobe estime ils sont nettement moins fréquents — ou diagnostiqués ? — qu’aux USA. La maladie la plus prévalente, selon le médecin, serait la dysenterie qui est rarement grave. Des goitres commencent à apparaître de manière inquiétante chez les jeunes gens. Approuvé par le Mir, John Tobe les attribue au fait que, depuis une dizaine d’années, les gens utilisent du sel « raffiné » importé de Gilgit au lieu d’utiliser le sel de mine « naturel » de Shimshal. Une erreur manifeste car le « sel de l’Himalaya » est moins riche en iode que le sel de mer. La même explication — sel « raffiné » au lieu de « naturel » — est avancée pour justifier la progression inquiétante des caries dentaires, sans jamais envisager que leur découverte plus fréquente pourrait être associée au suivi et à l’accès aux soins dentaires.
Le médecin reconnaît que les Hunzas sont réfractaires à l’idée de venir le consulter, étant plutôt enclins à croire que les maladies sont causées par de mauvais esprits (Tobe JH, 1960A16 page 384). John Tobe admet que les maladies des yeux et des poumons peuvent frapper en hiver, à cause de la fumée des feux sans cheminée, et que les femmes en sont les premières victimes.
Barbara Mons a interrogé le médecin en poste à l’hôpital de Baltit, en 1958, alors qu’il s’apprêtait à opérer une appendicite (Mons B, 1958A15 page 105) :
Dr. Safdar Mahmood a récemment envoyé à mon mari une analyse de tous les cas de maladies qu’il a eues à traiter l’an dernier. Elles comprennent, en plus d’une multitude de plaintes humaines les plus ordinaires, 384 cas de dysenterie, 1 de typhoïde, 734 d’autres maladies intestinales, 290 de paludisme, 113 de fièvre rhumatismale, 426 de goitre.
Elle ajoute que le forgeron de Baltit reçoit fréquemment des personnes venues lui faire arracher des dents plutôt que de faire appel à un dentiste.
Selon le docteur Muhammad Yusuf Khan, les femmes ne consultent pas pour des problèmes gynécologiques et se résignent à mourir lorsque la maladie s’aggrave (Tobe JH, 1960A16 page 385). Elles travaillent dur jusqu’aux jours de leurs accouchements, croyant que les efforts physiques facilitent la parturition. Le médecin reconnaît enfin, sans citer de chiffres, que la mortalité infantile « n’est pas aussi faible que ce que certains auteurs voudraient nous faire croire » (A16 page 386). Les quatre premiers fils du couple princier (Muhammad Jamal Khan et Shams-un Nahar) sont morts en bas-âge, mais les parents soupçonnent qu’ils ont été empoisonnés par un membre de leur famille ou un serviteur (Henrickson JH, 1960A14 page 63).
John Tobe dit avoir lu le livre de John Clark (1957A11) mais curieusement il ne commente pas ses observations sur la santé de la population du Hunza… Ses critiques des travaux de Clark reflètent d’ailleurs une lecture superficielle ou fortement biaisée. Il revient sur son entretien avec le médecin dans le chapitre Misconceptions de son ouvrage (Tobe JH, 1960A16 pages 620 et 617) :
Des affirmations précises du médecin qui était en poste à Aliabad au Hunza, il est vrai que des maladies telles que le cancer, le diabète, les maladies cardiaques et l’hypertension sont absolument inconnues au Hunza. Mais il existe d’autres maladies, peut-être pas aussi cruciales mais, néanmoins, des maladies graves. À mesure que de plus en plus de raffinements de la civilisation seront connus et utilisés au Hunza, il est certain que de nombreuses autres maladies de civilisation, pour l’instant inconnues au Hunza, arriveront dans ce pays. […]
Je n’ai encore jamais vu de race aussi saine que celle des Hunzas. Mais dire que c’était une race qui jouissait d’une santé parfaite, je le considèrerais un peu exagéré, car le médecin traite quelques patients de temps en temps actuellement, et l’hôpital accueille des personnes malades. Je dois avouer honnêtement que je n’ai vu aucun malade au Hunza, mais il y en a beaucoup qui ne jouissent pas d’une santé parfaite.
Tobe attribue la santé de la plupart des Hunzas à leur isolement géographique et au « magnétisme des sommets imprenables démesurés [qui] donne des forces à de nombreux humains » (1960A16 page 268). S’il dit vrai, on serait en droit de lui demander pourquoi leurs voisins les plus proches du Nagar n’en ont pas bénéficié. La seule tentative d’explication serait que le sol du Hunza est beaucoup plus accidenté et inhospitalier, induisant une forme de résistance naturelle (1960A16 page 25).

Des témoignages de situations vécues par les visiteurs illustrent avec certitude les capacités physiques exceptionnelles de certains Hunzas, comme les trois hommes qui ont accompagné Franc Shor à la chasse au mouton Marco PoloN59 au-dessus du glacier Batura (Shor F, 1953A10 page 500) :
Les guides trouvaient que je progressais trop lentement. Le shikari [chasseur] restait avec moi mais les pisteurs se précipitaient en avant comme des chiens de chasse, faisant au moins trois fois plus de chemin que moi sans manifester la moindre trace de fatigue. […] Les Hounzas voulaient chasser toute la nuit. J’étais épuisé, mes pieds étaient en plomb, mes poumons sur le point d’éclater, mon cœur dansait la sarabande. […]
L’ovis polii [mouton Marco Polo] a un corps de la taille d’un âne, une grosse tête et de magnifiques cornes courbées. Un record du monde de tête, juste à côté, avait des cornes de 2 mètres le long de la courbe extérieure. Je me suis allongé, attendant que ma respiration haletante se calme. Puis j’ai appuyé le fusil sur la crête, visé et pressé la gâchette.
Les animaux qui paissaient se sont enfuis, comme propulsés par des hélices. Ils ont jailli en grimpant au mur rocailleux. Tous sauf un gros bélier. Il est resté immobile une seconde puis a dévalé la pente. Tair Shar a tiré. Le jeune bélier a chuté en plein vol. […]
Il nous a fallu, au guide et à moi, six heures pour revenir au village. Peu après, les pisteurs sont arrivés, chacun avec ses cent kilos de mouton sur le dos. Aucun d’eux n’avait l’air fatigué.
Le mouton Marco Polo (ovis ammon polii) est un mouton alors que le bouquetin, bien plus fréquemment rencontré, est apparenté à la chèvre (Tobe JH, 1960A16 page 468).
Il est compréhensible que Franc Shor ait par la suite tenté de dissuader Allen Banik, âgé de de 52 ans, de se rendre au Hunza (Banik AE, 1960B2 page 30) !
L’agilité remarquable des Hunzas est confirmée par Tobe (1960A16 page 373) :
On a beaucoup parlé des habitudes de marche des Hunzas… les longues distances, les montées, leur endurance et leur démarche légère. J’ai peu d’expérience de leur endurance, mais de leur démarche je peux parler avec un certain degré d’autorité. Ils ont la marche et la cadence les plus légères et les plus agiles que j’ai jamais vues de ma vie. Ils semblent glisser ou sauter sans effort. Si des habitants de la planète ont appris à marcher sans gaspiller d’énergie, je crois que les habitants du Hunza connaissent ce secret. […]
Je n’ai aucun souvenir d’avoir vu un Hunza se reposer après une marche. […] En outre, ils ne s’affaissaient jamais, que ce soit en marchant, debout ou assis. Peu importe où vous les ayez vus, ils gardaient la tête droite et la poitrine ouverte.
Et page 181 :
Je regrette mon incapacité à décrire leur méthode de marche en détail. Mon vocabulaire n’est tout simplement pas à la hauteur pour donner une description adéquate de la démarche de ces hommes Hunza. Je ne l’ai vu nulle part ailleurs dans mes voyages. Non, même les Nagirwals ne marchaient pas comme les Hunzas.
Il reconnaît toutefois que l’endurance des Nagaris était comparable à celle des Hunzas (Tobe JH, 1960A16 page 618).
Les observations de médecins (ou voyageurs profanes) qui disent s’être renseignés sur la santé des Hunzas sont au mieux basées sur un entretien avec le responsable du centre médical, en présence du Mir ou de l’un de ses proches. Ils n’ont pas mené d’enquête sur la population, loin de ce centre, avec des instruments médicaux. Comment peut-on affirmer qu’il n’y a pas de diabète sans mesurer la glycémie, ou de problème cardiaque sans vérifier la tension artérielle et autres paramètres ? Le matériel médical était peu sophistiqué au milieu du 20e siècle : aurait-on pu détecter des cancers ou des maladies cardiovasculaires en l’absence d’outils de diagnostic ? J’entends encore dire, dans mon village au 21e siècle, que telle personne âgée est morte « d’un arrêt du cœur »…
À cette époque, les personnes gravement malades au Hunza n’étaient pas en mesure de se déplacer, encore moins les femmes qui avaient la charge de la maison. Elles n’osaient pas non plus approcher un médecin inconnu, de sorte qu’on ne pouvait s’étonner qu’elles meurent en moyenne cinq ans plus jeunes que les hommes. Le docteur Banik nous offre sa version « moitié du verre plein » en écrivant : « Les hommes survivent aux femmes en moyenne de cinq ans » (Banik AE, 1960B2 page 225) ! 😣
Si en 1959 les personnes malades — surtout les femmes — ne pouvaient, ou ne voulaient pas, venir consulter un médecin pakistanais à Aliabad, centre de la vallée de la Hunza, il est encore moins probable qu’elles aient marché plus de 100 kilomètres pour venir consulter un médecin anglais à Gilgit au début du siècle. Il n’y a donc rien d’étonnant à ce que Robert McCarrison n’ait connu que des Hunzas (hommes) en pleine santé. Il n’empêche que son incantation « un exemple de race, jamais surpassée dans la perfection physique et l’absence de maladie en général » (McCarrison R, 1921A4 page 9) est reprise à l’unisson comme preuve que les Hunzas jouissent d’une santé éblouissante.
Parmi les 5684 patients qu’il a soignés en 1950, John Clark a dressé une liste des maladies les plus fréquemment rencontrées : dysenterie, teigne, impétigo, cataracte, tuberculose, scorbut, paludisme, ascaridiase (vers), leucoderme, staphylocoque, caries dentaires, goitre, bronchite, grippe, pneumonie, genoux rhumatisants du rachitisme etc. Effectivement, aucune des maladies chroniques qui frappent les « civilisés » de manière plus visible aujourd’hui… Il expose dans son livre les réticences des habitants face à l’inefficacité et la dangerosité des dispensaires médicaux installés dans la région (Clark J, 1957N22 page 155) :
Un père a conduit sa petite fille là où j’étais assis sur la véranda du bungalow-dak. Son visage était terrible à voir ; un globe oculaire était aveugle et cicatrisé et l’autre suintait de pus sanglant sur sa joue. J’ai donné un traitement d’urgence avec des sulfamides et me suis tourné vers le père.
— « Emmenez cet enfant à Gilgit immédiatement ! Ils pourraient peut-être sauver la vue de cet œil unique. »
— « Non, Sahib », a‑t-il dit fermement, « nous n’irons pas là-bas. »
— « Pourquoi pas ? » ai-je demandé.
— « Parce que je l’ai emmenée là-bas il y a six mois lorsque son premier œil est devenu douloureux et que le médecin n’a rien fait pour elle », a‑t-il répondu.
— « Pourquoi ne l’emmenez-vous pas au responsable du dispensaire gouvernemental à Chalt, alors ? » ai-je demandé.
— « Parce que le responsable lui-même m’a dit qu’il n’avait aucun médicament qui pourrait l’aider. Seul ton médicament nous guérit, Sahib, et quand tu n’es pas là, il n’y a personne pour s’en occuper. »J’ai été de nouveau surpris par les pressions qui m’épuisaient ! Neuf garçons du Hunza dépendent de moi pour l’éducation et la nourriture. Les gens d’ici et de chaque oasis deviennent aveugles, meurent d’une pneumonie, souffrent de maladies que je pourrais soigner… L’avenir économique de la région dépend de mes enquêtes [géologiques]… Je ne pouvais pas tout faire ! Des cas comme celui-ci me venaient presque tous les jours. Si je ne les soignais pas, les gens tombaient malades, devenaient aveugles ou mouraient. Si je les traitais, j’étais accusé de diminuer le prestige du gouvernement pakistanais. En fait, si le Dr Mujrad Din, chirurgien de l’Agence, s’était rendu dans cette région avec son excellente formation en médecine, mon travail médical aurait été réduit aux premiers secours occasionnels. Je savais […] avec quel enthousiasme le gouvernement pakistanais aurait appuyé tous les efforts qu’il aurait pu déployer. Il n’avait qu’à réquisitionner pour que du matériel moderne et des médicaments soient envoyés en remplacement des remèdes dangereusement périmés des dispensaires locaux.

Dans The Concise Encyclopedia of Foods and Nutrition (Ensminger A, 1995A21 page 619 voir ci-dessus), on peut lire :
En fait, il apparaît que les rapports d’excellente santé et longévité de ces gens sont moins que précis, puisqu’une équipe de médecins japonais a découvert plusieurs cas de cancer, de maladies cardiaques et de tuberculose au cours d’études et n’a obtenu que peu de preuves d’une longévité particulière de la population du Hunza (Jarvis WT, The Myth of the Healthy Savage, 1981N7 page 19). La mortalité infantile y est extrêmement élevée, avec un taux de mortalité de 30% avant l’âge de 10 ans, et 10% des adultes décèdent avant l’âge de 40 ans. Il apparaît donc que les vieillards Hunza actifs observés par les chercheurs de secrets de longévité représentaient les plus résistants de ce groupe, bénéficiant d’une faculté exceptionnelle d’adaptation aux conditions primitives.
En 1950, John Clark ne disposait pas de statistiques démographiques mais il collectait des données sur les dizaines de personnes qui se présentaient chaque matin à son dispensaire médical de Baltit (Karimabad), ainsi que sur les jeunes gens recrutés dans son école de sculpture sur bois (Clark J, 1957N22 page 170) :
Cette nuit-là, j’ai fait un recensement dans mon école afin de savoir combien d’étudiants avaient perdu des membres de leur famille immédiate. La table de mortalité se lisait comme suit :
Gohor Hayat : mère, 3 frères, 2 sœurs
Sherin Beg : 1 frère, 1 soeur
Nour-ud-Din Shah : mère, 2 frères, 2 sœurs
Muhammad Hamid : mère, 1 sœur
Burhan Shah : 1 frère, 1 sœur
Nasar Muhammad : mère, 2 frères, 1 sœur
Mullah Madut : 2 frères
Suleiman Khan : 1 frère
Ghulam Rasul : pèreCes neuf garçons [voir la photo du groupe plus bas] appartenaient tous à des familles plus aisées que la moyenne ; ils mangeaient mieux que la nourriture habituelle et vivaient dans des maisons propres. Ceux qui ont écrit sur les « Hunzas en bonne santé » et les avantages du « jardinage biologique » ont propagé un mythe sans se préoccuper de connaître leur véritable situation. [Gohor] Hayat a résumé rapidement et brutalement la vie au Hunza : « Ceux d’entre nous qui vivent sont forts. Ceux qui ne le sont pas meurent. »
⇪ Longévité
Christian Godefroy n’hésite pas à raconter (1984B7 pages 18–19) :
Un Hunza ayant atteint l’âge quasi-incroyable de 145 ans, et qu’on hésite cependant encore à qualifier de vieillard, marche encore avec une facilité déconcertante, sans cane ni soutien, le buste bien droit, la taille mince, dépourvu de cet inévitable ventre qui flétrit la silhouette de la plupart des Occidentaux d’un certain âge. ➡ Même à 145 ans ? 🙂 Cet ancien (c’est ainsi que les Hunzas appellent les gens du troisième âge qui est d’ailleurs chez eux le véritable âge d’or) était dans une forme resplendissante, et il le prouva d’une façon tout à fait surprenante, et à vrai dire presque incroyable à nos yeux. En effet, il jouait encore au volley-ball avec des plus « jeunes » qui devaient avoir aux alentours de 70 ans (moins de la moitié de son âge) et ne semblait pas se lasser de sauter pour attraper le ballon. Un spectacle à vous couper le souffle ! À la fin de la partie, il n’alla pas se coucher ni même s’asseoir pour récupérer, et n’eut pas besoin de recourir aux services d’un masseur pour soigner ses courbatures. Non, il alla plutôt assister au Conseil de la ville, à titre d’ancien, en se rendant au château du Souverain, 400 mètres d’altitude au-dessus du terrain de jeu !…
Tel que rédigé, on pourrait croire que ce récit provient du vécu personnel de Christian Godefroy. Sachant que l’auteur n’a pas visité le Hunza, on devrait attribuer le témoignage au docteur McCarrison, seule « autorité » mentionnée au début de l’ouvrage. En réalité, il est l’œuvre de Renée Taylor (1964N60 page 89) :
Je sentis tout à coup que quelqu’un me regardait. C’était un ami, un jeunot [sic] de cent quarante-cinq ans. Il ne parlait pas un mot d’anglais mais il avait un joli sourire et, quand il me regardait, je sentais que je comprenais ce qu’il voulait me dire. Il se rappelait quelques contes merveilleux et des histoires qu’il raconterait aux enfants, et qu’eux à leur tour raconteraient à d’autres. Sa longue barbe blanche était soyeuse, ses cheveux blancs joliment fournis et bien tenus. Grand et mince, il avait l’air si jeune sous le soleil luisant.
La suite de cette histoire est effectivement la participation du « jeunot » au match de volley-ball puis au Conseil des Anciens. Mais comment savait-elle son âge ? Le Mir Muhammad Jamal Khan lui avait expliqué (Taylor R, 1964N60 page 75) :
L’âge n’a rien à voir avec le calendrier. L’âge n’est que le murissement du corps et de l’esprit. Ici, en Hunza, l’âge d’un homme est calculé uniquement en fonction de ses réalisations : plus il en a fait, plus il a acquis de sagesse, donc plus grande est sa maturité, donc sa valeur.
Cette déclaration — du genre qui pourrait être likée par des millions de lecteurs de Facebook — est ambivalente. Au delà de la leçon de sagesse à laquelle on ne peut qu’adhérer, elle permet de passer sous silence que le Hunza ne disposait d’aucun registre d’état civil, ce que tous les voyageurs ont confirmé, entre autres Barbara Mons (1958A15 page 106). Les habitants du Hunza ignoraient tout du calendrier. Le Mir peut donc tranquillement ajouter (Taylor R, 1964N60 page 76) :
Du jour de sa naissance [date d’anniversaire] un Hunzakut n’est jamais choyé. Il reste actif jusqu’au jour de sa mort et ne pense pas qu’il est en train de vieillir. Ici, nous n’avons que le temps de penser aux choses nécessaires. Se préoccuper d’une abstraction aussi indéfinissable que le tic-tac d’une horloge ou tourner la page du calendrier, c’est de la démence.

Source : Renée Taylor & Mulford J Nobbs (1962B3 page 48)
Selon Renée Taylor (1962B3 page 43), la teinture au henné était un signal coutumier que l’homme âgé cherchait une nouvelle épouse. Elle publie (page 45) la photo d’un vétéran à la barbe teintée « qui était un formidable champion et guerrier il y a plus d’un siècle »…
John Tobe, en 1959, a lu et entendu parler d’hommes hunzas « qui pourraient atteindre l’âge de 140 ans » mais il aborde le sujet sous la forme d’une question (1960A16 page 404) à laquelle il répond plus loin par la négative (A16 page 616) :
L’homme le plus âgé que j’aie pu trouver au Hunza aurait 105 ans. Je tiens à souligner fermement qu’aucune statistique vitale n’est conservée au Hunza. Par conséquent, il n’est pas facile de définir un âge ou une date précise. J’admets toutefois que l’âge de ce vieil homme était correct et établi sans l’ombre d’un doute. Le fait qu’il était en vie avant la naissance du grand-père du Mir ([Muhammad Nazim Khan] décédé en 1938 à l’âge de 79 ans) prouve amplement que la déclaration est exacte. Il y a beaucoup de gens au Hunza âgés de plus de 90 ans, un bon nombre de plus de 95 ans et quelques uns de plus de 100 ans.
Franc Shor écrit en 1952 que le Conseil des Anciens était formé de douze membres « dont la moitié de plus de 80 ans » alors que le plus âgé se donnait 97 ans (Shor F, 1953A10 pages 493–495).
L’étude de la littérature me permet de dire que, pendant les visites des Occidentaux précédant celle de John Tobe en 1959, le Mir Muhammad Jamal Khan n’affichait pas encore sa croyance en une longévité exceptionnelle des Hunzas — « plus de 120 ans et jusqu’à 140 ans ». Il la formulera explicitement, deux ans plus tard, dans son avant-propos de l’ouvrage de Jay Milton Hoffman (1968B5)… peut-être sous la dictée du gériatre (voir plus bas) et certainement avec la bénédiction de Renée Taylor (1962B3).

Source : Barbara Mons (1958A15 page 80)
John Tobe a osé remarquer que les femmes Hunza lui paraissaient plus vieilles que leur âge, bien qu’il en ait aperçu rarement car elles s’enfuyaient à son approche (1960A16 page 617)… ce qui n’a rien d’étonnant ! Il juge fantaisistes les propos d’Occidentaux qui affirment : « Des femmes de 80 à 90 ans paraissent aussi jeunes que nos femmes de 30 à 40 ans » (A16 page 298). Il reconnaît (page 617) que la plus belle personne qu’il ait eu le privilège de rencontrer au Hunza était la Rani Shams-un Nahar, originaire de l’État voisin du Nagar. Un privilège, car quelques années plus tôt elle vivait encore en ségrégation — purdahN61 —, seule femme du Hunza soumise à cette coutume (Shor JB, 1955A12 page 282 ; Shor F, 1953A10 page 498). Elle avait sollicité l’accord de son époux pour abandonner cette coutume après un séjour à Karachi (Henrickson JH, 1960A14 page 60).
N’ayant pas osé demander son âge, Tobe estime qu’elle doit être dans la quarantaine puisqu’elle s’est mariée en 1934 et sa fille aînée, Dur e Shawar, a déjà deux enfants. Shams-un Nahar a été mariée à l’âge de 14 ans comme elle le précise dans un entretien (Beg FA, 2000N41). Elle devait donc avoir 39 ans en 1959. Tobe écrit admirativement : « Elle ne paraît pas avoir un jour de plus que 25 ans » (Tobe JH, 1960A16 page 299).
Dans un commentaire de la page Les Turcs de Hunza : le secret d’un peuple qui peut vivre jusqu’à 145 ansN34, Bernard Grua intervient :
Pour ma part j’ai connaissance de personnes qui y sont décédées du cancer. J’ai ouvertement posé la question de la longévité à Alam Jan Dario, un habitant de Chapursan, qui est une référence locale et internationale. Sans se prononcer sur le passé, il dit qu’aujourd’hui la longévité des personnes n’est pas plus remarquable qu’ailleurs. Je n’ai d’ailleurs pas remarqué un pourcentage important de personnes âgées. On peut ajouter que, compte tenu des difficiles conditions de vie et des maternités précoces, les femmes ayant plus de trente ans paraissent plus âgées que celles de nos pays occidentaux.
Le témoignage de John Tierney, qui a visité le Hunza en 1996, permet d’apprécier les conditions sanitaires dans les villages qui fonctionnent « à l’ancienne » et de cerner la perception qu’en ont les habitantsN62 :
L’air de la montagne paraissait pur, mais les gens passaient la plupart de leur temps dans des huttes de terre à respirer l’air horriblement pollué par des feux à ciel ouvert. Ils souffraient de bronchite et de nombreuses affections telles que la tuberculose, la dysenterie, le paludisme, le tétanos et le cancer. Une carence en iode dans leur régime alimentaire a provoqué un retard mental. Les enfants souffrent de faim au printemps alors que les magasins d’alimentation s’épuisent. Selon une étude médicale réalisée en 1986, l’espérance de vie des habitants des villages traditionnels isolés n’était que de 53 ans pour les hommes et de 52 ans pour les femmes.
Les personnes en meilleure santé étaient celles qui vivaient dans des villages plus modernes à proximité d’une nouvelle route vers le monde extérieur. Là, des camions apportaient de la nourriture, des vaccins, des antibiotiques, du sel iodé et des poêles à cheminée. Au plus près de cette route, l’espérance de vie augmentait, une tendance qui aurait ravi les concepteurs du Futurama de General Motors : mieux vivre grâce aux autoroutes.
Les habitants du Hunza n’étaient cependant pas ravis. Pratiquement toutes les personnes que j’ai interrogées pensaient que l’intrusion de la civilisation moderne raccourcissait les vies. Les gens ont imputé leurs problèmes de santé actuels aux produits chimiques contenus dans les fruits importés et aux germes contenus dans les céréales importées, et ils ont insisté sur le fait que la vallée était autrefois vraiment Shangri-La. Bibi Khumari, une femme âgée, m’a dit : « Les gens d’aujourd’hui sont comme des crayons. Nous étions comme des troncs d’arbres. Les bébés étaient tellement en bonne santé dans le passé. »
— « Combien de bébés avez-vous eus ? » ai-je demandé.
— « Seize. Mais les treize premiers sont morts. »
— « Treize sont morts ? Mais vous avez dit qu’à cette époque les bébés étaient en très bonne santé. »
— « J’ai eu une malédiction des fées. C’est pourquoi mes enfants mouraient. Sinon, les bébés étaient en bonne santé. » Elle a fait une pause, puis ajouté distraitement : « Aujourd’hui, il n’y a plus autant de maladies des fées. »
Dans un article Elders of Pakistan’s apricot orchards show life is sweet after 100 in a real Shangri-La du journal The Independent (2 août 2003), Jan McGirk qui a rencontré plusieurs (presque) centenaires au Hunza cite le docteur Khwajaa Khan, un médecin généraliste :
Ces gens étaient remarquablement robustes. S’ils pouvaient survivre aux maladies infantiles, ils vivaient des vies extrêmement longues et actives. Les conditions dures servaient de sélection naturelle.
Les observateurs occidentaux du début du 20e siècle ont été influencés par les travaux « scientifiques » de Robert McCarrison (voir plus haut) qui attribuait la santé et la longévité des Hunzas à leurs seules habitudes nutritionnelles. Cette explication était en phase avec une approche hygiénisteN63 opposant la décadence des sociétés industrielles aux vertus d’un espace naturel protégé comme la vallée de la Hunza — bien que, selon les dires des voyageurs, inexistants au Nagir voisin. Les visiteurs enthousiastes qui militaient pour l’agriculture bio, la sobriété alimentaire et l’hygiène psychique, n’ont fait que renforcer cette interprétation « comportementale » en mentionnant McCarrison à l’appui de leurs théories.
Le docteur Khwajaa Khan cité par Jan McGirk (voir ci-dessus) rappelle le rôle de la sélection naturelle qui s’exerce par l’élimination des individus les plus faibles, autrement dit une mortalité infantile élevée dont la plupart des Occidentaux ne se sont pas inquiétés… Ajouter à cela, chez les Hunzas, le fait que les femmes meurent plus jeunes que les hommes ; les vieillards de haut rang peuvent donc procréer en secondes noces — avec de jeunes épouses.
L’existence de gènes favorisant la longévité a été prouvée par une étude sur les centenaires juifs ashkénazes de New York — voir mon article Régime de longévité - cuisine à l'italienne. Cette population est remarquable car elle bénéficie d’une longévité exceptionnelle sans observer aucune règle de vie supposée y contribuer.
La présence au Hunza de nombreux centenaires, au siècle dernier, voire de supercentenairesN64 si elle était confirmée, aurait donc une cause multifactorielle : environnement, style de vie et sélection génétique. En l’absence de données scientifiques et sous l’effet de liens d’intérêt, les croyances se sont focalisées sur un facteur au détriment des autres.

Photo Jan McGirk, The Independent, 2 août 2003
Les habitants racontent qu’après la construction de la route qui relie la Chine au Pakistan à travers la vallée de la Hunza, leurs habitudes alimentaires ont été profondément modifiées. De nombreuses personnes décèdent plus tôt de maladies cardiovasculaires ou de cancers. Ghulbakht (voir photo) nous livre son secret de sagesse centenaire :
Les voisins se méfiaient de moi car ils craignaient ma langue de vipère. Je battais mon mari, mon mari me battait, et nous nous disputions à propos des enfants. Mais à présent je me sens comme la dernière feuille d’un arbre. Le secret du bonheur est de dire aux gens ce qu’ils ont envie d’entendre. Les pieux mensonges peuvent éviter les querelles.
John Tobe conteste l’affirmation selon laquelle des hommes concevraient des enfants à un âge de 90 à 100 ans. Dans ses entretiens avec le Mir Muhammad Jamal Khan, il lui a été dit qu’une conception vers l’âge de 70 ans était assez fréquente — bien entendu chez les plus riches — avec la « deuxième ou la troisième femme plus jeune » (Tobe JH, 1960A16 page 616). Ce scénario est envisageable dans les familles monogames du Hunza parce que les femmes y meurent plus tôt que les hommes.
Les vieux habitants du Hunza ne connaissant pas leur année de naissance, il est douteux qu’ils disent spontanément leur âge. Je suis tenté de croire que ces âges leur ont été attribués par des interprètes qui voulaient impressionner les touristes : “This man is aged 120!”. Le touriste se tourne vers l’ancêtre : “Are you really 120 ?”. Réponse : “Yes!” Il ne faut jamais contredire un visiteur étranger, surtout quand on n’a pas compris sa question… 😉
⇪ Régulation des naissances
Les apôtres de la culture Hunza font l’apologie de leur méthode « naturelle » de régulation des naissances. En référence à Guy Wrench (1938 réédition 2009A8 page 57), le docteur Jay Milton Hoffman nous en livre le secret, enchaînant sur une belle leçon de morale puritaine (1968B5 pages 62–63) :
Un garçon est allaité pendant trois ans et une fille pendant deux ans. Pendant la période d’allaitement, il n’y a aucun rapport intime entre mari et femme car on estime dégradant pour une femme de tomber enceinte alors qu’elle est encore en train d’allaiter son enfant. […]
Pour ceux qui lisent ce livre en d’autres endroits du monde, ceci peut paraître incroyable mais ce sont des faits absolus [sic]. Quand on commence à réaliser que la perversion du sexe est devenue une importante source de crime et de malheur dans le monde, on peut aussitôt comprendre pourquoi il n’y a pas de crimes, de policiers ni de prisons dans le pays Hunza. […]
Quel monde merveilleux si partout la vie de famille pouvait ressembler à celle du Hunza ! Chaque foyer serait un petit paradis. C’est l’amour, et non le sexe incontrôlable, qui en serait le principe conducteur.
La version que donnait John Clark (1957N22 page 171) est un peu plus terre à terre :
La légende du « contrôle des naissances au Hunza » découle de l’habitude d’allaiter chaque bébé pendant environ dix-huit mois, période pendant laquelle les rapports sexuels sont interdits. Cela contribue à réduire la mortalité infantile en assurant une alimentation saine pendant une longue période, mais n’empêche évidemment pas un couple normalement fertile d’avoir six à neuf enfants. La population augmente à un rythme effrayant ; les Hunzas émigrent dans tous les États voisins et le surpeuplement continue de s’aggraver chaque année.
Ce point est confirmé par John Tobe qui remarque que chaque famille aurait en moyenne cinq enfants, ce qui ridiculise l’idée même de “birth control” (Tobe JH, 1960A16 page 615). Il constate, déjà en 1959, que la migration de nombreux paysans hunzas vers la vallée de Gilgit est à la source de tensions communautaires.
À cette époque (1959) au Hunza, les garçons se mariaient entre 19 et 21 ans et les filles entre 13 et 15 ans (Tobe JH, 1960A16 page 417).
⇪ Enfants
L’allaitement au sein était pratiqué au Hunza selon le même principe qu’en Inde rurale : 2 ans pour les filles et 3 ans pour les garçons. Je n’ai jamais eu d’explication de cette différence de traitement mais elle me paraît pointer vers une discrimination, de même qu’au Hunza les femmes adultes (sauf enceintes) consommaient à chaque repas 1 chapati et les hommes 2… Aucun homme ni femme auteur·e d’ouvrage sur les Hunzas, au vingtième siècle, ne s’est montré choqué par ces différences de traitement.
Selon RCF Schomberg (1935A7 pages 191–192), boire le lait du sein d’une femme est pour un Hunza quasiment un acte magique :
Le pouvoir du lait maternel est tel qu’un homme va parfois, pour une raison ou une autre, appliquer sa bouche sur le sein d’une femme et ainsi établir une relation semblable à celle de mère et fils.
Le lait maternel est aussi utilisé comme remède spécifique de la cataracte.

Une pratique particulière était observée dans la famille princière : les enfants y étaient dès leur naissance confiés à une nourrice et élevés plusieurs années dans cette « famille de lait » (Tobe JH, 1960A16 pages 420–421). Cette famille (de haut rang social) était logée dans une maison proche du palais et nourrie par les cuisines du Prince. Il paraît clair que cette coutume dispensait le Mir et son épouse de se soumettre à la règle d’abstinence pour la régulation des naissances… Toutefois, la justification officielle rapportée par plusieurs auteurs était de « rendre la famille royale plus proche des gens ordinaires ». Barbara Mons ajoute : « Le vizir actuel du Hunza, Inayat Ullah Beg, est le père de lait du Mir » (1958A15 page 109).
Cette tradition peut expliquer que Shams-un Nahar, l’épouse du Mir Muhammad Jamal Khan, ait cédé aux recommandations des médecins anglais d’allaiter au lait artificiel Glaxos son fils aîné Mirzada Ghazanfar Ali Khan bien qu’elle ait confié à une « famille de lait » (Beg FA, 2000N41).
En 1955, Sultan Ali, maître d’école à Baltit, a dit au groupe en visite (Henrickson JH, 1960A14 pages 80–81) :
Nous avons huit garçons à l’école. C’est seulement depuis le règne du Mir actuel que chaque village dispose d’une école. Les filles ne sont pas éduquées ; ce n’est pas estimé nécessaire. Nous avons les première, deuxième et troisième classes élémentaires, et chaque garçon doit être présent jusqu’à la fin de la troisième classe. L’enseignement se fait en ourdou, ils commencent à onze heures du matin jusqu’à quatre heures l’après-midi.
Winston Mumby, précepteur, a signalé au même groupe qu’il était chargé de l’éducation de Dorrishawar, la fille aînée du couple princier, mais qu’elle avait cessé de venir en classe une fois que son contrat de mariage avec le fils du gouverneur de Salween avait été signé (Henrickson JH, 1960A14 pages 63, 97).
⇪ Nourriture

Photo reproduite sans référence dans l’ouvrage de Bircher, 1952 (1942B1 page 113)
Christian Godefroy nous livre un « secret » (1984B7 pages 29–30) :
On ne peut parler adéquatement de l’alimentation hunza en passant sous silence ce qui en fait en constitue la base, c’est à dire un pain spécial, qui s’appelle curieusement [sic] le chapatti. Les Hunzas en mangent à tous les repas, ce qui porte à penser qu’il est le premier facteur, ou en tout cas une cause extrêmement déterminante de leur longévité. Les spécialistes [sic] croient en tout cas que la consommation régulière de ce pain spécial influe sur le fait qu’un Hunza de 90 ans peut encore féconder une femme, ce qui en Occident ne serait pas un mince exploit.
L’auteur de ces lignes ne s’était visiblement jamais arrêté à la devanture d’un restaurant indien ou pakistanais !
De son côté, Jay Milton Hoffman avait écrit (1968B5 page 65) :
Le terrain cultivé est réparti presque également entre les habitants, de sorte que chaque famille en possède à peu près la même étendue. La superficie des champs en terrasses varie d’un demi à cinq acres [0.2 à 2 ha]. Il n’y a pas de favoritisme au Hunza. Tout le monde y est traité comme un égal. Il n’y a pas non plus de gens trop riches ni extrêmement pauvres.
C’est bien sûr la « version officielle » qui lui a été dictée par le Mir Muhammad Jamal Khan. Le géographe Nigel JR Allan est d’un avis fort divergent à la même époque (1990A20 pages 399, 403–404, 405–406) :
Jusqu’en 1974, la région du Hunza était sous le contrôle d’un despote local qui imposait des taxes excessives sur le grain ; ces taxes, ainsi que d’autres facteurs culturels, rendaient impossibles des projets comme les jardins maraîchers de subsistance familiale et contribuaient à entretenir une malnutrition chronique. […]
Les gens du Hunza n’ont pas pu effectuer la transition vers une forme plus intensive de production de nourriture, comme les jardins potagers, parce que le despote collectait les taxes en grain ; ensuite il assurait sa légitimité en redistribuant une partie de ce grain aux résidents du Hunza pendant les fêtes et aux périodes de famine intense. […]
La conquête britannique du Hunza en 1891 a mis fin à la pratique commune de possession et de vente d’esclaves par le souverain du Hunza (Knight 1892A2). Ne bénéficiant plus du pillage lucratif de caravanes et du trafic d’esclaves, l’économie du Hunza a décliné et les maigres ressources étaient insuffisantes pour nourrir la populace. Les tentatives du Mir de cultiver des vallées éloignées comme celle de Raskam au Turkestan chinois se sont avérées futiles, et la domination et la pacification britannique sont devenues un facteur de persistance de la famine chronique au Hunza pendant la première moitié de ce siècle. Les travaux d’irrigation ont augmenté après cette période (Kreutzmann 1988A19). […]
Compte tenu de la production relativement faible de nourriture de l’agriculture indigène au Hunza, il est inapproprié de demander pourquoi le Mir encourageait la production de grain aux dépens d’autres cultures comme celle de la pomme de terre qui, selon les rapports britanniques, existait au Hunza en 1891 (Mason K, 1931, ed.A5). L’argent n’existant virtuellement pas au Hunza, toutes les taxes étaient payées en grain au Mir. Le grain pouvait être facilement stocké en hiver et transporté. De plus, il y avait des règles strictes pour l’attribution de l’eau d’irrigation à certaines cultures, et les légumes venaient en dernier. Par conséquent, la culture de jardins potagers et particulièrement de pommes de terre était empêchée par le système de taxation. Les arbres fruitiers, qui n’étaient pas taxés, fournissaient jusqu’à 50% de l’énergie nutritionnelle humaine. […]
À l’époque du Mir, dont l’administration après 1891 était soutenue par les officiers britanniques et les troupes indiennes cantonnées dans le Gilgit Agency (à présent District), des taxes s’élevant parfois à presque la moitié de la production domestique de grain étaient prélevées. Le grain était monnayé par le Mir pour embellir son palais, organiser des fêtes aux moments propices, ou commercer avec le Turkestan chinois voisin au nord et avec la vallée du Cachemire au sud. L’excédent constituait aussi un capital d’investissement pour rémunérer les Hunzakuts en hiver à la construction de canaux d’irrigation qui atteindraient plus de terrains et par conséquence augmenteraient les revenus du Mir.
En 1955, Winston Mumby, précepteur des enfants de Muhammad Jamal Khan, confirmait de manière ambigüe le système de taxation (Henrickson JH, 1960A14 page 96) :
Non, le Mir ne fait pas payer d’impôts. Son revenu provient de ses propriétés privées. Il loue des terrains agricoles à son peuple et collecte 50 pour cent des récoltes. Autrefois il demandait un agneau à chaque personne impliquée dans un jugement qu’il rendait, mais maintenant il le fait gratuitement.
Après la destitution du Mir Muhammad Jamal Khan en 1974, le gouvernement pakistanais a initié des programmes de développement agricole, encourageant la culture de pomme de terre, de légumes et d’arbres fruitiers tout en fournissant aux Hunzas du blé à prix subventionné. Ces changements ont été accélérés par la présence d’ouvriers chinois qui cultivaient des légumes à proximité des chantiers du Karakoram Highway, la route qui relie la Chine au Pakistan, achevée en 1978. Les initiatives de l’ONG Aga Khan Rural Support Programme ont contribué à ce développement et mis fin aux périodes de disette (Allan NJR, 1990A20 pages 411–412).
Nigel Allan conclut ainsi son article (1990A20 page 413) :
Dans le cas du Hunza, des facteurs contextuels ont empêché l’existence d’un accès adéquat à la nourriture. Le système politique était établi sur le contrôle et la manipulation de l’eau d’irrigation, ce qui avait de lourdes conséquences sur la production familiale de nourriture. Dans la littérature, on tient généralement pour acquis que le jardin familial dispose d’une ressource d’eau sans restriction, mais là où existe une variable limitant la croissance végétale, l’accès à cet ingrédient clé se plie à un mécanisme politique autoritaire qui peut nuire aux capacités d’autosuffisance des familles.

Les Hoffman s’extasient sur les magnifiques cultures en terrasse et les ingénieux procédés d’irrigation, mais tout cela existait dans d’autres vallées de l’Hindou Kouch ou de l’Himalaya… Déjà dans le Nagar voisin. Au Ladakh, on aperçoit des kilomètres de canaux creusés le long de falaises en bordure de l’IndusN65.
Nigel Allan décrit ainsi la configuration de la région (1990A20 page 401) :
La topographie accidentée induit un effet de masse montagneuse qui diminue la réflection de la chaleur en excès générée par la masse de la montagne. Les précipitations sont presque négligeables, seulement 100 à 200 millimètres par an. À quelques kilomètres, mais à trois fois 2000 mètres de hauteur, les précipitations annuelles sont évaluées à 2000 millimètres. C’est des précipitations sur ces montagnes et des glaciers sur les hautes montagnes, la plus grande étendue glaciaire après celles des pôles, que les Hunzakuts obtiennent l’eau d’irrigation pour leurs champs. Ainsi, deux frontières de forestation existent dans ces vallées : en haut, celle limitée à 3800 mètres par le froid, et la plus basse limitée par l’aridité à 2700 mètres. En dessous de cette frontière basse, la végétation de la vallée de la Hunza est anthropogénique [produite par des humains].
Les abricotiers poussent et produisent jusqu’à plus de 3300 mètres d’altitude. Ils résistent aux coups de froid pendant la floraison et leurs fruits apparaissent tôt (Tobe JH, 1960A16 page 314). C’est donc une ressource alimentaire majeure au Hunza. Le colonel Schomberg écrit (1935A7 page 187) :
Il existe de nombreuses sortes de fruits et les gens en différencient les variétés. Certains abricots sont gros, rouges et secs, d’autres blancs et sucrés. On dit que vous pouvez en manger 3000 de la variété blanche Barum Joo sans jamais souffrir de la moindre nausée, tellement ils sont digestes.
Les amandes des noyaux étaient mangées ou utilisées pour faire de l’huile : la seule graisse végétale disponible sur place utilisée aussi par les femmes pour des soins de la peau ou des cheveux.
En été, les feux deviennent inutiles pour le chauffage. Le bois étant rare et les bouses des animaux de pâture recyclées en fumier plutôt que comme combustible, la majorité des aliments sont consommés crus. C’est de là que provient la réputation de crudivorisme des Hunzas, construite par des Occidentaux qui n’y séjournaient qu’en été.
RCF Schomberg nous apprend que les Hunzas consomment du poisson quand ils le peuvent, à l’exception des gens de la haute société pour qui son odeur est jugée « offensive » (1935A7 page 188).
John Tobe explique l’absence d’abeilles chez les Hunzas (1960A16 page 414) : on avait essayé d’en importer mais elles n’avaient pas survécu en raison du climat, d’un terrain « trop dur » et de fleurs trop rares. Une ruche aurait de la difficulté à accumuler assez de miel pour passer l’hiver. L’apport de sucre n’est pas envisageable, ce qui a fortiori écarte la possibilité de prélever du miel pour la consommation humaine. Il précise au sujet de la pollinisation (Tobe JH, 1960A16 page 315) :
Parmi les gens — oui, même les vieux jardiniers et horticulteurs expérimentés — nombreux sont ceux qui croient que la pollinisation par les abeilles est nécessaire dans tous les cas pour créer une récolte de fruits. Pour de nombreux types de fruits et de plantes, cela est vrai, la pollinisation par les abeilles ou d’autres insectes est essentielle. Mais dans le cas de l’abricot et de beaucoup d’autres, la pollinisation par le vent est le moyen que la nature emploie. En réalité, elle est plus sûre que la pollinisation par des insectes. La pluie est également un pollinisateur efficace, contrairement à la conception et aux convictions de nombreuses personnes. Je pense pouvoir affirmer en toute sécurité que la pollinisation éolienne est le moyen de fertiliser plus de plantes que ce qui peut être revendiqué pour les abeilles et les autres insectes pris ensemble.
John Clark a conclu ses vingt mois de présence continue au Hunza dans un épilogue titré The Future in Asia (1957N22 page 209) :
Les améliorations agricoles sont des expédients utiles et indispensables. Elles devraient être encouragées, à condition d’être introduites à un rythme que la communauté peut absorber et que les Asiatiques et les Américains les comprennent bien comme des palliatifs temporaires plutôt que des remèdes permanents. Au Hunza, par exemple, les outils agricoles sont en bois, les pratiques d’élevage sont inefficaces et le Mir possède environ le quart des meilleures terres agricoles. Les outils en métal pourraient être utilisés avec avantage et seraient acceptés immédiatement. Les machines agricoles seraient inutiles car les champs sont trop petits et les pentes en terrasses trop abruptes. De nouvelles pratiques d’élevage augmenteraient l’offre de viande d’environ vingt pour cent ; elles ne pourraient être enseignées que par l’exemple, ce qui prendrait environ dix ans.
Si tout cela était fait et si les terres des Mir étaient distribuées équitablement, les agriculteurs et les jeunes gens qui avaient l’habitude d’émigrer resteraient au Hunza et le taux de mortalité diminuerait.
Déjà, le Mir Muhammad Nazim Khan, qui a régné de 1892 à 1938, avait écrit dans son autobiographie (Tobe JH, 1960A16 page 363) :
Il n’y a pas assez de terres pour la population qui s’accroît, de sorte que j’encourage mes gens à partir dans le monde et trouver du travail à d’autres endroits.
Nous verrons que son petit-fils Jamal Khan s’efforçait au contraire d’enrayer l’émigration des jeunes et leurs contacts en général avec le monde extérieur…

Source : Allan NJR (1990A20 page 407)
L’inégalité d’accès à la nourriture — la vallée la plus fertile étant celle de Báltit où résidait la famille princière — apparaît de manière saisissante dans quelques anecdotes. Emily Lorimer écrit par exemple (1939A3 page 238) :
Je suis passée près de la maison de Kaníza un jour alors qu’ils épandaient du fumier et j’ai aperçu une étrange fille qui les aidait. Je savais que la fille mariée à Báltit avait généreusement pris en charge la sœur jumelle de Kaníza. « C’est la jumelle de Kaníza ? » Elle était deux fois plus grande et plus épanouie que notre petite Kaníza. J’ai demandé à leur mère : « N’est-il pas étrange qu’Anjír soit tellement plus grande que sa sœur jumelle ? » « Pas vraiment étrange », elle m’a répondu, « il y a de la nourriture à Báltit. »
Le mythe du « jeûne purificateur du printemps » est lui aussi ramené à sa réalité climatique et économique (Clark J, 1957N22 page 55) :
Aujourd’hui, le 29 juin, c’était Genani, la fête de la récolte de l’orge […] Le Hunza ne peut pas produire assez de nourriture pour durer une année. Une famine partielle se développe chaque printemps. Personne ne meurt de faim, mais tout le monde a faim. L’orge est la première culture à mûrir au printemps. La récolte d’orge met fin à la famine au Hunza et constitue donc une occasion de véritables réjouissances. La plupart des Hunzas mangeaient des chapatis à la farine d’orge jusqu’à la récolte du blé au début d’octobre. Seuls le Mir et quelques familles aisées avaient suffisamment de blé pour durer toute l’année.
Cette époque du printemps a été vécue et décrite par Emily Lorimer (1939A3 pages 221–247). En février avaient lieu des semailles d’orge, de millet et de blé. Un deuxième semis de millet et deux variétés de sarrasin « par dessus le blé » ou « par dessus l’orge » était pratiqué aussitôt après leur première récolte (A3 pages 107 et 302). La maturité du sarrasin étant atteinte en dix semaines, il peut être récolté avant les grands froids. D’autre part, il laisse le sol dans un excellent état et produit un excellent fourrage pour les animaux (Tobe JH, 1960A16 page 309).
Emily Lorimer témoigne de la famine au mois de mai (1939A3 page 243) :
J’avais entendu l’expression « famine du printemps » sans pleinement réaliser sa portée. Un jour […] j’ai aperçu la femme d’Afiato sur le toit et lui ai crié : « Jú na, Bibi, les journées sont de nouveau lumineuses ; est-ce que je pourrais venir prendre une photo de vous en train de faire du pain ? » — « Venez, vous êtes bienvenue, ma mère, mais du pain je ne peux pas en faire jusqu’à la prochaine récolte. Nous n’avons plus de farine depuis de nombreux jours. Vous n’avez pas remarqué que les petits enfants pleurent ? Ils ont faim, les pauvres mimis, et sont trop jeunes pour comprendre. » Maintenant que mon attention avait été sollicitée, je remarquai que de temps en temps nous entendions des lamentations de petits enfants qui n’avaient pas lieu auparavant. Les plus grands enfants et les adultes ne se plaignaient pas, ils se contentaient de se serrer la ceinture et de retourner travailler — en souriant.
Les observations sur la rareté de la nourriture concordent avec celles de RCF Schomberg en 1935 (A7 pages 133–134) :
La nourriture au Hunza est toujours rare. Au lever, un homme ne mange rien mais va directement aux champs. Vers 9 heures, il revient, prend du pain (chupatti) et des légumes, avec du lait ou du babeurre. À midi il mange des fruits s’il y en a de frais ; sinon il mange des abricots secs trempés dans l’eau. Et le soir il mange comme le matin.
Pendant l’hiver, toutes les classes tuent et stockent de la viande qu’on consomme tous les jours, mais seulement la nuit. Il y a peu de poules car elles endommagent les champs, de sorte qu’on ne mange pas d’œufs.
L’été, on mange peut-être un morceau de viande tous les dix jours, mais le fruit est vraiment l’aliment de base du Hunza. Il se mange avec du pain, bien plus que des légumes, car il est plus abondant et nécessite peu d’attention. Le pain est fait de blé et acheté en grande partie au Nagar, où les gens ne l’apprécient pas. La farine est moulue une fois par an seulement, à l’exception des quantités inhabituelles qui sont moulues en cas de manque. Le broyage se fait en une fois, en un ou deux jours, avant que l’hiver ne s’installe et que les cours d’eau soient gelés. Le blé est moulu séparément ; de même pour le tromba ou le sarrasin, dont il existe deux sortes, bien qu’occasionnellement du dal (pois chiches) soit moulu avec le blé. Les haricots, l’orge et les pois sont souvent broyés ensemble.

⇪ Chasse, élevage
Nourris « royalement » par le Mir Muhammad Jamal Khan, Jay et Trudie Hoffman ne se sont pas rendus dans les hauts pâturages du Hunza, de 4000 à 5000 mètres d’altitude, pour y découvrir l’élevage des moutons, chèvres et yaks. S’ils avaient lu l’ouvrage d’Emily Lorimer (1939A3 pages 287–288) ils auraient peut-être eu idée de son existence, mais ils sont arrivés au mois d’août 1961 alors que les bergers étaient montés aux alpages vers la fin du mois de mai. Les Hoffman sont repartis avant leur retour, à une date non précisée, mais Jay écrit qu’il faisait encore une chaleur torride à Gilgit…

Voilà une bonne raison de croire que les Hunzas étaient végétariens puisqu’ils ne consomment régulièrement de la viande qu’en hiver ! Les Lorimer n’ont pourtant pas eu de difficulté (moyennant finances) à consommer chaque jour, pendant quatorze mois, une poule entière — « un oiseau athlétique ! » — et de temps à autre de la viande de mouton (Lorimer EO, 1939A3 pages 84–85). D’autres visiteurs témoignent qu’on leur servait des œufs à chaque petit-déjeuner.
John Clark décrit le travail dans les alpages (1957N22 page 164) :
Tous les soirs, les éleveurs rassemblent les troupeaux dans des corrals aux murs de pierre où ils traient les brebis et les chèvres et barattent le beurre. Ils consomment tout le babeurre, le fromage blanc et le lait frais qu’ils désirent, ce qui est excellent pour eux mais n’améliore pas le régime carencé en vitamines et en minéraux de la majorité des villageois. Les bergers traient dans des gourdes (jamais lavées) et filtrent le lait en le versant à travers une branche de genévrier feuillue. Ils secouent cette gourde pendant une courte période, jusqu’à ce que le beurre se forme. Ils façonnent le beurre en bottes de 5 et 10 kilos qu’ils enveloppent dans de l’écorce de bouleau, puis l’enterrent dans de la bouse de mouton afin de le protéger des rats jusqu’à ce que quelqu’un l’envoie au village.
Des rats ? John Clark paraît contredit par Jay Milton Hoffman disant que les Hunzas n’élèvent pas de chats parce qu’il n’y a « aucun rat ni souris » dans la vallée (1968B5 page 75). Certes, il n’en a pas vu dans le palais impérial ! 😉 Emily Lorimer évoque avec tendresse la naissance de chatons dans une famille pauvre tout en admettant qu’il s’agit d’une « rare extravagance » (Lorimer E0, 1939A3 pages 285–286 et 222) :
En riant un peu sur le ton de l’excuse, Zénába avoua qu’elle avait puisé dans la réserve d’urgence de quoi préparer du daudo (une sorte de porridge au beurre) pour la chatte afin de l’aider à retrouver des forces — et c’était une des maisons les plus pauvres dans lesquelles ils n’avaient ni pain ni beurre pour eux-mêmes pendant des semaines. Le daudo est de ces nourritures riches qu’on prépare pour une mère humaine, mais la chatte était familière au point que la mise bas de ses chatons était considérée comme une naissance dans la famille, un de ces événements qu’il faut gérer comme une urgence.
Le beurre (de brebis, de chèvre, de yak et plus rarement de vache) est une des plus précieuses nourritures des Hunzas. Le beurre de chèvre est appelé maltash (Mons B, 1958A15 page 131). RCF Schomberg décrit son mode de conservation (1935A7 page 186) :
Le beurre est habituellement enterré dans le sol, comme il est dit qu’il s’améliore avec les années. Il est assez courant de le garder cinq ans ou même jusqu’à vingt ans. Il vire au rouge foncé et devient très amer, brûlant la gorge, mais il est hautement estimé, offert lors des mariages, des funérailles et des grandes occasions, et il est également utilisé comme médicament. Il est généralement enfoui sous un canal d’irrigation. À Ganesh du Hunza, j’ai ouvert le canal qui passait sous la rue principale et sous l’eau se trouvait le beurre du village. Il est donc gardé au frais et en sécurité en été grâce à l’eau qui coule au-dessus. Lorsque l’hiver arrive et que le canal est à sec, chaque propriétaire peut récupérer son beurre.
Ce beurre « momifié » n’est pas du goût d’Emily et David Lorimer qui ont de la difficulté à se procurer du beurre frais pendant leur séjour en 1934, alors que John Tobe trouve délicieuse une variante de couleur blanche (probablement fraîchement barattée) à laquelle il trouve un goût de fromage. Il explique (Tobe JH, 1960A16 page 310) :
Ils n’utilisent pas de barattes en bois ou en métal telles que connues en Occident. Ils se servent généralement de peaux de chèvre. Elles sont retournées pour que le côté lisse et bronzé soit à l’extérieur. Ensuite, les extrémités de la peau sont soigneusement cousues ensemble. […]
Ensuite, la peau remplie de lait est bringuebalée, frappée, tournée et tordue au niveau des genoux. Cette opération est effectuée en continu jusqu’à ce qu’une sorte de solidification ait lieu.
En 1960, la ghee (beurre clarifié par un chauffage) est préférée au beurre traditionnel.

La chasse était un sport favori des Hunzas, mais déjà en 1935 une grande partie de la faune avait disparu. RCF Schomberg le déplore (1935A7 page 195) :
Il y a une guerre perpétuelle contre tous les animaux vivants, les renards pour leur fourrure, les oiseaux pour leur viande et leurs plumes, et même les moineaux sont poursuivis sans relâche par des petits garçons avec des frondes et des pierres. Le ram chikor, ou coq de neige de l’Himalaya, est piégé en faisant de petits trous carrés dans le sol, de dix-huit pouces de profondeur et de deux pieds carrés, avec des flancs en pierre affleurant le sol. On met ensuite une feuille mince couverte de neige et du grain est dispersé par dessus. Les oiseaux marchent et tombent, et on peut en capturer quatre ou cinq avec ce simple appareil.
Le résultat de cette poursuite incessante de toute créature est que la vie sauvage est presque éteinte dans l’Agence de Gilgit. Un ou deux nullahs [vallées étroitesN67] sont préservés par les chefs, mais même ceux-ci sont braconnés. Il est déprimant d’errer à travers beaucoup de pays, un magnifique terrain pour les bouquetins et le markhor, sans voir aucun signe de créature sauvage. J’ai souvent exhorté les chefs à préserver [cette faune], demandant ce que leurs enfants feraient comme sport, mais l’Asiatique est beaucoup trop égoïste et à courte vue pour voir les avantages à tirer de la protection. Cela demande de l’effort et tout effort est à proscrire.
Emily Lorimer signale qu’en 1934–35 les bouquetins ont été quasiment éliminés par les chasseurs alors que leur cuir était de la meilleure qualité pour la fabrication des bottes traditionnelles (Lorimer EO, 1939A3 page 225). Le cuir de vache est utilisé comme substitut. Elle précise que les enfants ne font jamais de glissades sur la glace pour ne pas user leurs chaussures — s’ils en possèdent. David Lorimer ajoute que faire des boules de neige et des glissades est un luxe d’enfants qui peuvent rentrer sécher leurs habits et se réchauffer devant un bon feu, alors que ceux du Hunza ne trouveront qu’un petit feu à l’heure de la préparation du repas (Lorimer EO, 1939A3 page 226).
La chasse est restée le sport favori des dirigeants du Hunza. Barbara Mons écrit (1958A15 page 130) :
À chaque automne le Mir remonte la vallée jusqu’à sa maison de campagne de Gulmit pour s’adonner à la chasse. Les oies arrivent en grand nombre au lac entre le 12 et le 15 octobre. Muhammad Nazim Khan [le grand-père de Jamal Khan] dit qu’il en tuait 245 en quelques jours, et le Mir [Muhammad Jamal Khan] écrit que cette année [1956] lui et le Political Agent de Gilgit ont tué 65 oies et 250 canards en un jour.
En été, des échanges ont lieu entre les villageois et les hommes envoyés avec les troupeaux sur les hauts pâturages (Lorimer EO, 1939A3 page 287) :
Le hommes restés au village font maintenant des pèlerinages en direction des tér [alpages] pour en descendre le fumier collecté par leurs frères, haut dans la montagne avec les animaux. Ils s’arrangent en général pour se rencontrer à mi-chemin, le frère du village apportant tout ce dont l’autre pourrait avoir besoin et le frère du tér descendant non seulement le fumier mais aussi du beurre et du brús, une sorte de préparation de yaourt séché qui ressemble à un fromage crémeux. Les gars là-haut sur le tér passent du bon temps. Ils n’emportent que leurs vieux habits car la vie y est rustique et ils travaillent dur. Partout où ils trouvent un morceau de terrain adéquat ils sèment un peu d’orge, attelés aux-mêmes à la charrue afin de ne pas fatiguer les chevaux ou les bœufs qu’ils peuvent avoir amenés et qu’ils estiment mériter un congé.
John Clark avait une vision critique du mode d’élevage des moutons (1957N22 page 85) :
Ils n’avaient jamais appris à élever un troupeau de brebis reproductrices avec quelques dollars pour les entretenir. Une saison d’agnelage à la fin du printemps serait le système plus efficace, lorsque les troupeaux entrent dans les luxuriants pâturages d’altitude, avec presque tous les agneaux abattus à la fin de l’automne de sorte que seuls les troupeaux reproducteurs doivent être alimentés en hiver. Ces gens essayaient de garder leurs troupeaux aussi nombreux en hiver qu’en été et ne tuaient un animal que lorsqu’il atteignait un âge extrême. Correctement formés, ils pourraient augmenter leur volume de viande et de fumier tout en maintenant leurs stocks de laine, en modifiant simplement leurs pratiques d’élevage. Ce serait une réelle amélioration pour tous les Hunzas. Cela ne coûterait que le temps et la patience nécessaires pour gagner leur confiance et les convaincre d’essayer.
Nigel Allen signale aussi que l’élevage de chèvres n’est pas une excellente option (1990A20 page 406) :
Les chèvres, pas seulement sauvages mais aussi, de manière importante, domestiques, sont vitales dans la culture hunza. Chaque famille possède des chèvres mais seuls les hommes peuvent les traire : tel est le lien culturel entre la procréation des chèvres et la masculinité (Jettmar 1960A17). Ces chèvres entravent la production de nourriture au Hunza. Elles contribuent peu à la nourriture des Hunzakuts. On les laisse en liberté pendant toute la fin de l’automne, l’hiver et le début du printemps, ce qui empêche toute culture qui pourrait fournir du fourrage ou contribuer substantiellement à la production de nourriture. […] Si les animaux étaient attachés pendant la période où ils sont proches de la maison, de nombreux arbres fruitiers pourraient être cultivés en espalier le long des murs des terrasses.
La légende du « végétarisme par choix » de la population Hunza est mal en point (Clark J, 1957N22 page 164) :
Chaque famille possède si peu d’animaux qu’elle ne peut en abattre qu’un ou deux par an, ce qu’elle fait à la période du Tumushuling [fête du solstice d’hiver] en décembre. Sachant qu’un mouton nourrit une famille environ une semaine, cela signifie que le Hunza moyen consomme de la viande une à deux semaines par an. Comme les visiteurs viennent toujours en été, cela explique également le récit ridicule selon lequel les Hunzas sont végétariens par choix.
Une histoire est vraie : ils mangent certainement le mouton en entier ! Cerveau, poumons, cœur, tripes, tout sauf la peau, la trachée-artère et les organes génitaux ! Ils nettoient les os avec une minutie qui ferait honte à un chien occidental et, finalement, ils craquent toujours les os pour sucer la moelle.
Comme leur régime alimentaire est pauvre en huiles et en vitamine D, tous les Hunza ont des dents fragiles et la moitié d’entre eux ont des poitrines et des genoux rhumatismaux de rachitisme subclinique. « Le Hunza en bonne santé, où tout le monde a juste ce qu’il lui faut » !
Les boyaux de moutons sont aussi appréciés pour la fabrication des cordes d’arcs et de cithares (Lorimer EO, 1939A3 page 225).
L’usage de la viande a également été commenté par Allen Banik en 1958 (1960B2 page 129) :
Les plats de viande sont principalement des ragoûts qui mijotent dans de grands récipients avec des céréales complètes comme le millet, le blé, l’orge ou le maïs. Dans la dernière partie de la cuisson on y ajoute des légumes frais pour faire un ragoût de mouton, un vrai délice pour les Hunzakuts.
La contribution des animaux à la production végétale est notable, bien que différente de celle que voulaient voir les adeptes du bio (Clark J, 1957N22 page 164) :
Mais le fumier produit par les troupeaux est plus important que la laine, la viande ou le lait. Sans cela, le grain mourrait en une seule année et les vergers ne donneraient pas de fruits. Il s’accumule tous les soirs dans les corrals des pâturages d’été et les bergers en extraient des bouses qu’ils sèchent sur les toits de leurs petites cabanes. Ils emportent sur leur dos des tonnes de fumier et de beurre chaque fois qu’ils descendent dans leurs villages et en rapportent de la farine, du sel et du thé pour leurs sites de pâturage de moutons. Les accumulations hivernales dans les enclos du village sont toujours mélangées avec des feuilles et de la paille, car les habitants n’ont pas appris à construire des mangeoires, de sorte que les moutons souillent une partie de leur fourrage avec leur fumier. C’est la base du récit selon lequel les Hunzas feraient du compost. Quand je leur ai posé la question, ils ont tous ri de bon cœur à l’idée de perdre de bonnes feuilles en les mélangeant délibérément avec du fumier.
La fragilité de cet agro-pastoralisme est considérable. Le pays, en 1950, survivait dans la précarité, une situation qui s’était guère améliorée en 1966 (Ali SM, 1966A18). Le géologue Clark précise (1957N22 page 162) :
Les Hunzas n’ayant que du fumier comme engrais, leurs cultures reçoivent suffisamment de nitrates mais souffrent d’une grave carence en calcaire et en phosphates. Le mélange de sable et de poudre de roches [des terres cultivées] est tellement poreux que l’irrigation élimine les nitrates presque aussi vite que les agriculteurs les ont insérés, de sorte qu’il faut fertiliser quatre fois par an. Les rendements en grain ne dépassent jamais les deux tiers de ceux aux États-Unis, et ceux de la luzerne ne dépassent pas le quart, malgré le soin apporté à la culture non-mécanisée. Beaucoup d’arbres fruitiers ont des feuilles rouges aux extrémités des branches et affichent d’autres signes de carence dans le sol. Contrairement aux Nagaris, les Hunzas ne collectent pas et ne traitent pas leurs eaux usées pour fertiliser. Ils défèquent généralement dans leurs champs, là où la lumière du soleil et la sécheresse ont tendance à stériliser. Les nitrates sont ainsi renvoyés dans le sol sans dissémination de la dysenterie et de la pyodermite.
Les Hunzas ont dépassé les Chinois dans l’utilisation de chaque centimètre carré de terre. J’ai mesuré des terrasses près de Baltit pour lesquelles l’angle de la pente était de 60 degrés, c’est-à-dire que le mur de soutènement de chaque terrasse était environ deux fois plus haut que la terrasse était large. Parfois, les Hunzas créent réellement des champs. Ils trouvent une face nue en granite avec une pente ne dépassant pas 20 degrés et construisent à son pied un mur de soutènement en forme de croissant. Ils introduisent ensuite de l’eau jusqu’à former un étang derrière le mur, laissant le sable se déposer, puis drainent l’eau claire et inondent de nouveau. En répétant cela pendant un an ou deux, une petite terrasse est formée. C’est sans doute l’expédient le plus désespéré dans le monde entier pour des gens qui manquent de terre, mais les visiteurs ont écrit du Hunza qu’il était un pays où tout le monde a « juste assez » et où il n’y a pas de pauvres !
⇪ Hunza Pani
À l’époque de John Biddulph, les Hunzas étaient déjà réputés pour leur amour du vin produit à partir de vignes grimpant aux murs de leurs terrasses et aux flancs de montagne. Il écrit (Biddulph J, 1880A1 page 84) :
La consommation de vin a beaucoup diminué sous l’Islam, et là où elle est encore pratiquée, elle est dissimulée autant que possible, sauf au Hunza et au Ponyal, où les réjouissances publiques ne sont pas inhabituelles. La secte Maulaï [ismaëliens] ne fait pas un secret de cette pratique et, lors de ma visite au Hunza en 1876, une bouteille de whisky écossais avait si glorieusement enivré [le Mir] Ghazan Khan que tous les Hunzas en parlaient avec admiration.
Le docteur Allen Banik fait l’éloge du vin « auquel [il] a occasionnellement goûté avec des “résultats gratifiants” ». Le Mir Muhammad Jamal Khan en parle comme du “Hunza Pani” (Banik AE, 1960B2 pages 130–131) :
Quand j’ai abordé le sujet à table avec le Mir, il a ri de bon cœur.
— « Est-ce que les gens se s’enivrent en buvant du Hunza Pani ? » ai-je demandé.
Il a fait non de la tête.
— « Est-ce qu’ils en boivent librement ? » ai-je insisté. « Plus de deux verres chaque fois ? »
— « Oui, bien sûr », Son Altesse m’a assuré. « Les nuits de fête ils en boivent de pleines bouteilles, et tous les jours ils en consomment aux repas. »
Face à mon regard incrédule, le Mir a ajouté : « C’est peut-être pour cette raison que nous sommes réputés le peuple le plus sain et le plus heureux du monde ! »
Banik n’a pas saisi que le terme “Hunza Pani” était une plaisanterie quand il écrit sans une trace d’humour (1960B2 page 130) : « Le Hunza Pani jouit d’une haute réputation au Moyen-Orient et presque tout le monde est désireux d’en obtenir. » Le mot “pānī” signifiant « eau » en hindoustani, on pourrait à la rigueur le rapprocher de “pīna” (boire) qui a donné le français « pinard » !
Cette anecdote me rappelle un collègue allemand qui, fier de parler français dans une réception de l’ambassade de France, s’était écrié à l’heure du café : « Oh ! du jus de chaussettes ! » Elle est révélatrice de la manière dont la plupart des visiteurs étrangers prenaient à la lettre les paroles du Mir du Hunza.
⇪ Obéissance, condition féminine, bonnes mœurs

Jay Milton Hoffman résume la structure familiale des Hunzas en des termes qui reflètent plus son point de vue sur la société américaine de son époque (1961) qu’une analyse menée avec la rigueur scientifique dont il se targue (1968B5 page 61) :
Je crois personnellement que la vie de famille au Hunza est différente de celle dans n’importe quel autre endroit du monde. Le mari est définitivement le chef de la maison. Il peut converser avec n’importe qui à n’importe quel endroit. Mais pas sa femme. Elle n’est pas autorisée à parler avec d’autres hommes, sauf si son mari est présent.
La femme a beaucoup de respect pour son mari et ne fera rien pour lui déplaire. Les femmes sont des épouses et des mères dévouées.
Les enfants sont très obéissants et ne diront jamais un mot irrespectueux à leur père ou à leur mère. […] Les mères ne sont pas non plus là pour passer leur temps à des jeux de cartes, regarder des émissions de télévision heure après heure ou lire des romans captivants jusqu’aux petites heures de la nuit. Les femmes de la terre de Hunza prennent soin de leurs enfants et les disciplinent avec soin.
Emily Lorimer a une compréhension plus précise du rôle des femmes chez les Hunzas (Lorimer EO, 1939A3 page 117) :
Si une rúli gus (maîtresse de maison) se montre trop généreuse dans son rationnement pendant les mois d’abondance suivant la récolte, toute la famille risque de dépérir avant l’année suivante ; ainsi, une « femme compétente » est fort appréciée, et l’incompétence est un motif valable de divorce. Aucune animosité n’est ressentie ni exprimée, mais elle retourne chez le père et la mère qui l’ont nourrie.
Un regard tragique mais réaliste a été projeté par John Clark (1957N22 page 171) :
Les femmes du Hunza se suicident plus souvent que les hommes. Parfois, elles sautent d’une falaise ou, dans des conditions moins désespérées, elles mangent cinquante amandes amères d’abricot. Celles-ci contiennent une dose mortelle d’acide prussique, mais celui-ci est absorbé si lentement que la mort ne survient pas avant plusieurs heures. Si un émétique leur est administré pendant cette période, leur vie peut être sauvée. Il n’y a pas au Hunza les fréquentes maltraitances physiques de femmes que l’on voit en Chine, ni non plus beaucoup d’infidélité. Les femmes sont censées faire le ménage, désherber les champs et aider à la récolte ; une division équitable du travail, car leurs petites maisons stériles nécessitent peu d’attention. L’homme laboure, plante, irrigue, récolte, escalade les montagnes à la recherche de bois de chauffage et surveille les troupeaux.
Les femmes hunzas ne souffrent pas de surmenage, de brutalité ou de maris volages, mais elles sont considérées comme intellectuellement inférieures. Un véritable homme ne parle jamais à une femme en dehors de sa propre famille et, même au sein de la famille, les hommes rendent visite à d’autres hommes et les femmes restent entre elles. Les femmes sont sans éducation parce qu’elles n’accompagnent jamais leurs hommes lors de voyages, même jusqu’à Gilgit, et on leur dit rarement quoi que ce soit du monde extérieur. Elles n’ont rien, mis à part des ragots, pour se nourrir l’esprit. L’ennui infini d’une vie d’où sont exclus la grâce et les contacts humains satisfaisants, et dans laquelle le sexe sert à la procréation sans aucune connotation d’amour, est probablement la cause sous-jacente de la plupart des suicides. Une querelle particulière ou une crise suffisent à libérer leur malheur latent.
Au sujet de l’infidélité conjugale, RCF Schomberg décrit la coutume en usage au Hunza (1935A7 page 204) :
L’infidélité n’est plus très courante, quelle qu’elle l’ait été dans le passé. Si un homme voit sa femme mal se comporter avec un autre homme, il est autorisé à tuer les deux en même temps sur place : s’il tarde, il perd son droit. La raison en est clairement d’empêcher toute négociation, avec la menace de tuer le délinquant s’il n’est pas d’accord. Si la femme et son amant sont capables de rejoindre le chef, ils sont en sécurité et aucun mal ne peut leur arriver, mais ils restent dans une sorte d’esclavage domestique envers le souverain pour le restant de leurs jours. Par contre, s’ils peuvent donner à la fois au Raja ou au Mir et au mari lésé une somme en bétail égale au double de celle que le mari a versée lors de son mariage, l’affaire est close et la femme part dans son nouveau foyer.
Cette coutume bénéficiait donc financièrement au Mir, ce qui n’a rien d’une surprise…
Le Mir Muhammad Nazim Khan, qui régnait de 1892 à 1938, avait écrit dans son autobiographie (Tobe JH, 1960A16 page 363) :
Autrefois, si quelqu’un commettait un adultère, sa maison pouvait être détruite, ses animaux abattus et ses arbres coupés sans que ceux qui en avaient pris l’initiative ne soient inquiétés, et bien que cette coutume soit tombée dans la désuétude, il est toujours considéré légitime qu’un homme tue l’amant de sa femme s’il peut les prendre en « flagrant délit » !

De manière générale, par respect de leurs obligations religieuses, les femmes ne prennent aucune part active dans les fêtes et rituels (musique et danse) : « D’ailleurs, les femmes n’ont ni droit ni privilèges », constate John Tobe (1960A16 page 342) qui pourtant affirmait que « le peuple hunza jouit de la liberté et de la démocratie » (1960A16 page 293). Il faut dire que Tobe a une conception très particulière de la liberté et de l’équité, surtout s’agissant des femmes (1960A16 pages 349–350) :
C’est un fait positif que les hommes de Hunza battent leurs femmes. J’ai vérifié deux fois ce fait assez important. Le Mir m’a dit qu’il ne connaissait qu’un cas dans lequel un homme aurait administré des raclées de manière excessive et injuste à son épouse. Dans tous les autres cas, les hommes ne sont ni punis ni jetés en prison pour cela. Si une femme ne fait pas ce que son mari commande, il la bat. Si elle donne trop généreusement la propriété de son mari à ses parents, il la bat également. Si elle le trompe et qu’il l’attrape, il a le droit de la tuer ainsi que son séducteur.
Cela paraît avoir un excellent effet sur le maintien d’un haut niveau de loyauté. Je ne sais pas comment les peuples occidentaux jugeront les habitants du Hunza à la lumière de ce que j’ai rapporté ici, mais quels que soient votre jugement et votre opinion, je vous ai exposé les faits.
Le thème de l’obéissance (aux parents et au Prince) est récurrent dans l’ouvrage de Jay Milton Hoffman. Il écrit (1968B5 page 58) :
Il faut garder en tête qu’au Hunza il n’y a pas de meurtres, pas de voleurs. Par conséquence, pas de juges, pas de policiers et pas de prisons. Le gouvernement est ce qu’on pourrait appeler une société patriarcale, quelque chose de similaire à ce qui existait à l’époque où Moïse dirigeait Israël. Il est démocratique en nature [sic].
Ophtalmologue, le docteur Allen Banik avait une vue plus précise du mode de gouvernance. Après avoir assisté, en 1958, à un procès au Conseil des Anciens « mis en scène pour moi » dirigé par le Mir Muhammad Jamal Khan « qui agit en conseiller », il écrit (1960B2 page 110) :
Les Hunzakuts ont une forme de gouvernement très démocratique, bien que l’État soit gouverné par le Mir, qui a le droit de vie ou de mort sur ses sujets. […] La plus forte punition qui peut être imposée est le bannissement du Hunza.
Ce discours angélique de visiteurs à l’écoute exclusive de la famille princière — ou de ceux qui copiaient bêtement les écrits des premiers — est malheureusement contredit par Clark (1957N22 page 61) :
Shimshal [N68], le pénitencier du Hunza [à 3000 mètres], était l’un des endroits les plus désolés de la planète. Je le sais car je l’ai visité une fois. Pendant tout l’hiver, les nuages sont suspendus comme un linceul glacial au-dessus du village. Pendant des semaines, il n’y a pas de soleil et la température reste autour de zéro avec les vents hurlants.
À ce sujet, Emily Lorimer s’était contentée de la version officielle pour décrire le système pénitentiaire. Elle écrit ce qu’elle a entendu au sujet de l’exil dans la vallée de Shimshál, qu’elle n’a pas visitée (1939A3 pages 121–122) : « On y trouve de la nourriture et des pâturages en abondance, et la vie y est à certains égards plus luxueuse que dans le bas du Hunza ». Il s’ensuit que« au bout de quelques années d’exil, le fauteur de trouble revient avec plus de sagesse ». Toutefois, malgré ce traitement bienveillant, « les délinquants du Hunza ne deviennent pas des récidivistes. »
Les jugements rendus dans le passé pouvaient être bien plus sévères, bien que toujours avec une touche de modération. Muhammad Nazim Khan écrivait dans son autobiographie (Tobe JH, 1960A16 page 363) :
Si l’on considère qu’une condamnation à mort est nécessaire, les personnes sont rassemblées et si une seule se prononce en faveur du coupable, sa peine est remise. Sinon, il est exécuté en présence de tous.
Une anecdote rapportée par John Tobe (sans mention de la source) donne une idée plus précise de l’exercice de la justice au Hunza (1960A16 page 362) :
Un autre cas [de crime] s’est produit il y a environ 10 ans lorsque le fils du vizir s’est disputé avec un jeune homme et une fille. Dans ce cas, le garçon et la fille […] se conduisaient mal à proximité de la maison du vizir. Une dispute a démarré quand on leur a demandé de quitter les lieux. Le jeune homme est devenu indiscipliné, puis offensif et il a dit beaucoup de choses méchantes et indécentes. Le fils du vizir lui a demandé de partir et de bien se tenir, mais le jeune homme a refusé d’écouter et a persisté dans ses actions. Le fils du vizir est entré chez lui, a pris un fusil et lui a dit : « Maintenant, éloigne-toi d’ici ou je te tirerai dessus ! »
Mais le jeune voyou a encore refusé d’écouter ou d’être averti. Alors le fils du vizir lui a tiré dessus. Lors du procès, il a affirmé ne pas savoir que l’arme avait été chargée et qu’il avait simplement proféré la menace pour effrayer le garçon et lui faire prendre conscience de ses actes. Le garçon est décédé et le fils du Wazir a été accusé de meurtre. Il a été exilé à Shimshal pendant 10 ans.
Peu de temps après, les parents du défunt ont comparu devant le Mir et l’ont prié de remettre sa peine au fils du vizir, car ils affirmaient croire qu’il ne voulait pas tirer sur leur fils. En outre, leur fils était à l’origine de l’agression. Après qu’il ait passé deux ans à Shimshal, le Mir l’a fait revenir et, à l’heure actuelle, à Hunza, ce garçon est maintenant le vizir.
Tobe ajoute (page 362) :
Autrefois, une forme de punition appliquée au Hunza, sur ordre du Mir, consistait à immerger le coupable dans les eaux froides de la rivière Hunza. Une immersion de 15 minutes dans ces eaux glacées équivalait à une condamnation à mort.
Peut-être une recherche empirique sur la biostaseN69 ? 😉
Le fonctionnement à la fois fluide et fortement centralisé du gouvernement du Hunza est expliqué à Jean et Franc Shor par un habitant de MisgarN54 en 1949 (Shor JB, 1955A12 page 267) :
« Chaque village élit son arbab [maire] », expliqua Nabi Khan, « qui gouverne avec un conseil des anciens. L’arbab arbitre tous les conflits de la communauté ayant pour la plupart trait au droit à l’eau [d’irrigation]. Mais quand un conflit ne peut pas être réglé localement, l’arbab téléphone au Mir [Muhammad Jamal Khan]. Lors d’un grand événement, par exemple une dispute autour d’un héritage, les parties en cause peuvent faire appel au Mir en personne. Tout ce qu’ils ont à faire est de marcher jusqu’à Baltit. »
Le réseau téléphonique du Hunza a été construit par l’armée britannique en 1920 puis entretenu par le gouvernement pakistanais. John Tobe était, comme Jean Shor, d’avis que le Mir gouvernait son royaume par téléphone, exigeant deux fois par jour un appel de chaque arbab pour faire le point (Tobe JH, 1960A16 page 514). Son frère Ayash était formé à la réparation des téléphones et postes de radio ainsi qu’à l’entretien des objets mécaniques (Clark J, 1957N22 page 44).
Jay Milton Hoffman (1968B5 page 59) rapporte un incident au cours duquel un paysan Hunza se serait adressé en criant à lui et au Prince Sahib Khan, leur reprochant d’avoir pris une photo d’un champ où travaillaient des femmes. Cet homme a été jugé par la cour et puni de trente coups de fouets pour son manque de respect envers un membre de la famille princière et son hôte. Le Mir, dans sa magnanimité, avait refusé d’assister au procès pour éviter toute implication personnelle dans cette condamnation. Il avait aussi pris soin d’éloigner ses hôtes pendant l’exécution de la sentence (1968B5 page 60).
John Clark raconte une anecdote similaire au terme de laquelle un jeune homme qui avait osé critiquer le Mir avait été condamné à deux ans d’exil au Pendjab (1957N22 page 88).

RCF Schomberg (1935A7 page 160) décrit le fonctionnement de la cour, dont le Mir est en réalité le seul arbitre mais aussi bénéficiaire :
Tous les chefs rendent la justice dans la cour publique (durbar) où, assis avec ses conseillers, le souverain rend une décision qui est immédiatement exécutée. Elle est généralement juste, mais les conseillers sont souvent blâmés, car lorsque le Mir a prononcé sa peine, il se retourne et demande si sa sentence est juste. Ce n’est pas tant la question de savoir si l’affaire a été jugée à juste titre, c’est en général le cas, mais plutôt de savoir si l’amende ou la pénalité est excessive ou non ; et c’est ici que les conseillers échouent. Si c’est une amende, elle est généralement versée au trésor, ce qui est un euphémisme pour la poche du raja. Connaissant les tendances avides de leurs dirigeants, les anciens hésitent à réduire l’indemnité.
La hiérarchie des obligations collectives a été décrite par Clark dans le cadre d’une inondation à laquelle les paysans étaient incapables de réagir (1957N22 page 151) :
Les hommes [du Hunza] ne suivent pas leur propre conscience et ne se fient pas à leur propre jugement. Ils délèguent leurs décisions au roi (au Mir), à la coutume (dastur), ou à Dieu tel que représenté par leur conception généralement erronée du Coran. Ainsi, les fermiers de Gircha s’étaient résignés à ce que la rivière emporte leurs fermes dans ses flots parce que, pour commencer, le Mir n’était pas venu dans leur village leur donner l’ordre de détourner la rivière. Deuxièmement, personne n’a jamais essayé de détourner la rivière — ce n’était pas la dastur. Et si Dieu avait décidé qu’ils perdent leurs fermes, qui étaient-ils pour le défier ?
Emily Lorimer s’est aussi contentée de l’opinion exprimée par les villageois au sujet des travaux collectifs (1939A3 page 83) :
Quand un nouveau travail est entrepris pour le bien public, il est supervisé par le Mir, ou par le Wazir en son nom, et il est exécuté comme un travail communautaire dont chacun reconnaît la justice et la nécessité.
Clark était pour cette raison confronté à la difficulté de promouvoir une action collective en dehors des schémas traditionnels (1957N22 page 151) :
La coopération ne s’étend jamais en dehors de la famille actuelle. Le Mir peut organiser et mettre en œuvre un projet communautaire, tel que la réparation d’un fossé ou l’alimentation d’un village frappé par la famine, mais aucun effort spontané n’a été déployé. Personne au Hunza, et peu en Asie, ne s’est imaginé membre d’un grand groupe dont dépend le bien-être de chacun. […]
Dans un monde où la concurrence est féroce et où justice et charité sont rares, la famille devient la seule protection contre l’injustice et la pauvreté. Toutes les autres familles sont des concurrents et des ennemis potentiels. Par conséquent, il est logiquement approprié de garantir à la famille tous les bons emplois à portée de main. Je savais que chaque fois que j’enverrais Rachmet Ali acheter quelque chose aux pauvres gens de l’oasis du Hunza, tous les membres de son clan, le Drometing de Baltit, auraient la priorité pour vendre ; si Hayat était chargé de l’achat, il achèterait de son clan, le Hakalakutz d’Altit. […]
Le système social fait de la malhonnêteté la meilleure politique. Dans une communauté hautement concurrentielle et désorganisée comme les Hunzas, la désapprobation sociale est la seule restriction qui rend la malhonnêteté non profitable. Si la pratique locale en vigueur est de mentir, d’escroquer et de voler, l’homme malhonnête a l’avantage sur son honnête voisin, mais sa malhonnêteté empêche tout développement. Mes Hunzas, par exemple, ne pouvaient pas demander à un seul homme avec un cheval d’amener les produits de ses voisins au marché de Gilgit, parce qu’ils ne pouvaient pas se faire confiance à ce point. De sorte que tout le monde devait aller à Gilgit individuellement et tout le monde perdait du temps et de l’argent. Les Hunzas étaient plus honnêtes que la plupart des Asiatiques, mais leur code était tellement laxiste qu’il leur était impossible de mener la plus petite transaction avec une efficacité occidentale.
Ce point de vue n’est bien entendu pas partagé par Jay Milton Hoffman qui fait un amalgame entre hospitalité, solidarité et amour universel (1968B5 page 56) :
Il apparaît que les Hunzakuts pratiquent un amour plus fraternel que partout ailleurs dans le monde. C’est un peuple très amical et les étrangers qui visitent leur pays sont accueillis à bras ouverts. En réalité, on ne se sent pas étranger quand on traverse la vallée de la Hunza. Le mot « amour » semble être exemplairement illustré de façon pratique dans la vie des Hunzakuts.
Les Hunzas sont des ismaéliens de doctrine Maulaï dont le chef spirituel est l’Aga KhanN70. Ils ont une pratique libérale de l’islam : tolérance de la consommation de vin, pas de rituel d’abattage des animaux ni de port du voile pour les femmes, pas de jeûne spirituel. Selon Biddulph (1880A1 page 121), ils utilisent à la place du Coran « un ouvrage appelé le Kalam-i-Pir, un texte en persan, qui n’est lu par personne d’autre que les hommes de leur culte ». Il ajoute : « Si on essayait de forcer à jeûner un Maulaï, il résisterait en dévorant une pincée de poussière ».
En quatorze mois de séjour, les Lorimer n’ont entendu l’appel à la prière (muezzin) qu’une fois, le lendemain de la cérémonie Gináni de la première récolte (Lorimer EO, 1939A3 pages 294–295). Et encore ! « J’ai jeté un œil au rideau de notre tente mais n’ai pas vu une précipitation particulière de la population pour aller prier »… Emily Lorimer écrit par ailleurs (1939A3 page 231) « qu’il n’a jamais existé de peuple moins superstitieux que les Hunzas » bien qu’elle ait appris que des pouvoirs magiques étaient attribués au Prince (pages 236–237) :
Les deux jours de beau temps que nous avons eus pour la fête de Bopfau [semaille de l’orge en février] étaient presque un miracle : un miracle très convenable pour un chef que la tradition suppose capable de contrôler la pluie et le soleil. On dit du grand-père du Mir, Ghazan Khan, qu’il était tellement versé dans cet art qu’il pouvait forcer la pluie à tomber quand il le souhaitait et chevaucher à travers sans se mouiller !

Source : Lorimer EO (1939A3 page 80)
Jay Milton Hoffman n’avait peut-être jamais rencontré de musulman avant son voyage, car il inclut dans les « facteurs de santé et de longévité » des Hunzas la manière prodigieuse qu’ils ont de se saluer (1968B5 pages 143 et 146) :
Où qu’on voyage dans le pays des Hunzas, on trouve des gens sympathiques et courtois, non seulement avec les étrangers, mais aussi entre eux. Quel merveilleux attribut pour une nation !
Quand ils se rencontrent ou croisent un étranger, ils disent dans leur langue “Salaam Aleikum”. Celui à qui cette salutation s’adresse répond “Aleikum Salaam”. “Salaam Aleikum” veut dire « Que la paix soit avec vous » et “Aleikum Salaam” signifie « Avec vous que soit la paix ».
Quelle manière enjouée de se saluer ! Notre monde serait merveilleux si partout les gens se saluaient avec un tel échange, « Que la paix soit avec vous » et « Avec vous que soit la paix » !
Dans nos conversations avec les gens, il est apparu clairement qu’ils n’avaient pas de soucis. […]
Il ne fait aucun doute que les Hunzas ne sont pas du genre nerveux, irritable et soucieux, parce que la nourriture qu’ils consomment contient toutes les vitamines et minéraux qui permettent une bonne santé et des nerfs solides.
Déjà, en 1961, Renée Taylor était émerveillée par cette marque d’hospitalité : « D’où que vous apparaissiez, on vous salue avec leur “Salaam” habituel. (Ce qui équivaut à notre “Comment allez-vous”. » (Taylor R, 1969B6 page 15). Quelques nuances linguistiques ont visiblement échappé au docteur Hoffman trop préoccupé par les vitamines. Trente ans plus tôt, Emily Lorimer avait écrit (1939A3 page 238) :
Nous nous sommes salués mutuellement : “Jú na!” C’est la manière ancienne de se saluer des autochtones, encore bien plus fréquente que le “Salam aleikum” de l’Islam que les femmes n’utilisent quasiment jamais. Quand vous dites “Salam aleikum”, la réponse correcte pour les Hunzas est “Salam aleikum”. Au début, bien sûr, nous répondions “W’aleikum as salam!” comme d’usage ailleurs chez les musulmans ; mais cela finissait par sonner guindé et intellectuel à nos oreilles, de même qu’aux leurs, je n’en doute pas.
Bien que « naturellement démocratique » et ruisselante d’amour aux yeux du docteur Hoffman, la société Hunza est à tous les niveaux (gouvernement et famille) une caricature du patriarcat, ce qui n’a choqué aucun des hommes et femmes qui lui ont tressé des couronnes au 20e siècle. Le colonel Schomberg décrivait le système d’héritage qui était toujours en vigueur au milieu du siècle (1935A7 page 132) :
Jusqu’au temps d’Asadullah Beg [1847–1885], vizir du Hunza, la propriété de la terre au Hunza était transmise de père en fils. Si l’un des fils décédait avant son père, la veuve prenait sa part qu’elle ait ou non des enfants. Ce système a été modifié de manière à ce qu’une femme qui a perdu son mari du vivant de son père reçoive une terre en fiducie pour ses fils en fonction de leur nombre. L’idée sous-jacente à cet arrangement est qu’un homme qui survit à son père peut devenir le parent d’autres enfants de sexe masculin : s’il décède avant son père, il est injuste que sa veuve avec un fils reçoive autant que son fils survivant ayant plusieurs enfants. Si un homme meurt sans avoir de fils, ses filles ont droit à une certaine quantité de grain provenant de la propriété de leur père, mais à aucune terre. En d’autres termes, la propriété foncière à Hunza doit être dévolue aux mâles, soit en descendance directe soit au plus proche parent masculin au sein de la tribu.
Almas Aman, une des premières femmes artistes de scène au Gilgit-Baltistan.
Dans un article (2019N71) elle raconte les interdits qu’elle doit braver pour pratiquer son art.
⇪ Montée en puissance du mythe
Les bavardages exaltés de Ralph Bircher (1952B1), Renée Taylor (1964N60) et Jay Milton Hoffman (1968B5) me rappellent ceux — auxquels j’accordais du crédit — de brahmanes anglophones en Inde expliquant aux étrangers que le système des castes n’existe plus, que les Hindous naturellement fidèles au message de Gandhi adhèrent aux valeurs chrétiennes et que leur hygiène nutritionnelle est exemplaire… Ou encore celui de religieux tibétains en exil dressant un portrait idyllique de leur pays d’origine.
En parcourant les récits de voyage, nous allons voir comment les affirmations sur les Hunzas ont donné lieu à une surenchère de falsifications au cours des années 1950–1960.
⇪ Chasse aux langues (1934)
Le lieutenant-colonel David Lockhart Robertson LorimerN72 et son épouse Emily Overend ont effectué deux longs séjours au Gilgit-Baltistan. Le premier à Gilgit de 1920 à 1924, alors que David Lorimer était posté à Gilgit en tant que Political Agent (commandant militaire) du gouvernement de l’Inde (britannique). Linguiste de métier, il consacrait son temps libre à l’étude et la documentation de langues locales ; le shinaN56 puis le khowarN73, deux langues indo-iraniennes qu’il pouvait aborder grâce à sa connaissance de l’hindoustaniN74 et de dialectes afghans, pour se consacrer ensuite à la langue des Hunzas, le bourouchaskiN55 : « une langue au moins dix fois plus difficile que le shina ou le khowar », apparentée à aucune autre et qui ne compte pas moins de « trente-huit formes de pluriel » (Lorimer EO, 1939A3 pages 250, 241).

Source : Lorimer EO (1939A3 page 64)
Photo reproduite sans référence dans l’ouvrage de Bircher R, 1952 (1942) page 32
Ces travaux ont donné lieu à la publication par un institut norvégien, en 1935, de trois volumes de plus de 400 pages sur la description du bourouchaski — SOASN75, voir les commentaires de Grune D (1998N76). C’était la première description formelle de cette langue après le chapitre qui lui avait été consacré dans l’étude comparative des langues « tribales » publiée par John Biddulph (1880A1 pages 167–203). David Lorimer ressentait l’exigence d’un travail de terrain pour approfondir sa connaissance du bourouchaski.
Pendant leur second séjour, en 1934–1935, les Lorimer étaient libérés de toute obligation professionnelle et familiale. Ils se sont installés quatorze mois dans une petite maison relativement bien équipée à AliábádN77 à 2500 m d’altitude. Ils y développaient même leurs photos pour en offrir des tirages aux habitants ; je n’ai pas compris comment leur agrandisseur pouvait fonctionner sans source électrique… En fin de séjour, ils ont croisé le colonel RCF Schomberg (Lorimer EO, 1939A3 page 299).
Emily Lorimer confie que ce second séjour était plus éprouvant en raison de leur âge (55 ans). Le chapitre relatant leur trajet de Srinagar (Cachemire) à Gilgit (1939A3 pages 41–55), tantôt à cheval et en partie à pied, de nuit sur la neige glacée lors du passage de cols (comme le Burzil Bai à 4195 mètres, N78) témoigne de leur courage, de leur ténacité… et de la modestie de l’auteure. Les imprévus se succèdent, comme (page 44) la destruction partielle du chargement de papier, machine à écrire et rubans qui sont leur principal outil de travail… L’ouvrage Language Hunting in the KarakoramA3 est une mine de détails ethnographiques « au fil des jours » authentifiés par leur compréhension du bourouchaski. Même dans l’adversité, Emily Lorimer fait preuve d’une belle dose d’humour, par exemple (page 69) : « L’aspect de la route pourrait vous faire dresser les cheveux sur la tête, mais elle est bien plus sûre que nos autoroutes meurtrières. »
Ses pointes d’humour semblent avoir échappé à un officier retraité originaire du Hunza (Hisamullah Beg SI, 2013N79) qui la juge complaisante envers la culture et le mode de vie des Hunzas. Il est vrai qu’elle n’hésite pas à avancer que « les Hunzas sont mieux éduqués que les produits de nos écoles coûteuses ».… Son récit de voyage peut être lu comme une illustration en négatif des défauts de la civilisation occidentale, un biais de perception qui inspirera particulièrement Ralph Bircher (1952B1). Elle n’a de cesse de comparer les Hunzas en tant que « race » (traduire « ethnie ») aux populations voisines, à commencer par les Nagaris, sur le versant opposé du fleuve Hunza, qui lui paraissent affublés de tous les défauts (Lorimer EO, 1939A3 pages 273–276).
Le terme « race » n’avait pas de connotation négative à cette époque. « Le Prince Louis d’Orléans décrivait les Hunzas comme de “beaux hommes, actifs et intelligents, portant sur leurs visages clairs une joie perpétuelle” et il allait jusqu’à dire : “Toute leur personne dénote les représentants d’une race supérieure” » (Mons B, 1958A15 page 106). La comparaison des humains en termes de « race » était monnaie courante chez les citoyens de l’Europe colonisatrice jusqu’à la seconde guerre mondiale. La folie ethnocidaire du nazisme a au moins eu le mérite de clore ce débat dans le monde académique.

Bien que jouissant d’une certaine autonomie grâce à leurs compétences linguistiques, les Lorimer étaient les hôtes du Mir Muhammad Nazim KhanN35 et proches de son fils aîné Ghazan Khan, surnommé par Emily Lorimer « le Prince de Galles », qui lui a succédé en 1938 (Lorimer EO, 1939A3 page 228). Ils ont aussi bénéficié de l’aide de son petit fils Jamal qui allait devenir le Mir en 1945 (A3 page 298). Ils étaient le plus souvent guidés ou conseillés par des “levies”, hommes de confiance rémunérés par le gouvernement et « sans doute nommés par le Mir » (1939A3 page 93).
Leur proximité avec la famille princière a joué, à leur insu, le rôle de filtre dans les rapports avec la population : les « pauvres » qu’ils décrivent n’étaient probablement pas ceux au plus bas de l’échelle sociale. Mais cette distinction avait peu d’importance puisque leur centre d’intérêt était la langue locale. Emily Lorimer envisage la pauvreté comme une « unité sémantique » (1939A3 page 122) :
Un jour, nous avons demandé, par rapport au sens des mots « riche » et « pauvre » : « Qu’appelleriez vous un homme riche ? »
— « Un qui a, disons, cent animaux. » (Une famille paysanne ordinaire possède environ vingt moutons, chèvres et vaches.)
— « Et y a‑t-il un seul homme riche à Aliábád ? »
— « Un seul, le yerpa [régisseur de terres appartenant au Mir]. »
Elle avait pris soin de décrire à la page précédente ce qu’il conviendrait d’appeler la « version officielle de la pratique du servage » au Hunza (1939A3 page 120) :
La plupart des familles paysannes du Hunza sont propriétaires de leur terrain, transmis de génération en génération sans taxe foncière ni droit de succession. Dans l’ancien temps, les Mirs possédaient une partie du terrain de chaque commune, et la coutume était de le faire cultiver sous un travail obligatoire réparti, en principe équitablement, entre les villageois. Le yerpa, ou steward, qui avait la charge de cette possession royale, était bien entendu dans la position enviable de pouvoir d’un côté tromper son maître sur une grande partie de la production agricole, et de l’autre côté opprimer et maintenir sous pression les ouvriers agricoles malchanceux. Il soudoyait de diverses manières ceux qui s’arrangeaient ainsi pour échapper au travail communal et pouvait exiger plus que leur dû de ceux qui lui déplaisaient.
Soyons rassuré, toute pratique de « travail forcé » a été abolie par le Mir Muhammad Nazim Khan — de qui Emily Lorimer tient cette explication. Les domaines princiers (kutúkal) sont toujours la propriété du monarque, mais ils sont à présent loués sous des conditions “easy” à des paysans qui ont abandonné une terre trop aride (Lorimer EO, 1939A3 page 122) :
Les premières années, le locataire ne paie aucun loyer pour le terrain qu’il destine à sa charrue ; il doit aménager les champs, construire les canaux d’irrigation et travailler le sol. Une fois que le terrain commence à produire, il s’acquitte d’un petit loyer en nature, mais à tout moment il peut se libérer s’il estime que l’arrangement n’est pas profitable. La majeure partie des « nouvelles installations » d’Aliábád, y compris tout le district qui entourait notre maison, était du terrain kutúkal et incontestablement le système fonctionnait à la satisfaction générale.
Les deux citations qui précèdent démontrent les limites de l’enquête « en immersion » entreprise par les Lorimer, formés à l’anthropologie sociale et culturelle par Bronisław MalinowskiN80 à la London School of Economics (Lorimer EO, 1939A3 page 29). Le discours d’Emily Lorimer est un mélange hétéroclite d’observations collectées dans leur entourage immédiat (une douzaine de familles) et d’informations non vérifiées fournies par l’entourage du Prince. La confusion des genres fait apparaître des contradictions, comme par exemple son affirmation que « la plupart des familles paysannes du Hunza sont propriétaires de leur terrain » et plus loin « tout le district qui entourait notre maison était du terrain kutúkal ». Ce manque de précision et de recul analytique a ouvert la porte à des dérives d’interprétation auxquelles des lecteurs comme Ralph Bircher étaient tentés d’adhérer.
➡ Emily Lorimer a eu beau prévenir ses lecteurs que ce qu’elle écrit n’a aucune portée académique — dès la première phrase “This is not a serious book” (1939A3 page 5) — et que seuls les écrits de son mari font autorité, son livre très intéressant est souvent cité en référence alors que ceux de David LorimerN72 ont disparu des bibliothèques, mises à part les archives de British Library et de SOASN75.
Est-il possible que le Mir Muhammad Jamal Khan, petit-fils de Nazim Khan, ait manqué de vigilance sur les pratiques de location de terrains, ou bien est-ce en raison de la surpopulation que John Clark (1957A11) aurait constaté, quinze ans plus tard, une forte inégalité d’accès aux ressources agricoles ? En 1935, déjà, le colonel Schomberg déplorait l’insuffisance du développement agricole/pastoral et son caractère inégalitaire (1935A7 pages 138–139) :
D’année en année, la population augmente et rien n’a été fait, que ce soit en pompant de l’eau du fleuve ou en amenant un canal du Nagar, pour mettre davantage de terres en culture. Le Mir a beaucoup fait pour ouvrir de nouveaux terrains, mais il n’a ni les compétences ni le capital pour opérer à grande échelle. Les seuls pâturages du pays sont la propriété des Mir, mais dans les vallées adjacentes, dans d’autres États, il existe de vastes pâturages gaspillés.
De son côté, David Lorimer menait des entretiens avec une sélection de locuteurs, conformément à une méthodologie inspirée par la dialectologieN81 que son épouse résume ainsi (Lorimer EO, 1939A3 page 248) :
Vous commencez par sélectionner quelques hommes intelligents qui s’expriment bien et clairement dans leur langue, et vous travaillez avec eux jusqu’à identifier celui qui vous convient le mieux. Alors vous l’affectez à la maisonnée, moyennant un salaire fixe et généreux de sorte qu’il soit disponible chaque fois que vous en exprimez le besoin, que ce soit à la maison ou en voyage.
Cette recherche du « locuteur idéal » — un homme intelligent, jamais une femme ! — aurait fait l’objet de critiques des sociolinguistesN82 si leur discipline avait existé. En effet, elle ne peut qu’amplifier un biais de surévaluation de la complexité de la langue (comparée à ses voisines), marqueur supposé de la supériorité intellectuelle de (tous) ses locuteurs. La complexité n’apparaît ici qu’aux niveaux syntaxique et lexical, la sémantique et la rhétorique étant absentes de l’étude systématique de Lorimer. Toutefois, cette méthode était peut-être incontournable pour aborder une langue de racines inconnues et jamais documentée, sans recourir à une langue intermédiaire maîtrisée par les informateurs, comme l’explique pertinemment Emily Lorimer (1939A3 pages 248–262). Exemple de surévaluation : elle illustre la complexité du bourouchaski en mentionnant des traits morphologiques qui existent à l’identique en hindoustani — et qu’elle devait connaître — comme la transformation d’un verbe intransitif en verbe transitif puis en verbe causatif (A3 pages 256–257). Ou encore l’identité des mots qui désignent les jours d’avant et d’après (kal et parason en hindoustani). Cette tendance à la surévaluation est importante à souligner, car elle a conforté la croyance en une spécificité/supériorité des Hunzas dans l’imaginaire de voyageurs qui avaient une connaissance limitée des cultures et usages des populations voisines.
Officier de l’armée britannique et ancien Political Agent, David Lorimer était un Sahib inspirant le respect et l’admiration, à commencer par celle du Prince. Emily Lorimer estime que « pour peu qu’il comprenne l’objet du travail de DL [David], il [Muhammad Nazim Khan] est fier et heureux que les coutumes Hunza soient marquées d’autant d’intérêt et d’importance » (1939A3 page 236).
N’étant ni compétents ni équipés pour des interventions médicales — à l’inverse de John Clark dont c’était, nous le verrons, une des principales motivations — les Lorimer n’ont pas eu la visite de personnes souffrantes. Ils n’ont côtoyé que des gens supposément en bonne santé et dotés des qualités physiques indispensables à la survie dans un environnement hostile. À l’inverse des Occidentaux, les habitants de ces régions ne se répandent pas en confidences sur leur état de santé, ni sur les maladies ou décès de leurs proches. J’ai déjà eu la surprise, en Inde, d’entendre répondre quelqu’un que j’interrogeais à propos d’une personne absente : “Haré, vah mar chuka hota!” — « Hé, il est mort ! » — avec un large sourire car ces événements tragiques ne sont que des épisodes de la vie, indépendamment de toute croyance religieuse.
Il s’ensuit que le couple de linguistes, n’ayant pas pour mission de dresser un bilan de santé des Hunzas, n’a rien prétendu de leur extraordinaire résistance aux maladies. Ils n’ont pas exercé leur capacité d’analyse pour mener une enquête à ce sujet pour la simple raison que ce n’était pas d’actualité : le film Lost Horizon de Frank Capra (1937N83) n’avait pas encore nourri l’imaginaire occidental… Emily Lorimer ne mentionne pas non plus les travaux de Robert McCarrison qui les avait précédés de quelques années à Gilgit.
Les Lorimer n’ont jamais tenté d’évaluer l’âge des vieillards qu’ils rencontraient, sans doute conscients de la vanité d’une telle entreprise puisque les calendriers et registres de naissance n’existaient pas. De temps à autre, Emily Lorimer dit d’une personne âgée qu’elle doit bien avoir « dans les soixante-dix ans ». David Lorimer et son épouse prenaient soin de noter et vérifier les moindres détails de leur terrain d’enquête ; ils auraient certainement exprimé de la stupéfaction et pris des notes si certains informateurs avaient déclaré un âge de 120 ans ou plus… De plus, ils constatent l’existence de grands-parents mais pas d’arrière grands-parents.

Sur la photo de Khalifa Farághat (voir ci-contre), le père de l’enfant ne paraît pas avoir atteint un âge digne de signalement ; il n’est pas interdit, bien sûr, d’imaginer qu’il serait centenaire et qu’il aurait conçu son fils à 90 ans ! La linguiste Emily Lorimer se contente de préciser qu’il lui manque de nombreuses dents, ce qui rend sa prononciation quasi-incompréhensible (1939A3 page 241).
Mais il est vrai que Khalifa Farághat appartient à la communauté Wakhi, originaire d’Afghanistan, émigrée dans les hautes vallées du Hunza : une « race inférieure » selon David Lorimer, « peut-être parce qu’ils mangent moins d’abricots » (1939A3 pages 241–242). Sur un ton humoristique, il amorce le virage du mythe de la distinction raciale vers celui de la diète miraculeuse. Car il faudra bien expliquer pourquoi d’autres locuteurs de cette langue prodigieusement complexe, appartenant à la même ethnie que leurs voisins du Nagar (carteN42) ou ceux de la vallée de Yasin (carteN43), ne possèdent pas les vertus remarquables des Hunzas. Pour le couple de linguistes, les Hunzas sont d’une grande intelligence et d’une parfaite probité. Leur bonne santé ne serait qu’un épiphénomène de ces qualités.
Dans sa préface à la 5e édition de son livre (1952B1), Ralph Bircher dit avoir écrit à David Lorimer pour lui signaler le rapport d’une expédition rédigé par une doctoresse (non-identifiée) :
« J’ai été suivie pas à pas par des malades qui voulaient que je les soigne : maladies chroniques des yeux, infections cutanées et des muqueuses, maladies d’estomac et troubles intestinaux, ainsi que des cas de tuberculose qui va croissant… les gens périssent de saleté… on consomme une grande quantité de thé noir, de sel, de sucre et de viande, et chaque fois que l’occasion se présente il est pris de l’alcool et de la nicotine. »
David Lorimer lui a répondu :
Je suis sûr d’une chose, c’est que de mon temps [1935–36] on ne pouvait rien voir de la saleté et de la maladie ambiante que rapporte la doctoresse. Il lui a probablement été donné de voir toutes les maladies qui existent maintenant parce que les gens attendaient qu’elle fasse des miracles. Incompréhensible d’où ils ont tout d’un coup pu trouver l’argent pour acheter tant de denrées d’importation comme le thé, le sucre, le tabac et l’alcool, ainsi que le fourrage pour manger plus de viande. Quelle est la classe dont l’alimentation a été étudiée ? Peut-être celle des gens qui travaillent à la maison du roi, où il se peut qu’ils soient à même de participer à de tels facteurs de corruption.
Lorimer tient pour acquis que les personnes qui consomment une grande quantité de thé noir, de sel, de viande, de tabac et d’alcool seraient les mêmes qui, par un lien de cause à effet, souffrent de maladies des yeux, infections cutanées, tuberculose etc. C’est une interprétation personnelle, en phase avec les préjugés de Bircher, des propos de la doctoresse. D’autre part, Lorimer attribue tous les maux aux familles proches de la maison du roi. Cette supposition est en double contradiction avec le témoignage de Jewel Henrickson (1960A14 pages 72–73, voir ci-dessus) signalant le très petit nombre de malades dans l’entourage du Prince, et celui de John Clark (1957A11) qui a soigné des milliers de personnes appartenant aux couches les plus pauvres de la population.
S’il ne fait pas de doute que l’accès aux produits de consommation des pays riches exerce un effet délétère sur la santé des montagnards, on ne peut pas en déduire que leur santé était parfaite avant l’ouverture des voies de communication. Il est plus sage de prendre au sens littéral la réponse de David Lorimer : « On ne pouvait rien voir »…
⇪ Fragments d’un relief merveilleux (1942)

Le mythe du « Hunza en parfaite santé » a été largement propagé en Europe par Ralph Bircher, fils du médecin nutritionniste suisse Maximilian Oskar Bircher-BennerN84. Il a publié en 1942 le livre Hunsa. Das Volk, das keine Krankheit kennt (1942) — Les Hounza. Un peuple qui ignore la maladie (1952B1) — à la mémoire de son père qui tenait le Hunza comme une « preuve vivante » de la justesse de sa diététique.
Docteur en sciences économiques, Ralph Bircher n’a pas voyagé au Pakistan, mais il s’est largement documenté sur le sujet comme il l’explique dans son introduction (1952B1 pages 7–18). Il est révélateur de lire, au début de sa préface à la 5e édition (B1 pages 3–4):
On peut se demander à bon droit, comment j’en suis venu à écrire un travail sur les Hounza puisque je n’ai jamais été dans leur pays, et à quel titre je le fais, puisque je ne suis ni ethnographe, ni médecin. Je me le suis aussi demandé, quand le livre était fini. Mais pendant que j’écrivais ce livre, il en était de moi comme de quelqu’un qui par hasard aurait trouvé dans un tas de ruines ou dans une carrière quelques fragments d’un relief merveilleux qui sembleraient parvenir à un ensemble. Il trouve de nouveaux fragments, cherche et recherche, assemble, compare ; certains éléments s’adaptent ; l’ardeur s’empare de lui et voilà que tout à coup un ensemble se révèle ou du moins laisse pressentir comme tel, un ensemble éclatant de qualités merveilleuses. C’est à peu près ce qui s’est passé pour moi avec mes Hounza et dans mon zèle j’ai omis de me demander si j’étais autorisé à m’y consacrer.
L’introduction donne un aperçu du discours New AgeN85 qui préside à la rédaction de cet ouvrage (1952B1 page 9) — bravo à la traductrice Gabrielle Godet :
Avons-nous jamais observé que les périodes de pleine maturité, celles où s’épanouissent les plus belles floraisons de l’effort humain, ne succèdent jamais à l’apparition des grands chefs-d’œuvre classiques, parce que ceux-ci sont toujours des chants du cygne, le signal de la décadence et du changement ? C’est que toute extériorisation, si belle et élevée soit-elle, implique déjà la désagrégation et le déclin.
Or, chez ce petit peuple des Hounza, nous trouvons, je crois, le foyer d’une civilisation de la « lumière blanche » : lumière indivisible, inaltérable dans son intégrité, rayonnant d’une pureté si absolue, que sa clarté nous éblouit. L’on peut penser que cette forme de civilisation est probablement la seule qui défiera les siècles, la seule qui s’élèvera au-dessus des alternances du devenir et du dépérissement.

À aucun endroit ce livre « éblouissant » de Bircher, qui correspondait avec Robert McCarrison et Guy Wrench, ne donne une évaluation chiffrée de la longévité des Hunzas. Il n’empêche que l’ouvrage est cité en référence sur les sites web récents qui agitent le slogan des « plus de 120 ans ». Ralph Bircher s’est contenté des « fragments d’un relief merveilleux » pour mettre en exergue la santé de cette population dans le seul but de promouvoir le modèle nutritionnel de son père, inventeur du Bircher MüsliN86.
La majeure partie de l’ouvrage de Bircher (1952B1 pages 33–177) est une reprise des écrits de David et Emily Lorimer dont les noms sont mentionnés occasionnellement. Une partie des photos (dans l’édition française) sont empruntées sans mention de source à l’ouvrage d’Emily Lorimer, Language Hunting in the Karakoram (1939A3). Ralph Bircher annonce dans l’introduction qu’il a échangé des courriers avec les Lorimer.
Le dernier chapitre est une tentative de rapprochement — d’un point de vue strictement hygiéniste — entre la « civilisation Hunza » et celle que Moisés Santiago BertoniN87 appellait Caraï-GuaraniN88 en Amérique du sud, « deux peuples [qui] ont ont cherché à réaliser la vie intégrale, et à atteindre, par là, le plus haut degré de santé organique et sociale : ordre, équilibre, plénitude de vie et force de rayonnement » (1952B1 page 180). Les extrapolations de Bircher, étayées par de courtes citations d’auteurs comme Thevet, Amerigo Vespucci, Willem Pies, Bertoni et Humbolt, l’autorisent à affirmer que ces deux peuples se nourrissent de fruits et légumes crus, peu de légumineuses, pas de produits laitiers et très rarement de viande, avec un effet garanti (B1 page 181) :
Ce qui admirable et significatif, dans l’accord de tous les jugements portés sur ces deux peuples, c’est que, de leurs deux manières de vivre presque identiques, résulte, ici comme là, un état de santé parfait.
⇪ L’éternel retour (1949, 1952)

Les voyageurs américains Jean Bowie et Francis (‘Franc’) Marion Luther Shor ont pénétré une première fois au Hunza « par effraction » depuis l’Afghanistan, à la fin de l’été 1949. En provenance de Venise sur les traces de Marco Polo, ils ont franchi sans le savoir le col Dehli Sang-i-SarN90 à 6000 mètres d’altitude, ayant dû s’écarter de la route rejoignant le Turkestan chinois. Leur périple passionnant est raconté par Jean Bowie avec beaucoup de verve dans l’ouvrage After You, Marco Polo (Shor JB, 1955A12). La fin du récit consacrée à leur court séjour au Hunza est nettement moins captivante que l’incroyable chevauchée de ces aventuriers à travers le Wakhan…
À leur arrivée au village de MisgarN54, ils ont été accueillis par « des seniors aux barbes teintées de henné » (Shor JB, 1955A12 page 260) qui devaient ressembler au patriarche de Baltit, âgé de 89 ans, dont Franc a pris une photo (voir ci-dessus). Jean et Franc se sont obstinés à essayer de franchir le col de MintakaN91 pour rejoindre la Chine, malgré l’avertissement des habitants que la région du XinjiangN92 était à feu et à sang suite à la prise de pouvoir des communistes. Abandonnés par leurs guides hunzas, ils ont fait demi-tour et se sont rendus à Baltit, répondant à l’invitation du Mir Muhammad Jamal Khan.
Le couple est revenu au Hunza en 1952, en mission cette fois pour le National Geographic Magazine (Shor F, 1953A10). Bénéficiant de l’hospitalité débonnaire de Muhammad Jamal Khan, ils ont adhéré sans aucune réserve à sa vision du monde hunza (Shor JB, 1955A12 pages 279 et 282) :
À quoi sert l’argent au Hunza ? Il n’y a aucune taxe, aucune patente, aucun droit à payer. On ne peut pas y vendre ni acheter du terrain car le terrain est très limité et doit rester dans la famille, selon la loi. Le seul grand propriétaire terrien est le Mir qui possède 320 acres [128 ha]. À l’occasion il offre un terrain à un sujet méritant qui n’a pas eu d’héritage. Ou encore le Mir peut prêter un ou deux acres à un jeune couple prometteur pour un petit loyer annuel qui peut être versé en abricots, pommes, viande, cornes de bouquetins ou services. […]
« Nous sommes le peuple le plus heureux au monde », dit le Mir avec une tranquille assurance qui excluait toute vantardise [sic], « et je vais vous dire pourquoi. Nous avons juste assez de tout, mais pas assez pour donner envie à quelqu’un d’autre de nous le prendre. Vous pourriez appeler cela le Pays Heureux de Juste Assez. »

Source : Jean et Franc Shor (1953A10 page 489)
La plupart des anecdotes rapportées par Jean Shor dans le récit de leur premier voyage en 1949 (Shor JB, 1955A12) figurent aussi dans celui de son conjoint publié par le National Geographic Magazine (Shor F, 1953A10 ; Shor J & F, 1950lien:a74p). Or cet article est supposé raconter leur seconde visite en 1952. On ne peut donc pas décider en quelle année chaque événement a eu lieu, quitte à douter qu’il ait eu lieu… Par exemple, le Mir aurait décidé, en fin d’été 1949, de « dupliquer » la fête des premières semailles du printemps (Bopau, habituellement le 28 janvier) pour en offrir le spectacle à ses hôtes (Shor JB, 1955A12 page 282). Mais le même récit — cette fois sans mention de duplication — est attribué à leur second voyage juste avant l’été (Shor F, 1953A10 pages 492–493). Un récit plus détaillé avait déjà été publié par Emily Lorimer (1939A3 pages 226–235). De manière analogue, le récit de la traversée du Wakhan, dans l’ouvrage de Jean Shor (1955A12), relate des événements dramatiques passés sous silence dans l’article du magazine (Shor J & F, 1950lien:a74p).
Même constat de répétition pour le récit de la chasse au mouton Marco Polo (voir plus haut). Le Hunza serait-il aussi le pays de « l’Éternel retour » ? Ou bien les voyageurs ont-il composé ces écrits en mélangeant leurs cartes postales ?

Miraculeusement, tous deux et leurs guides ont échappé à de graves blessures ou une issue fatale.
Source : Jean et Franc Shor (1953A10 page 518)
L’ouvrage de Jean Bowie Shor affiche une spontanéité d’expression et d’autodérision qui inspirent confiance en son exactitude. C’est de loin mon récit de voyage préféré, à l’exception du chapitre sur le Hunza… Mais l’article de Franc Shor (1953A10) est plutôt un habile mélange de fictions, sous la dictée de Muhammad Jamal Khan, et d’un vécu personnel supposé lui imprimer une marque d’authenticité.

L’auteur ne manque pas de signaler (1953A10 page 498) qu’il parle ourdou, persan, turc et chinois. Ces détails sans intérêt ne rendent pas plus crédible un exposé qui me fait songer à un scénario moderne de reportage télévisé. C’est un article à sensation pour un journal grand public. De lecture divertissante, il est souvent été cité en référence, bénéficiant du prestige du National Geographic Magazine.
Mêlées à du vécu personnel, les fictions acquièrent un statut de réalité qui les dispensent de toute lecture critique. Muhammad Jamal Khan a certainement intégré ce processus car il offrait, après la visite des Shor, un bouquet d’histoires inédites à ses hôtes étrangers.
⇪ Des vacanciers (1955)

Un groupe de sept Américains employés d’un hôpital de la mission adventiste du Septième jour à Karachi (Pakistan) a séjourné 11 jours au Hunza, à l’initiative de Jewel Hatcher Henrickson et de son époux Roy. Leur séjour, à l’automne 1955, est raconté avec beaucoup de simplicité et de franchise dans l’ouvrage Holiday in Hunza (Henrickson JH, 1960A14).
Ils ont eu des entretiens avec le Mir Muhammad Jamal Khan et la famille princière, ainsi qu’avec Winston Mumby qui depuis trois ans était chargé de l’éducation du fils héritier.
Le Mir avait pris soin de respecter leurs coutumes alimentaires en ne leur offrant que des repas ovo-végétariens. Jewel Henrickson s’extasie de trouver des Kellogg’s corn flakes sur la table du petit-déjeuner (1960A14 page 67) !
Un échange amusant a eu lieu quand Mary June [Jerry] Wilkinson a demandé au Mir s’il avait fait un mariage d’amour (A14 page 107) :
— « Non, ce n’était pas le cas », répondit le Mir. « Pendant de nombreuses années il n’y avait pas eu de mariage entre le Nagar et le Hunza. En réalité, nous étions ennemis depuis longtemps. Mais cette inimité s’était estompée et des deux côtés du fleuve on souhaitait un mariage entre les familles royales. Même mes grands-parents l’auraient souhaité. J’ai dit à mes parents qu’ils pouvaient arranger le mariage mais que je devrais choisir moi-même la fille. Finalement j’ai choisi, ils ont arrangé et nous avons été mariés. »
— « Vous vous êtes mariés ici au Hunza ou là-bas au Nagar ? »
— « Je me suis rendu moi-même au Nagar et l’ai ramenée au Hunza. La cérémonie a eu lieu là-bas. »
— « Êtiez-vous heureux de la voir ? »
— « Oui, mais je ne sais pas si elle était heureuse de me voir », plaisanta le Mir.Tout le monde a ri quand la Rani, qui comprenait mieux la conversation que nous l’imaginions, répondit — en anglais : “I was not happy when I saw him!”
Aucun passage du livre ne fait état de l’hypothèse d’une longévité exceptionnelle des Hunzas. Ce groupe qui comprenait quatre infirmières et les deux médecins déjà cités (Dr. Verna L. Robson et Dr. Stanley L. Wilkinson) aurait certainement posé la question si la légende avait eu cours à cette date. Ils assistent aux funérailles d’un « vieil homme » âgé de 80 ans (1960A14 page 87).
Muhammad Jamal Khan leur confie que, conseillé par un médecin de leur centre médical à Karachi, il a supprimé le sucre de son alimentation, ce qui lui a permis de perdre une quinzaine de kilos. Mais il s’est mis à boire de la bière et du whisky… Dr. Verna lui fait remarquer que ces boissons contiennent aussi du sucre et il promet — après avoir demandé au Dr. Wilkinson de confirmer — de s’en abstenir désormais (A14 page 100).

Le prince Ayash (frère du Mir) avait visité l’hôpital de la mission adventiste à Karachi quelques mois plus tôt et suggéré que cet organisme installe un hôpital dans la vallée de la Hunza. Le Mir reconnaît (1960A14 pages 109–110) :
— « Je suis certainement intéressé d’avoir un hôpital de la mission pour mon peuple. On en a grandement besoin ici. Par exemple, trois-cent à quatre-cent garçons, sans mentionner les filles, sont morts de coqueluche au Hunza cette année. Je comprends qu’il existe un vaccin qui pourrait l’empêcher.
Nous n’avons pas de service chirurgical. Imaginez une urgence chirurgicale devant se rendre à Gilgit en jeep et à cheval ! Le temps d’arriver à Gilgit le patient mourrait. Quatre-vingt dix pour cent de mes sujets ont des vers. Beaucoup d’entre eux ont des maladies des yeux, des goitres, des abcès au foie. Nous avons besoin d’un hôpital avec chirurgie et radiologie. »
— « Pensez-vous que le gouvernement pakistanais soutiendrait la création d’un tel hôpital ? » demanda Roy.
— « Le gouvernement pourrait fournir les médicaments. Je suis d’accord pour fournir le terrain et construire les bâtiments. »
— « Donc vous souhaiteriez que notre organisation lui affecte un médecin et fasse fonctionner l’hôpital. Je suppose qu’il faudrait un médecin homme et un médecin femme — peut-être un couple de médecins, ou un médecin et une infirmière. Et tous les services devraient être assurés gratuitement ? »
— « C’est exact, car mon peuple ne dispose que de très peu d’argent. Ils pourraient fournir des produits et des fruits. Les gens du Nagar soutiendraient aussi l’hôpital. Cela ferait une population de cinquante à soixante mille personnes. » […]
— « Mais, votre Altesse », dit Roy avec étonnement, « et si vos sujets se convertissaient au christianisme après la fondation d’un hôpital adventiste du Septième Jour au Hunza ? »
— « Bon, vous avez ma permission d’essayer », répondit le Mir en riant, « mais je ne crois pas que vous puissiez les convertir. »

Le projet d’hôpital n’a pas été concrétisé. Les Adventistes se plaçaient ici en concurrence avec la mission de l’Aga Khan, chef religieux des Hunzas ismaëliens.
Le trajet de retour à Gilgit a été l’occasion pour les deux médecins d’examiner de nombreux malades qui s’étaient présentés à l’annonce de leur passage. Ils les ont orientés à l’hôpital de Gilgit avec des prescriptions de médicaments, d’examens radiologiques ou de chirurgie (A14 page 123) :
Le père d’un petit garçon a apporté une corbeille de raisins, demandant au docteur de l’accepter en paiement d’une opération de la hernie dont son fils avait besoin, tout de suite et ici-même !
⇪ Perte de vue (1958)

Source : Banik AE (1960B2 page 193)
En 1957, le docteur Allen E Banik, un ophtalmologue du Nebraska âgé de 52 ans, remporte un concours des productions People Are Funny (sic), dirigées par Art Linkletter, qui lui offrent la possibilité de réaliser un rêve : visiter le Hunza, une contrée dont il a appris l’existence en « lisant et relisant » l’ouvrage de Guy Wrench (1938 réédition 2009A8) et « un article de magazine décrivant un peuple virtuellement inconnu dont la vigueur et la longévité (100 à 120 ans) défiaient toute croyance » (Banik AE, 1960B2 pages 13–14).
Après quelques difficultés pour obtenir un permis d’entrée au Hunza, le docteur s’embarque pour Baltit, début juin 1958, dans une jeep défoncée dont il découvre avec effroi que le chauffeur est atteint d’un strabisme divergent… « De temps en temps, le moteur calait et la jeep repartait en arrière, jusqu’à ce que les hommes en descendent pour glisser des pierres sous une roue arrière. » (page 79)
Il y séjourne jusqu’avant la saison des pluies, donc mi-juillet, détail qu’il néglige de préciser. La brièveté de son séjour « d’étude » ne l’empêche pas, après son retour aux USA, de se lancer dans une tournée de conférences (Tobe JH, 1960A16 page 263) et de publier un compte-rendu enthousiaste qui fera autorité : Hunza Land : The Fabulous Health and Youth Wonderland of The World (Banik AE, 1960 réédition 2010B2).
Comme tous les voyageurs occidentaux, il est accueilli en héros par le Mir Muhammad Jamal Khan qui règle avec soin ses déplacements en compagnie d’un interprète de sa famille. À son départ, il est « proclamé membre de la famille [princière], un honneur réservé à uniquement deux personnes ; c’est la plus haute distinction qui puisse être attribuée » (1960B2 pages 153–154). Il avait aussi eu droit à quelques confidences du Mir, par exemple (page 114) :
« Quand Lowell Thomas Jr. [réalisateur du film Search for Paradise] est venu ici en 1956 [décembre 1954 selon Tobe (1960A16 page 262)], il était accompagné de deux charmantes secrétaires. Il avait un magnétophone avec de la musique américaine de danses entraînantes que les secrétaires nous ont appris à danser avec elles. C’était la première fois que l’idée était mise en pratique au Hunza. Franchement, votre coutume américaine est bien plus divertissante que la nôtre ! »
Quelques événements non-programmés ajoutent du piquant à son récit. Il assiste à la chute d’une fillette de quatre ans qui se casse un bras. La fracture est réduite avec habileté par un rebouteux puis immobilisée par des attelles, un soin routinier chez les Hunzas : « J’ai entendu le crac lorsque ses doigts agiles remettaient l’os en place » (Banik AE, 1960B2 pages 112–113). John Tobe dit aussi avoir rencontré « de nombreux rebouteux experts » (Tobe JH, 1960A16 page 357).
Le projet du docteur Banik est d’évaluer l’état de santé de la population. Il a déjà été ébloui par celui de la population pakistanaise dont il a croisé quelques spécimens à Karachi (Banik AE, 1960B2 pages 37–38). Chez les Hunzas, il inspecte les artères et veines qui irriguent les yeux, un indicateur du bon fonctionnement de leur vue mais aussi de leur système cardiovasculaire. « Les examens que j’ai menés au Hunza des yeux de personnes de tous les groupes d’âge ont montré que les Hunzakuts ont des systèmes circulatoires en bonne santé » (B2 page 146). Il n’effectue aucune enquête sur les âges, se contentant de mentionner que les sages du Conseil des Anciens ont de 70 à 100 ans (B2 page 109) et qu’au Hunza les hommes vivent généralement cinq années de plus que les femmes (page 225). Elles connaissent la ménopause autour de cinquante ans et ne souffrent pas pendant les menstruations ni en accouchant (page 226).
Rien de concluant n’a validé sa croyance en une longévité exceptionnelle, ce qui ne l’empêche pas d’affirmer : « Je dirais que l’homme le plus âgé a 120 ans, bien qu’on dise que certains ont vécu jusqu’à 140 ans » (Banik AE, 1960B2 page 223).

Dans son chapitre titré The Hunza lessons (Banik AE, 1960B2 pages 173–207), le docteur Allen Banik expose les fondements d’une vie saine appuyés par sa connaissance du style de vie des Hunzas. Il accorde beaucoup d’importance à l’agriculture biologique et plus particulièrement aux qualités du sol qu’il compare avec pertinence à « un organisme vivant et respirant » (B2 page 205). Son insistance est compréhensible à une époque où peu d’Américains avaient pris acte de la dérive d’une industrie agro-alimentaire dépendante des intrants phytosanitaires. Faisant référence à Robert McCarrison, Allen Banik insiste sur les carences nutritionnelles, signalant entre autres les besoins en acides aminés essentielsN94 et en fer, cuivre, cobalt, calcium, etc. Il écrit (1960B2 page 89) : « La carence en protéines est un problème de santé primaire dans le monde entier aujourd’hui. » Ces points sont importants pour signaler que ses recommandations ne tendent pas vers une nutrition exclusivement végétale, contrairement à ce qu’avancera, deux ans plus tard, le docteur Jay Milton Hoffman (1968B5). Les propositions de Banik sont assez proches de celles de chercheurs en nutrition actuels.
Comme d’autres auteurs, Allen Banik attribue des propriétés bénéfiques à l’eau chargée d’alluvions descendant des glaciers, le « lait glaciaire » que les Hunzas boivent en grande quantité sans le faire décanter. C’était aussi l’avis du médecin allemand Irene Von Unruh qui a séjourné au Hunza (Tobe JH, 1960A16 page 262). Il n’est pas interdit de supposer que cette eau est riche en zéolithesN95 dont l’utilité médicale est connue — voir mon article Soigner ses artères. Effectivement, la masse minérale serait composée de trois quarts de biotiteN96 et de presqu’un quart de plagioclaseN97, deux minéraux silicatés contenus dans la zéolithe clinoptilolite (Allan NJR, 1990A20 page 406). Certains, comme le docteur Iztok Ostan, proposent des poudres miraculeuses reconstituant les propriétés de l’eau Hunza (Ostan I, 2018A23). La qualité de l’eau est devenue une obsession chez Banik, mais il est passé à côté de l’importance de sa minéralisation puisqu’il s’est fait l’apôtre de l’eau distillée à usage nutritionnelN98…
Le refrain sur l’infériorité congénitale des Nagaris est entonné par Allen Banik qui l’a lui aussi appris de ses hôtes hunzas (1960B2 page 78) :
Les Nagaris sont des gens qui vivent dans la plainte, indolents et malades. Leurs maisons sont piètrement construites ; leurs champs cultivés inefficacement. Des mouches et des insectes en essaims dévorent les fruits et les récoltes ; le bétail meurt ; la maladie est endémique ; l’ambition est absente.
L’ouvrage d’Allen Banik (1960B2) pourrait se résumer au slogan partout répété : « Ces gens ne connaissent pas l’argent, la pauvreté, la maladie, la police ni les prisons. » On peut aussi y voir une première pierre (en 1958) de l’édifice du New AgeN85 occidental. Dans son chapitre final The Inspiration of Hunza, l’ophtamologue s’autorise quelques envolées mystico-lyriques à perte de vue (B2 page 216) :
Progressivement, dans la vie, nous avons besoin de changer nos idées, nos manières de faire, notre style de vie — pas seulement nos habitudes nutritionnelles mais aussi nos pensées. Essayons de faire preuve d’une confiance absolue en Dieu, en un bien omniprésent. Continuons à croire qu’il y a encore beaucoup de choses dans le monde qui ont une grande valeur et de l’importance. Ce n’est pas facile, mais nous avons la bénédiction d’un pouvoir divin à l’intérieur de nous. Si nous prenons conscience de ce pouvoir, nous verrons qu’il est assez fort pour construire un monde nouveau et plein de beauté.
⇪ Le paradis du bio (1959)

Dans le monde anglophone, les croyances sur les Hunzas ont été influencées par l’ouvrage de Jerome Irving Rodale (Cohen) : The Healthy Hunzas (1948A9). Promoteur de l’agriculture biologique (A9 pages 36–43) dont il a popularisé l’appellation “organic”, Rodale préconisait une nutrition saine enrichie de compléments alimentaires — dont il consommait jusqu’à 70 doses par jourN99…
Son livre est basé sur les écrits de David LR LorimerN72 et une correspondance assidue avec ce linguiste ainsi qu’avec le Mir Muhammad Jamal Khan. C’est surtout un inventaire instructif des connaissances (et croyances) sur l’agro-écologie dans les années 1940. On y trouve notamment un vigoureux plaidoyer pour la vie microbienne des sols, parfaitement d’actualité face aux dérives d’une agriculture productiviste misant exclusivement sur la chimie. N’ayant aucun accès aux produits phytosanitaires tout en produisant de belles récoltes — du moins sur les terres appartenant à la famille princière — les Hunzas étaient tout désignés comme pionniers de l’agriculture biologique.
Plusieurs chapitres richement documentés s’intéressent aux techniques des Hunzas — telles que décrites par Robert McCarrison, Guy Wrench et Emily Lorimer — pour la fertilisation des sols grâce au compostage des déjections animales et humaines (A9 pages 51–60), ainsi qu’à la conception des toilettes et l’hygiène corporelle en général (A9 pages 61–71). Tout cela justifie, pour Rodale, que les Hunzas ne souffrent pas de goitre et de crétinisme, à l’inverse de leurs voisins les plus proches (au Nagar). Il a repris à son compte l’explication première (erronnée) de McCarrison que le goitreN12 n’aurait pas pour cause principale une carence en iode mais la pollution de l’eau — par la présence de microbes pathogènes.
Jerome Irvin Rodale n’a rien affirmé de chiffré sur la longévité des Hunzas mais résume sa pensée en conclusion (1948A9 page 255) :
L’histoire des Hunzas nous montre que la vie humaine est inextricablement liée au sol et à la nourriture qu’il produit. Non seulement notre santé, mais notre caractère, notre intelligence, nos relations les uns avec les autres peuvent être faits ou défaits par la quantité de soin que nous accordons aux méthodes de culture.
Rodale a étudié les documents en sa possession à travers le prisme de sa passion pour l’agro-écologie. Il faisait partie des inconditionnels qui croyaient que se nourrir bio protégeait de toutes les maladies chroniques et pourrait même éradiquer le cancer : de fait, selon ses sources, les deux termes de l’association entre cultiver sans produits chimiques et la rareté des maladies étaient observables au Hunza. Il a écrit sans hésiter (1948A9 page 51) : « La santé magnifique des Hunzas est due à un seul facteur, la manière dont ils produisent leur nourriture. » Il est malencontreusement décédé à 72 ans d’une crise cardiaque juste à la fin d’un entretien où il avait annoncé « décider de devenir centenaire » N99.
Les Hunzas cultivaient « bio » parce que, miraculeusement, ils n’avaient aucun prédateur à combattre… Ignorants des notions d’écosystème et de biodiversité, les visiteurs occidentaux du siècle dernier s’extasient sur « l’absence d’insectes » au Hunza comme si elle était la preuve d’une agriculture saine. Ou peut-être un signe de la supériorité de leur « race » et de leur développement spirituel ? Une visite au printemps aurait pourtant révélé que les cultivateurs étaient mobilisés à combattre les prédateurs (Lorimer EO, 1939A3 page 240) :
Un beau matin au début de mars, les abricotiers le long de Dála [le plus long des quatre canaux d’irrigation] juste en face de notre gîte ont soudain été envahis par toute la famille Dastagul armée de longs bâtons au bout desquels était attachée une pièce en fer recourbée et aiguisée. Avec un soin infini ils inspectaient chaque branche et, dès qu’ils apercevaient un nid d’insectes, ils décrochaient la brindille à laquelle il était attaché. Ces nids étaient semblables à des cocons d’environ un pouce de long [2.5 cm] avec une vilaine petite larve à l’intérieur. […] Chacun était collecté soigneusement et rapporté à la maison pour être jeté au feu. Nous n’étions pas qualifiés pour identifier le prédateur à qui l’on faisait la guerre mais on nous a rapporté qu’il dévorait aussi bien les feuilles que les fruits si l’on ne le détruisait pas. Dans tout le pays chaque abricotier est examiné scrupuleusement et nettoyé — il doit y en avoir des milliers.

Source : A16
Horticulteur bio et pépiniériste au Canada, John Tobe effectue à l’âge de 52 ans un voyage au Hunza en été 1959. Il en revient auteur de Hunza : Adventures in a Land of Paradise (1960A16). Ami du fils de Jerome Irving Rodale (voir ci-dessus), il a obtenu par son intermission une invitation du Mir Muhammad Jamal Khan. Il réussit à se faire délivrer un permis des autorités pakistanaises, lors de son escale à Karachi, malgré une gestion « rentre-dedans » quasi-suicidaire de sa négociation avec la bureaucratie militaire (Tobe JH, 1960A16 pages 70–79)… Il est accompagné de son ami Cecil Brunton qui, tombé malade, ne semble jamais prendre part aux conversations.
Tobe dit ne pas s’être vraiment préparé aux difficultés du trajet, financé sur « les dollars qu’[il n’a] pas dépensés à fumer et à boire » (A16 page 5). Il a quand même lu six ouvrages disponibles à cette époque. Il expose une motivation de son voyage (Tobe JH, 1960A16 page 19) :
Peut-être […] voulais-je aller au Hunza parce que ce pays représentait quelque chose à quoi j’ai toujours cru de tout mon cœur et de toute mon âme, à savoir que seule une lutte acharnée pour leur existence maintient l’esprit, le mental et le corps humains dans une atmosphère saine et constamment alerte. J’ai toujours pensé que les victoires et les compliments ne faisaient jamais du bien à un homme. Mais la défaite et les difficultés l’encouragent encore et encore à faire mieux et plus grand dans sa vie !
Il offre une belle réflexion à la vue du paysage qui se déroule sous son avion, de Rawalpindi à Gilgit (Tobe JH, 1960A16 page 123) :
D’après ce que j’ai vu de ce vaste système montagnard, les larges vallées, l’herbe verte et les arbres sont rares. Ces montagnes sont totalement différentes de nos Rocheuses couvertes de pentes herbeuses et d’arbres de toutes sortes. Ces élévations terrifiantes ont juste l’air solides, rugueuses, dures et pressantes. Pourtant, des petits villages ont surgi ici, là et partout. Ils étaient tellement isolés que c’était presque effrayant. Ils étaient si éloignés de la civilisation qu’ils devaient être presque complètement autonomes. Ils pouvaient compter sur peu ou absolument rien du monde extérieur. Pourtant, il y a des centaines, voire des milliers, de ces petites colonies dans l’Hindu Kush, le Karakoram et l’Himalaya.
Je me demandai pourquoi les hommes cherchaient des endroits comme celui-ci et restaient ici, ou menaient une existence sur les lopins de terre qui se forment dans les petites vallées. Tout ce qui les entoure est le danger permanent des fortes pluies, de la fonte des neiges et de la glace, des glissements de terrain, des chutes de pierres et autres. Pourtant, des hommes choisissent de vivre dans de tels endroits. Cela ne pouvait être que pour une seule raison, leur amour de la liberté.
En fait, il y a un doute dans mon esprit quant à savoir si tous ces lieux sont inclus dans les chiffres du recensement. À ce que j’imagine et que j’ai vu, je ne crois pas qu’il soit possible que tous ces minuscules hameaux isolés soient enregistrés. Je suis tout à fait sûr qu’il y en a beaucoup dont l’existence n’est pas connue du monde extérieur. Si c’est un Shangri-La qu’un homme cherche, chacun de ces petits avant-postes pourrait être ce lieu.

Source : John Tobe (1960A16 page 135)
Dès son arrivée à Baltit, John Tobe tombe sous le charme du Mir Muhammad Jamal Khan qui a suivi à distance (par téléphone) son trajet périlleux à pied depuis Gilgit, veillant à ce qu’il s’effectue dans les meilleures conditions. Le portrait qu’il lui consacre est révélateur de traits significatifs de la personnalité du Mir (Tobe JH, 1960A16 page 220) :
Je considère le Mir comme l’un des meilleurs, des plus gracieux hommes que j’ai jamais rencontré et je ne ferais rien qui puisse l’offenser quoi qu’il arrive. Mais je ne fais qu’évoquer la pensée qui m’est venue à l’esprit après avoir appris à quel point le Mir surveille de près ce qui se passe autour de lui. C’est un homme d’une grande sagesse et il en a besoin de parce que son petit royaume se trouve au sommet d’un véritable baril de poudre.
Le « baril de poudre » est une allusion à la position stratégique du Hunza à proximité immédiate des frontières russe, chinoise et afghane, invoquée par les autorités pakistanaises pour refuser aux étrangers un permis de circuler.
Un autre trait de la personnalité du Mir Muhammad Jamal Khan, tel que perçu par Tobe, est son humour. Le Mir reconnaît avoir raconté des « salades » à ses visiteurs occidentaux pour se gausser de leur naïveté. Par exemple, la coutume qui voudrait que la mère du marié partage le lit du couple pendant leur lune de miel, publiée par Jean Shor (1955A12 page 284). John Tobe est scandalisé à l’évocation de cette coutume et Jamal Khan fait mine de regretter que cette fable ait été publiée en Occident (Tobe JH, 1960A16 pages 273–274). Malgré le ton de plaisanterie affiché par le Mir et sa dénégation, la variabilité de son discours est d’autant plus dérangeante qu’il a répété cette « plaisanterie » à l’identique, deux ans plus tard, dans ses entretiens avec Renée Taylor qui l’a publiée à son tour (Taylor R, 1964N60 page 58).
Un visiteur qui acceptait à la fois d’être choyé comme un hôte privilégié de Muhammad Jamal Khan et de ne rien entreprendre hors de sa surveillance ne pouvait qu’entretenir les meilleurs rapports avec le Prince. En 1948, la relation avait commencé à se dégrader pour John Clark quand, pour préserver son autonomie d’action et de déplacement, il avait décliné l’invitation du Mir à loger dans un bungalow attenant au palais (voir ci-dessous).
Sous l’emprise du Mir, John Tobe est ébloui par le luxe de la vie au palais (Tobe JH, 1960A16 chapitres 26 et 27) sans jamais se poser la question : « D’où vient l’argent dans un pays sans argent ? »… Une question à laquelle Nigel Allan (1990A20) a répondu clairement, nous l’avons vu plus haut. Dans sa relation d’amitié inconditionnelle, John Tobe ne prend aucun recul face à la description officielle de la vie sociale qui lui est inculquée. Le seul fait que le Mir autorise les enfants du voisinage — probablement de haute classe — à jouer dans sa piscine à Altit nourrit sa « conviction que le peuple hunza jouit de la liberté et de la démocratie » (1960A16 page 293). Gratifié de dîners dont le menu comprend de la soupe, du poisson, deux plats de viande, des fruits importés d’autres vallées et de l’alcool à volonté, il admet quand même un décalage excessif entre les moyens d’existence de la famille princière et ceux des paysans (de la vallée la plus fertile) dont il a observé les plantations (A16 page 306) :
Il n’y avait aucune raison pour moi de ne pas croire le Mir quand il disait que le Hunza était « le pays du juste assez » mais je sentais quand même que, à en juger par les choses, il y avait de nombreuses situations où il serait approprié d’augmenter un peu ce « juste assez ».
Son objectif n’est pas d’évaluer la santé, la longévité ni le bien-être de la population au-delà des déclarations de son ami Jamal Khan et du médecin en poste à Aliabad. Selon ses propres termes, il est venu rencontrer « les paysans qui sont capables et efficaces, les plus intelligents et les plus prospères », prenant pour acquis qu’ « il n’y a qu’une classe au Hunza » (Tobe JH, 1960A16 page 239).

Source : Renée Taylor & Mulford J Nobbs (1962B3 page 46)
Il s’intéresse toutefois au groupe des musiciens et forgerons qu’il identifie comme des Bericho. En théorie, des gitans venus de l’Inde il y a 2000 ans : la description et les noms de leurs instruments de musique rendent probable cette filiation (Tobe JH, 1960A16 page 343). Entretenus par la population, ils sont chargés de fabriquer les objets en métal utilisés au Hunza. John Tobe écrit à leur sujet (A16 page 250) :
Ces Bericho envoyaient leurs enfants hors du Hunza pour recevoir de l’éducation mais le Mir me dit qu’il avait dû mettre une terme à cette pratique… non qu’il objectât que les enfants des Bericho fussent éduqués, mais parce qu’à leur retour ces enfants ne reprenaient pas les activités de leurs parents.
Le conservatisme moyenâgeux du Mir Muhammad Jamal Khan apparaît encore plus nettement dans une prise de position que Tobe gratifie de la même indulgence en écrivant (1960A16 page 339) :
Aujourd’hui, l’argent fait son apparition, mais il est encore relativement rare. Le Mir croit que l’arrivée de l’argent, la modernisation et la civilisation telle que nous la connaissons ne feront que nuire à son peuple, et il cherche à empêcher cela, si possible. J’ai la conviction sincère et humble que le Mir est honnête et pense à son peuple dans ses efforts.
Ce refus catégorique de la modernisation permet de comprendre les obstacles qui avaient été placés, neuf ans plus tôt, en travers du projet éducatif de John Clark (voir ci-dessous).
John Tobe a été choqué durant son séjour par les mauvais traitements infligés, non pas aux femmes, mais aux animaux. Il écrit, sur la route de Gilgit à Baltit (Tobe JH, 1960A16 pages 205–206) :
Un incident — ou, je devrais dire, les incidents — qui me gênaient sans cesse était l’habitude qu’avaient les propriétaires des animaux de maltraiter le petit âne. L’un d’entre eux était son propriétaire, mais les deux se relayaient pour le battre et ils n’ont pas cessé de le faire depuis notre départ de Gilgit jusqu’à la fin de notre périple d’une centaine de kilomètres. Ils utilisaient tous les moyens de torture à leur portée. Ils le frappaient sur le dos et les pattes avec un bâton. Ils lui giflaient le ventre. Ils lui martelaient le dos avec un rocher. Ils lui donnaient des coups de pied, le giflaient, le frappaient, et la pire des tortures qu’ils aient infligée à cette pauvre petite bête était de prendre un bâton et de l’enfoncer dans son postérieur.

Fort de son expertise en agronomie, John Tobe étudie avec soin les pratiques des Hunzas qu’il résume ainsi : maîtrise parfaite de l’irrigation, cultures « en escalier » qui favorisent l’aération des sols et donc la vie bactérienne, minéraux apportés par les eaux des glaciers, labours peu profonds avec une charrue « primitive » (1960A16 pages 405–414)… Il consacre un chapitre à la rotation annuelle des cultures (A16 pages 329–333) :
Avec des parcelles cultivées si réduites, on pourrait être tenté de se passer de rotation des cultures. Mais les habitants du Hunza sont trop sages pour succomber à ce type de pensée. Ils savent que si la rotation des cultures n’était pas pratiquée de manière rigoureuse, la maladie et la mort s’ensuivraient bientôt. Ils savent qu’aucun peuple au monde n’est « plus sain que son sol ».
Il dresse une liste des productions agricoles en 1959 (A16 page 413) :
Voici une liste des légumes cultivés au Hunza : pommes de terre, navets, carottes, haricots, pois, laitue, citrouilles, tomates, melons, pastèques, radis, oignons, choux, épinards, choux-fleurs. Comme fruits il y a des mûres, des abricots, des pommes, des poires, des pêches, des raisins, des noix, des amandes, quelques prunes et des cerises.
Les raisins sont cultivés assez abondamment car ils peuvent les planter contre la plupart des murs, à condition qu’ils aient un peu de terre dans laquelle planter leurs racines. À partir de ces raisins, ils font leur vin Hunza. Ils cultivent quelques fraises, mais je n’ai pas trouvé pas de groseilles, de groseilles à maquereau, de framboises, et ils ne savaient pas ce que c’étaient les framboises.
Les graines cultivés au Hunza, en commençant par les plus importantes, sont le blé, l’orge, le seigle, le mil, le sarrasin et une petite quantité de riz. Une partie de la luzerne est cultivée comme plante fourragère.
Il apprend que des arbres fruitiers qui en Occident n’auraient qu’une durée de vie de 25 à 30 ans peuvent croître au Hunza pendant une centaine d’années. Ce sont peut-être les seuls centenaires ! Son explication est qu’ils ont été semés au lieu d’être plantés et la plupart n’ont peut-être pas été greffés, ce qui a pour effet de retarder leur production tout en allongeant leur vie. Mais il n’obtient pas d’indication claire sur cette pratique (1960A16 pages 312–313).
Par contre, John Tobe ne reconnaît pas la supériorité de ces fruits en comparaison avec ceux des fermes nord-américaines (A16 pages 409–410) :
Au niveau strict du goût, de la taille et de l’aspect, les fruits et légumes et céréales/légumineuses américains sont bien meilleurs que ceux cultivés au Hunza. […]
Permettez-moi de citer un exemple. En Amérique, pour trouver une meilleure variété de fraises, des millions, je le répète des millions de semis ont été plantés. Ces plantes ont été soigneusement entretenues et surveillées. Ensuite, une sélection d’une poignée d’entre elles a été faite aux fins d’essais supplémentaires. À partir de ces résultats, quelques nouvelles variétés qui ont démontré une excellence de croissance, de vitalité, de bon feuillage, de facilité de propagation, de résistance à diverses maladies, de saveur et de couleur de fruit, de bonnes qualités de support et d’autres facteurs importants ont été sélectionnées et diffusées à travers le pays. Personne, dans son esprit, ne s’attendrait à ce que le petit Hunza suive une telle procédure. […]
La supériorité du goût d’un fruit, la plupart du temps, tient à sa variété plutôt qu’au terrain sur lequel il est cultivé. Parfois le moment de la récolte, aussi.
Effectivement, tous les fruits consommés au Hunza ont mûri sur l’arbre. Il reconnaît comme exception les délicieuses mûres cultivées dans le jardin du Political Agent à Gilgit (Tobe JH, 1960A16 page 139).
Au sujet de la fertilité des vallées il écrit (page 612) :
Certains auteurs ont qualifié de fertiles diverses vallées du Hunza. Selon les normes auxquelles nous sommes habitués, il n’y a pas une seule vallée fertile dans tout le Hunza. Que le sol soit productif et que la vallée soit verte et belle, personne ne le niera. Mais, au mieux, le sol du Hunza est peu profond et, pour être productif, il doit être entretenu avec assiduité. Je le répète, au Hunza, il n’y a aucune vallée naturellement fertile, en comparaison par exemple avec des endroits de la vallée de Willamette en Oregon.
Essentielle à la production de nourriture des Hunzas, la culture du blé est exigeante en matière de qualité du sol. En l’absence de produits phytosanitaires, il faut l’assurer par un apport en minéraux de l’eau d’irrigation — les mêmes minéraux qui contribuent à la qualité de l’eau de boisson. Tobe y voit un processus cyclique vertueux auquel serait liée la santé extraordinaire des habitants (1960A16 page 321) :
Comme indiqué ci-dessus, le sol doit contenir tous les éléments nutritifs nécessaires à la culture de bon blé, voire simplement à la culture du blé. Il est donc évident que le sol contient les éléments nutritifs nécessaires. Comme tous les sols du Hunza sont peu profonds, ces éléments nutritifs doivent être régulièrement réincorporés au sol.
J’ai déjà dit que tout ce qui est extrait du sol était restitué au sol par les habitants. Par conséquent, nous savons que rien n’est perdu.
Après son voyage, John Tobe ne rencontrera pas plus de succès que John Clark dans sa tentative d’améliorer et de diversifier la production agricole (Tobe JH, 1960A16 page 411) :
En janvier 1959, j’ai envoyé au Mir du Hunza de bons paquets de différentes sortes de blé rustique créés par les fermes expérimentales du Dominion du Canada. Il s’agissait d’une graine spéciale dont la résistance dans les régions plus froides avait été testée et dont la qualité permettait de produire un bon pain.
J’ai aussi envoyé les meilleures souches de carottes, choux, choux de Bruxelles, laitue, betteraves et autres légumes. Mais alors que je dînais avec le Mir et que lui demandais quels étaient les résultats avec ces graines, il a admis que la seule qu’ils avaient plantée cette année-là était la laitue que l’on mangeait à la table du Mir. Il a dit qu’il essaierait les autres l’année suivante.
⇪ Mentir sans mentir (1961)

Professeure de yoga à Hollywood, Renée Taylor a publié Hunza Health Secrets (1964, 3e édition 1969N60) après avoir séjourné quelques mois à Baltit en été 1961, invitée du Mir Muhammad Jamal Khan et de son épouse Shams-un Nahar. Elle s’y est présentée avec une équipe qui comprenait ses éditeurs M‑Mme Mulford J Nobbs, le metteur en scène Zygmunt Sulistrowski accompagné de son opérateur Wayne Mitchell, et James B Jones, professeur de philosophie. La traduction (médiocre) en français de son ouvrage, Voyage au pays hunza (1965B4), est illustrée de photos réalisées par la mission Boyer de Belvefer en 1963.
➡ Ne pas confondre cette Renée Taylor avec Renee Taylor, née en 1933, « l’actrice la mieux payée du monde en 2019 » selon MediaMass. La confusion apparaît malencontreusement sur les notices d’autorité VIAF et WorldCat.
L’objectif de sa visite en 1961 avait été le tournage du film Hunza, vallée de l’éternelle jeunesse et la publication de Hunza : the Himalayan Shangri-la (Taylor R & MJ Nobbs, 1962B3). La réception était somptueuse (Taylor R, 1969B6 page 19) :
Ayant la chance de résider au palais comme hôte de la famille royale, j’ai pu en voir beaucoup. Leur hospitalité dépassait toute attente. L’influence de l’Angleterre et de ses coutumes était prédominante dans le cadre du palais. Elle était unique, parfaite. Pendant les repas, une parade de splendides plats étaient servis par trois majordomes en uniforme local dans une atmosphère d’élégance incomparable.
Taylor était dès le départ persuadée de rencontrer des supercentenaires au Hunza. Elle a été semble-t-il la première à véhiculer le mythe. Les âges qu’elle a assignés aux personnes croisées durant son séjour ne s’appuient que sur des déclarations ou des suppositions. Le Mir, son principal informateur, reconnaissait que ses sujets n’accordaient aucune importance à l’âge en termes de calendrier (voir ci-dessus).

Renée Taylor raconte avoir miraculeusement échappé à un éboulis sur la route de Gilgit à Baltit (1964N60 page 29) :
À quelques mètres devant la première jeep, une avalanche de terre et de rocs surgit à notre vue, couvrant le rebord de la route et continuant à tomber dans le vide au dessous. […] Avec un grondement sourd, un rocher égaré vient s’écraser sur le siège avant de la jeep que j’occupais à peine quelques secondes plus tôt.
Les risques (réels) et les difficultés de ce voyage ne lui permettaient pas de revenir les mains vides… Elle raconte dans un style romancé quelques anecdotes comme celle du « jeune homme de cent-quarante-cinq ans » jouant au volley-ball (1964N60 page 89) qui est à l’origine de la légende : « Certains Hunzas vivent jusqu’à 145 ans ». Cette affirmation a été reprise à son compte par le Mir, en 1961, dans son avant-propos de l’ouvrage de Jay Milton Hoffman (voir ci-dessous).
Taylor brode à loisir sur les thèmes de la longévité et de l’immortalité (1964N60 pages 81 et 87) :
Jusqu’à il y a quelques années, de nombreux scientifiques croyaient que tous les êtres vivants possédaient une « horloge » réglée qui dictait les limites de leur dure de vie. Mais de récentes expériences [?] et l’existence même des Hunzakuts ont prouvé que c’était inexact. […]
Il est démodé de vieillir, même avec grâce. Dr Joseph W. Still, de l’Université George Washington, dit : « Le vieillissement n’est qu’une maladie. »
Et Dr Henry S. Simms, de Columbia University à New York, un des plus grands experts en vieillissement, estime que « si une personne pouvait conserver sa santé de la quinzaine ou de la vingtaine d’années, elle vivrait pendant des siècles. » Il veut dire par là que la durée de vie de n’importe quelle créature dépend de la vitesse de maturation des cellules de son corps.
Dr Lord Taylor, un des plus grands médecins d’Angleterre, a déclaré à la Chambre des Lords en décembre 1961 : « En éliminant les maladies de cœur et les troubles circulatoires, il n’y a plus aucune raison de mourir. »
Si tout cela est vrai, cela prouve la théorie des Hunzas : la mort est une option.
On perçoit ici le détournement de citations hors-contexte d’autorités scientifiques pour parvenir à une conclusion absurde… Par exemple, il n’est pas faux de dire que la vitesse de maturation des cellules est déterminante de la durée de vie d’un être vivant ; mais cela n’implique pas qu’il soit possible de la modifier, pas plus que de conserver la santé d’un adolescent, etc. Toutes ces citations de chercheurs médecins suggèreraient plutôt — en s’autorisant une extrapolation aussi hasardeuse dans le sens opposé — que le vieillissement serait une maladie impossible à éviter.

La foi de Renée Taylor en ces qualités exceptionnelles des Hunzas repose entièrement dans ce que lui confie le Mir. Il prend soin de dévier la conversation vers une réaffirmation de son charisme, alors que de son côté elle formate leurs échanges sous l’angle de sa compréhension du yoga, dont elle publiera plus tard un livre (Taylor R, 1969B6).
Exemple (1964N60 page 77) :
[Le Mir :] La bonne humeur est le premier des toniques mentaux. La gaité fait partie de notre combat. […] Ne savez-vous pas que nous sommes le miroir de nos pensées ?
[Taylor :] S’il en est ainsi, dis-je, le mental commande l’organisme, particulièrement le système nerveux ?
— Pratiquement oui, bien qu’on puisse dire que cela marche aussi dans l’autre sens, lorsque l’organisme influe sur le mental. […] Une douleur quelque part dans le corps causera une dépression mentale.
— Si votre théorie est correcte, votre peuple a réussi à contrôler totalement son mental et son organisme et peut même juguler sa douleur. Je les ai observés à de multiples reprises, dans leurs diverses occupations aussi bien qu’en méditation, et j’ai senti leur sérénité profonde et complète…
— Par exemple, dit le Mir, si quelqu’un de chez moi se blesse, de coupe ou se brûle, il vient me voir. J’ai un onguent que j’applique sur la zone atteinte et la personne s’en retourne persuadée qu’elle est guérie. Sa confiance et la maîtrise de son corps en sont la cause. J’utilise le même onguent pour tout. […]Nous savons bien qu’un homme a besoin de médicaments ou de traitement s’il tombe malade. Mais nos hommes ne tombent pas malades parce qu’ils contrôlent leur système nerveux, leur système en entier, en menant une vie sensibilisée.
Il n’est pas surprenant qu’une grande partie de l’ouvrage (Taylor R, 1964N60 pages 95–170) soit consacrée à la nutrition. Celle des Hunzas, accompagnée de recettes culinaires adaptées à l’Occident, d’informations sur les minéraux, ferments et aliments, et pour finir un essai Le jeûne et la philosophie (N60 pages 171–177) faisant l’apologie du jeûne présenté comme une pratique (volontaire) de santé chez les Hunzas. Elle présente ensuite des Exercices de santé et de longévité (N60 pages 178–194) qui ne sont autres que ceux de sa pratique personnelle, mais dont elle justifie la présence dans cet ouvrage en affirmant : « J’ai appris récemment que le yoga était pratiqué par les Hunzas d’il y a de nombreuses générations » (N60 page 183). Tout cela sans citer de source, avec une salade composée d’emprunts à des publications (sérieuses) sur divers sujets. On y trouve même (pages 188–189) les excellents exercices de William BatesN101, le « palming » et le « balancement de l’éléphant » comme s’ils faisaient partie du quotidien des Hunzas !

Tous les auteurs qui ont approché le Mir Muhammad Jamal Khan avec une idée préconçue des prodiges et du style de vie de son peuple ont fait preuve d’une naïveté abyssale. Le Mir s’en est servi pour appuyer la construction et la consolidation du mythe.
Face à des Occidentaux qui manquent de ressources linguistiques (ou intellectuelles) pour dialoguer avec « leurs gens », les hommes de pouvoir n’ont pas besoin de mentir. Une marque de politesse orientale réside dans l’art de conforter son hôte dans ce qu’il/elle tient pour vrai… Il serait d’ailleurs malséant de démolir des croyances qui confèrent à leurs semblables des vertus extraordinaires. Pendant plus de douze ans en Inde, j’ai pu observer chez les personnes lettrées de haute caste cette habilité à mentir sans dire de mensonge. Tant que je ne comprenais pas la langue locale, ma vision du pays et de sa culture est restée parfaitement lisse et conforme à celle que des Brahmanes avaient transmise aux indologues européens. André Malraux appliquait à lui-même cette forme de manipulation par défaut : il disait que, pour devenir célèbre, il lui avait suffi de ne jamais contredire les mensonges flatteurs de ses courtisans !
À l’appui de cette thèse, on peut remarquer qu’au cours de son entretien (Beg FA, 2000N41) Shams-un Nahar ne dit rien de la santé et la longévité légendaire des Hunzas. Elle ne reprend pas les « 120 à 140 ans » de son époux dans l’introduction du livre de JM Hoffman (1968B5 page viii) — pour la simple raison que son interlocuteur Fazal Amin BegN40 n’aborde pas le sujet. Originaire de Gulmit dans la vallée de la Hunza, cet anthropologue n’a jamais adhéré au mythe. Shams-un Nahar qui était la fille du Prince du Nagar déclare incidemment : « À présent, en juillet 2000, je pourrais dire que j’ai 75 ans et peut-être même plus ». (Elle en avait 80.) Ce qui suggère que même les membres de la famille princière n’avaient pas une idée claire de leur âge.

Source : N102
Un blog rapporte, sans en mentionner la source, ce fait diversN102 :
En avril 1984, un journal de Hong Kong aurait rapporté une anecdote incroyable. Un Hunza du nom de Saïd Abdul Mobutu, lors de son arrivé à l’aéroport d’Heathrow à Londres, aurait provoqué la stupéfaction des services de douanes ; sur ses documents, celui-ci était né en 1823 et était âgé de 160 ans.
Si cette anecdote est exacte — on la retrouve sur un blog russe sans le mode conditionnel (2017N103) — elle confirme que les années de naissance figurant sur les passeports de certains habitants du Hunza sont fantaisistes. Par un effet de dissonance cognitive, elle est reproduite comme preuve que les Hunzas vivraient très longtemps. Il serait intéressant de retrouver ce Saïd Abdul Mobutu qui doit maintenant approcher les 200 ans… 🙂
⇪ Un gériatre en ébullition (1961)

Source : Jay M Hoffman (1968B5 page vi)
Hunza : 15 Secrets of the World’s Healthiest and Oldest Living People de Dr. Jay Milton Hoffman (1968 réédition 1985B5) est l’œuvre du président émérite de la National Geriatrics Society aux USA. À la demande de cette organisation, Hoffman a séjourné à Baltit en 1961, invité par le Mir Muhammad Jamal KhanN6.
Le docteur Hoffman avait l’intime conviction, avant même son départ, que les Hunzas pouvaient vivre 110, 120 et même 140 ans. Il avait bien appris sa leçon (1968B5 page 2) :
Le pays de Hunza est vraiment une utopie s’il en existe une. Pensez à cela ! C’est un pays où les gens n’ont pas nos maladies courantes, telles que les maladies cardiaques, le cancer, l’arthrite, l’hypertension, le diabète, la tuberculose, le rhume des foins, l’asthme, les problèmes de foie, de vésicule biliaire, la constipation et bien d’autres maux qui tourmentent le reste du monde.
En outre, il n’y a pas d’hôpitaux, pas d’asiles d’aliénés, pas de pharmacies, pas de saloons, pas de bureaux de tabac, pas de policiers, pas de prisons, pas de crimes, pas de meurtres et pas de mendiants.
L’absence d’hôpitaux et de pharmacies n’est-elle pas une preuve suffisante de l’absence de maladies ?

Source : Jay M Hoffman (1968B5 page 94)
L’objectif réel du docteur Hoffman était de collecter, non pas des preuves de cette santé et de cette longévité, mais les données médicales qui pourraient l’expliquer, afin de les exporter aux USA. Son souci était la santé des Américains, pas celle des Hunzas dont la perfection naturelle ne servait qu’à alerter ses lecteurs sur le contraste entre deux modes de vie : les « sauvages en bonne santé » versus la décadence physique et morale de ses concitoyens.
S’il s’était rendu compte, sur le terrain, que la population souffrait de maladies chroniques et que le « 110 à 140 ans » ne reposait sur aucune donnée vérifiable, la mission mandatée par la National Geriatrics Society aurait perdu toute raison d’être. Les démarches laborieuses qu’il avait entreprises pour obtenir un permis de séjour au Hunza (1968B5 pages 5–20) auraient été un pur gaspillage de temps et d’argent. C’est pourquoi il s’est contenté de simples déclarations renforçant ses croyances. Il écrit (1968B5 page 49) :
Lors de conversations avec les personnes les plus vieilles, je leur ai toujours demandé leur âge, et beaucoup m’ont répondu qu’ils avaient plus de cent ans.

Source : Jay M Hoffman (1968B5 page 69)
Questions et réponses transitaient de toute manière par son unique interprète : Sahib Khan, l’oncle du Mir Muhammad Jamal Khan — 31 ans plus jeune que lui (Banik AE, 1960B2 page 85). Le Mir et sa famille avaient intérêt à conforter Hoffman dans sa croyance, tout en rappelant au reste du monde — et donc aux contradicteurs éventuels — que l’accès à leur royaume était extrêmement difficile et que de toute manière ils en refuseraient l’autorisation.
La position du Mir est explicite dans la préface qu’il a rédigée — probablement avec l’aide de l’auteur — pour son ouvrage (Hoffman JM, 1968B5 pages viii-ix) :
L’accès au Hunza est périlleux. Pour atteindre notre capitale, Baltit, le dernier segment du voyage traverse la « route la plus dangeureuse du monde » : soixante-huit miles [109 km] d’un chemin suspendu, vieux de plusieurs siècles, rocailleux et sablonneux. À certains endroits il n’a que cinq pieds [1.5 m] de largeur. […]
Au cours de leur séjour en tant qu’invités au palais, Dr. Hoffman et sa charmante épouse, Trudie, ont recherché les facteurs qui rendent possible la santé et la longévité de mon peuple. S’adaptant rapidement à notre routine quotidienne, ils ont travaillé durement du lever au coucher du soleil, aidés par mon oncle le Prince Sahib Khan, alors étudiant en médecine, en tant que guide et interprète, en plus de quatre hommes pour les aider dans leurs travaux de recherche.
En comptant sur le même calendrier que celui utilisé dans le monde occidental, de nombreux Hunzakuts ont vécu bien plus qu’un siècle ; de 100 à 120 ans et, dans des cas isolés, jusqu’à 140 ans. Du point de vue occidental, ces faits semblent incroyables, et j’estime qu’il est de mon devoir, en tant que dirigeant des Hunzakuts, de permettre à Dr. Hoffman de collecter des données de recherche substantielles. Par conséquent, ce livre présente l’étude de recherche la plus approfondie sur la santé et la longévité de mon peuple. Les conclusions exposées ici sont les faits tels que nous les connaissons au Hunza.
Malheureusement, nous ne pouvons pas donner accès aux centaines de personnes qui veulent visiter notre pays. Pour des raisons politiques, nous ne pouvons admettre que celles qui ont des raisons très urgentes et valables.

On comprend que le Mir Muhammad Jamal Khan ait verrouillé l’accès au Hunza après le départ de John Clark (1957A11) dix ans plus tôt, qui n’avait pas achevé son séjour dans les meilleurs termes avec lui (voir ci-dessous). Travaillant en free-lance, Clark avait dressé un constat sans complaisance de la mauvaise santé et de l’état de pauvreté de cette population. Mais cette fois, prisonniers de leur invitation et de leur incompétence linguistique, Hoffman et son épouse allaient devenir — comme Allen Banik et Renée Taylor avant eux — de parfaits missionnaires du discours officiel des dirigeants du Hunza. La notoriété du docteur Hoffman aux États-Unis a permis par la suite d’évangéliser ce discours sous le couvert de la National Geriatrics Society.
L’ouvrage de Jay Milton Hoffman (1968B5 pages 234–238) s’achève sur un recueil de recettes de cuisine de Shams-un Nahar, la reine du Hunza — dont on sait qu’elle n’a pas vécu centenaire… Trudie Hoffman a publié par la suite No Oil – No Fat Vegetarian Cookbook (1984N104) qui décrit la doctrine nutritionnelle des Hoffman.
Le livre de Jay Milton Hoffman n’apporte aucune information inédite sur les Hunzas, hormis quelques anecdotes sans intérêt d’un séjour touristique pendant l’été 1961. Il se lit plutôt comme un catéchisme de la vie saine débordant de conseils nutritionnels, par exemple la consommation de soja dont l’auteur affirme qu’il n’y a « pas d’aliment de plus grande valeur pour les humains en ce qui concerne les protéines » (Hoffman JM, 1968B5 page 66) — voir à ce sujet mon article Protéines.

(Domaine public)
Le puritanisme des Hoffman est à rapprocher du fait que la plupart de leurs relations américaines, par exemple Roy et Jewel Hatcher Henrickson (Hoffman JM, 1968B5 page 221), appartenaient à l’église adventiste du Septième JourN105 dont les Hoffman étaient vraisemblablement adeptes.
Jay Hoffman cite comme ultime référence en médecine John Harvey KelloggN106 (1852–1943). Végétarien, inventeur entre autres du beurre de cacahuète et de la couverture chauffante électrique, ce médecin adventiste est à l’origine des célèbres Kellogg’s Corn Flakes™. Il a aussi promu l’utilisation du soja, publiant la recette du tofuN107, et recommandé de ne pas s’autoriser plus d’un rapport sexuel par mois pour des raisons de santé. Pour traiter préventivement la masturbation chez les enfants, il préconisait la circoncision des garçons et l’application d’acide carbolique sur le clitoris des fillettes. Pour les adolescents, des décharges électriques seraient selon lui suffisantes…
Tout cela peut paraître hors sujet, sauf que Hoffman a saisi toutes les occasions de communiquer les idées de Kellogg dans son ouvrage sur les « secrets des Hunzas ».
Le docteur Jay Milton Hoffman a été, grâce à son livre, célébré comme une autorité internationale en matière de nutrition et de longévité — on peut l’entendre sur l’enregistrement d’une conférence diffusée à la radio en 2014 : Food Chemistry In Its Relationship To Body ChemistryN108.
Hoffman promettait dans son ouvrage que toute personne appliquant les « 15 recettes de longévité » rapportées du Hunza devrait pouvoir vivre 120, voire 140 ans — et cela dans n’importe quel pays (Hoffman JM, 1968B5 pages 228–233)… Il doit donc jouir de la pleine vitalité de ses 109 ans à l’heure où j’écris cet article. Ce serait un honneur pour moi de rencontrer celui qui avait été désigné, le 16 juillet 1963, « représentant officiel du Mir du Hunza pour les USA et le Canada » (B5 page 246). 🙂
⇪ Détournement du JAMA (1961)

Un exemple typique de recyclage d’informations fausses ou incomplètes, sans indication de source, se trouve sur la page Comment les Hunza peuvent vivre très vieuxN109. On y lit notamment :
Il se trouve que la tribu Hunza dans l’Himalaya a la meilleure santé et la plus longue espérance de vie. […] Ils font également partie des êtres humains les plus heureux sur Terre avec une physiologie quasi-parfaite. […] Pour eux, « l’âge moyen » est situé à environ 100 ans. Les femmes font souvent la moitié de leur âge. […] On a entendu parler de cette tribu la première fois avec le Dr Robert McCarrison dans la publication Studies in Deficiency Disease, puis en 1961 dans un article de JAMA documentant sur la durée de vie remarquable des Hunza.

L’article Longevity in Hunza Land dont il est question — en réalité un éditorial du Journal of the American Medical Association — n’a rien « documenté » de tel. Il ne faisait que réfuter la croyance populaire qui commençait à circuler aux USA. En voici le passage important (1961N110 page 706) :
L’affirmation que les hommes Hunzakut vivraient jusqu’à 120, et même 140 ans, ne s’appuie sur aucune donnée statistique démographique crédible. On pense cependant que de tels âges seraient dans les limites du possible. Un accroissement régulier de la longévité en Occident pourrait atteindre la célèbre longévité de certains peuples d’Orient, initialement rendue populaire par Lost Horizon de Hilton [1933N5]. Grandma Moses a célébré son centième anniversaire tard dans l’été. Le vétéran le plus âgé de la Guerre Civile est mort à l’âge de 117 ans. Plus de 40 vétérans de la Guerre Civile ont dépassé 100 ans. Ces âges peuvent être reconnus comme statistiques démographiques acceptables. Aucun de ces individus ne vivait au pays Hunza ni ne se nourrissait comme les Hunzakuts.
Ce même « article » avait été cité de manière erronée, en mai 1961, par Ira O Wallace, président de la National Geriatrics Society (USA), dans sa lettre adressée à Jay Milton Hoffman pour l’encourager à entreprendre son voyage d’étude au Hunza. On y lisait (Hoffman JM, 1968B5 page 3) :
D’après un article publié dans le numéro de mars du Journal of the American Medical Association, nous comprenons que de nombreuses personnes qui y vivent sont âgées de plus de 100 ans.
Longevity in Hunza land est de nouveau mentionné par Joseph B Enos, successeur d’Ira O Wallace à la présidence de la National Geriatrics Society, mais cette fois via une citation du New York World Telegram en ces termes (Hoffman JM, 1968B5 page 4) :
On a la preuve que des hommes du pays Hunza, une région lointaine de l’Himalaya, vivent à 120 et même 140 ans, à ce que dit l’AMA dans son journal.
Ce détournement de la référence à une publication « scientifique » — en réalité un éditorial exprimant une simple opinion — montre de quelles « preuves » Jay Milton Hoffman disposait quand il a été accueilli au palais du Mir Muhammad Jamal Khan, le 8 août 1961…
🔴 Cet éditorial, en 1961, occupe la place centrale de déclencheur d’une avalanche de croyances sur la longévité des Hunzas. La plupart des récits ultérieurs le prennent pour acquis, avec pour marques d’authenticité « l’article du JAMA » et l’ouvrage du gériatre Hoffman. La plupart n’hésitent pas, afin de renforcer leur crédibilité, à citer Dr. Robert McCarrison et son élève Dr. Guy Wrench qui évoquaient une « longévité remarquable » sans citer de chiffres. 🔴

De nombreux hommes âgés de 120 à 145 ans sont donc apparus au Hunza, en génération spontanée, dans les années 1960… S’agissait-il d’extraterrestres ? Cette hypothèse mériterait d’être étudiée. 🙂
Le conte de fées sur la santé et la longévité des Hunzas continue à servir de matériel de propagande d’hygiénistes et adeptes de régimes alimentaires.
L’entretien et l’exploitation du mythe à des fins de promotion personnelle ont été poussés au-delà de toute décence par Renée Taylor dans son ouvrage The Hunza-Yoga Way to Health and Longer Life (1969B6). Le quatrième de couverture (voir ci-contre) débute par le « fake » du New York World Telegram, puis claironne que Renée Taylor est celle qui a révélé au monde occidental « l’incroyable histoire des Hunzas ».

L’ouvrage de celle que ses éditeurs avaient surnommée « the modern Marco Polo » (B6 page 13) décrit en fait une pratique de yoga sans aucun lien avec un enseignement transmis par les Hunzas du « vrai Shangri-La » ! Mais la clé du mystère nous est révélée :
La santé physique des Hunzas est intimement connectée à leur santé spirituelle qui, à son tour, est connectée à leur pratique du Yoga.
Les « grands prêtres et prêtresses » brandissent ces ouvrages comme preuves irréfutables de l’efficacité de leurs enseignements. En France, la traduction du livre de Ralph Bircher Les Hounza – Un peuple qui ignore la maladie (1952B1) avait été largement diffusée par les réseaux de La Vie Claire.
⇪ Shangri-La (forever)
Le « pays Hunza », lieu d’éternelle jeunesse, de sagesse et de santé providentielles, est apparenté à la vallée imaginaire de Shangri-LaN4. Le roman de James Hilton Lost Horizon — Horizon perdu (1933N111) — a connu un vif succès pour son adaptation au cinéma par Frank Capra en 1937N83. Hilton s’est inspiré d’une source légendaire empruntée aux Tibétains : le royaume mythique de ShambhalaN112. L’histoire (que je n’ai pas pu vérifier) dit qu’il aurait visité la vallée de la Hunza deux ans avant de publier son roman.
Un lecteur de Hunza Health Secrets For Long Life and Happiness (Taylor R, 1964N60) commente : « En fait, ce livre est similaire au film LOST HORIZON, qui se déroule dans la même région. » C’est un peu tiré par les cheveux puisque le Shangri-La du roman et du film se situait au Tibet. Mais cette littérature a servi de matériau de construction d’une vision New AgeN85 du Tibet aussi bien que du Hunza.

Le docteur Jay Milton Hoffman et son épouse étaient eux aussi imprégnés de ce mythe, en août 1961, quand ils ont emprunté la « plus dangereuse route du monde ». Hoffman raconte (1968B5 page 33) :
La scène suivante magnifique et impressionnante qui s’est offerte à la vue était celle des trois sommets de Shangri-La. Nous nous sommes arrêtés pour en faire des photos. Quand nous sommes arrivés au palais de Baltit, j’ai demandé au Mir [Muhammad Jamal Khan] :
— « Comment s’appellent ces trois pics blancs ? »
— « Nous les appelons les “Golden Horns” [Cornes d’Or]. »J’ai répondu : « Puisque le Hunza est désigné comme le Shangri-La de l’Himalaya, pourquoi ne changeriez-vous pas le nom de ces trois pics en “Shangri-La Peaks” ? »
Sur ce, le Mir a dit : « C’est une bonne idée. » Puis il a ajouté : « Nous allons changer le nom en “Shangri-La Peaks”. »
Inutile de chercher « Shangri-La Peaks » sur un site de cartographie ; en outre, le Hunza ne se situe pas dans la chaîne de l’Himalaya mais celle du Karakoram entre l’Himalaya et l’Hindou Kouch… On constate, une fois de plus, que le Mir a pris soin de ne pas contredire son hôte, jusqu’à se moquer de lui. Mais ce grand benêt de 54 ans ne s’en est pas rendu compte !

La référence à Shangri-La est une étape majeure de l’élaboration du mythe des Hunzas. En effet, dans Horizon perdu de James Hilton, le « Grand Lama » fondateur de cette communauté, âgé de plusieurs centaines d’années, n’est pas originaire des montagnes. C’est un moine luxembourgeois qui a opéré une démarche spirituelle le conduisant à croire en une éradiction possible de la maladie et de la mort (Hilton J, 2006A6 pages 121–135). Les autres membres, notamment la jeune femme au cœur de l’intrigue sentimentale, sont aussi venus d’Occident par des voies mystérieuses. N’oublions pas que les Hunzas seraient aussi, selon une légende, les descendants de soldats de l’armée d’Alexandre le Grand… Ce ne sont donc pas des Asiatiques. Même leur obédience de l’Islam est rendue invisible — ou pour le moins « fréquentable » — par la permissivité de la doctrine Maulaï.
La doctrine des habitants de Shangri-La est en accord avec le christianisme, bien qu’ils aient renoncé à tout dogme et culte. Leur démarche est un catéchisme New Age N85. Au seuil de la seconde guerre mondiale, il n’est plus question d’une « race Hunza » comme chez Schomberg, McCarrison ou Lorimer qui s’évertuaient à la comparer à celles des peuples voisins Nagaris, Wakhis etc., mais d’un « projet de société » en résistance à la déchéance physique et morale induite par l’industrialisation et la menace de guerres dévastatrices. La vallée de la Hunza ou le territoire de Shangri-La sont des lieux privilégiés car inaccessibles, réfractaires à la pollution civilisatrice et capables d’autosuffisance dans leurs besoins alimentaires. Grâce au docteur Robert McCarrison, un lien « scientifique » a même été établi entre la sobriété du régime alimentaire des Hunzas et la promesse d’une vie exempte de toute « maladie de civilisation ».
En faisant coïncider l’imaginaire de Shangri-la avec le royaume du Hunza, les auteurs-voyageurs affirment que cette utopie est réalisable puisqu’il existe un endroit où elle a eu lieu. Le film et les ouvrages ont sombré dans l’oubli à la fin du 20e siècle et les visiteurs regrettent que leur rêve ait été détruit par le tourisme de masse — comme dans l’archipel d’Okinawa. Mais l’utopie survit à ces changements. Le désir d’un monde converti à la décroissanceN113 est plus fort que jamais, au 21e siècle, face aux enjeux du dérèglement climatique et de l’épuisement des ressources naturelles. La question des besoins nutritionnels émerge des débats avec les pratiques de flexitarismeN114 ou de végétalismeN115 comme marqueurs d’une prise de conscience individuelle — bien qu’aucun travail scientifique n’ait à ce jour préconisé l’abandon d’une alimentation carnée, voir mon article Pour les végan·e·s. Les Hunzas n’étaient-ils pas flexitariens et les Okinawais végétaliens ?
« Shangri-La » est surtout devenu un objet de commerce des agences de tourisme locales. On peut lire sur la publicité du Shangri-La Hunza TourN116 :
En empruntant le Karakoram Highway qui longe l’imposant Indus, vous pourrez vous rendre à Gilgit et au Hunza, le royaume perdu de Shangri-La décrit par James Hilton dans son livre « Lost Horizon ».
J’ai eu le privilège de découvrir par hasard, en 1996, une vallée mystérieuse pendant mon séjour chez un amchi (médecin traditionnel) du LadakhN117. Intrigué par une rivière se jetant sur la rive droite de l’Indus, j’ai marché une heure le long de son canyon étroit, inaccessible aux véhicules, pour déboucher sur une vallée cultivée en terrasses semblable à celle de la photo en tête de cet article. Ce lieu était situé à 3500 mètres d’altitude, plus haut que les vallées du Hunza. Un groupe d’habitants venus à ma rencontre m’a offert le thé, mais notre conversation s’est limitée à des échanges de signes car aucun ne comprenait l’anglais ni l’hindoustani. Hommes et femmes de tous âges, ces gens rayonnaient de beauté et (je le suppose) de santé.
Je n’ai pas su ni cherché à connaître leur origine, soulagé de voir que ce « paradis terrestre » n’est nommé sur aucune carte !

De telles vallées « Shangri-La » sont (ou étaient) nombreuses en Himalaya, habitées par des populations protégées des invasions par des obstacles naturels. J’ai croisé un Français, à la même époque, qui voyageait à moto dans l’Himalaya depuis une dizaine d’années. Il m’a dit avoir visité une dizaine de vallées isolées dont les habitants parlaient des langues en voie d’extinction. La vallée du fleuve Hunza n’a donc rien d’exceptionnel, sauf d’avoir été le point focal de fantasmes d’Occidentaux qui pour beaucoup n’y ont jamais mis les pieds…
Un récit de découverte accidentelle d’une vallée paradisiaque (inhabitée celle-ci) a été rapporté par John Tobe qui le tenait de Habib-Ur Rahman Khan, Political Agent à Gilgit. Alors qu’il était en route d’AstoreN118 à SkarduN119 à travers le mont DeosaiN120 au mois de juillet, Rahman Khan s’était écarté du chemin et laissé porter par son cheval « dans un état méditatif » jusqu’à une prairie proche d’un nullah (torrent de vallée) qu’il avait eu envie de remonter à la source. Après un long trajet il avait découvert un passage étroit dans un mur de glace qu’il avait franchi pour découvrir une vallée magnifique couverte d’arbres et de fleurs, sans trace de présence humaine « à environ 4000 mètres d’altitude, entourée de tous côtés par des pics de 5000 à 6300 mètres » (Tobe JH, 1960A16 page 580)…
Tobe dresse un parallèle entre le mythe de Shangi-La qui berçait son adolescence et celui du Hunza comme lieu paradisiaque, un rêve qui lui paraît combler un manque chez les « civilisés » (Tobe JH, 1960A16 pages 24–26) :
Les différentes histoires et légendes tissées au sujet du Hunza donnaient l’impression que c’était un endroit dont tout homme rêve sans jamais le trouver, le lieu dont son cœur et son âme ont soif et auquel ils aspirent continuellement. Pourquoi les hommes doivent-ils avoir de tels rêves pour survivre ? Il doit manquer quelque chose dans notre mode de vie qui fait de ce rêve éveillé une nécessité pour la survie. […] Cependant, je suppose que ce type d’évasion est nécessaire car l’humanité vit selon un mode de vie et dans un environnement qui est en réalité étranger à ses besoins et son instinct de base. Il est vrai qu’un homme glane avec appétit ce qu’il ne peut pas trouver dans son mode de vie quotidien. […] Voyez-vous, il vous faut réaliser que quelque chose manque dans notre environnement. L’étincelle n’y est pas car elle se produit seulement dans les profondeurs de l’âme. […]
D’après ce que j’ai vu des gens, je pense qu’environ 8 sur 10 n’iraient pas à Shangri-la si on n’y trouvait pas de télévision. Un autre sur 10 n’irait pas à moins de pouvoir profiter des aliments qu’ils aiment. Eh bien, cela éliminerait à peu près 90% de tous ceux qui rêvent de Shangri la, car il n’y a pas de télévision à Hunza et ils ne mangent que ce qu’ils peuvent obtenir, principalement des aliments bruts. Donc la plupart des demandeurs de billets pour Shangri-la diraient : « Eh bien, si je ne peux pas avoir tout ce que je veux, alors pourquoi voudrais-je une longue vie ? » Encore une fois, cela dépend d’où et à quelle hauteur vous situez vos valeurs.
Cette réflexion reste d’actualité soixante ans plus tard… Quant au surhomme du Karakoram, il reste à découvrir, si l’on en croit Allen Banik (1960B2 page 105) :
J’ai demandé à Son Altesse [le Mir Muhammad Jamal Khan] si ses hommes avaient jamais rencontré « l’Abominable Homme des Neiges ».
« Oui, nous en avons vu », il a répondu, « mais nos hommes ne faisaient pas le poids contre eux. Ils disparaissaient en un éclair. Ils étaient beaucoup plus grands que nos hommes, hirsutes et très musclés. Le détail particulier qu’ils ont remarqué était les yeux, qui semblaient très rapprochés, presque comme un œil au lieu de deux. Bien entendu, les hommes avaient très peur, de sorte que je ne sais qu’en penser. »
J’invite, pour terminer, les lectrices et lecteurs à suivre les pas de John Clark qui a accompli un véritable travail de terrain dans le Hunza au milieu du vingtième siècle. Ceci pour parachever la déconstruction du mythe au bénéfice d’une vision réaliste empreinte d’humanité.
⇪ En route avec John Clark (1950)

L’orthographe des noms est parfois différente de celle des cartes récentes.
L’ouvrage de John Clark, Hunza – Lost Kingdom of the Himalayas (1957A11 ou version PDFN22) apporte un témoignage radicalement différent de ceux publiés par ses prédécesseurs. J’en recommande vivement la lecture intégrale en suivant les déplacements sur la carte interactiveN26. Il m’a longtemps captivé, tellement les faits rapportés (avec un redoutable sens de l’humour) me rappellent des moments vécus au nord de l’Inde.
➡ Dans ce qui suit, la pagination est celle de la version PDFN22, différente de celle de l’ouvrage sur papier. Les textes et images sont identiques.
Dès la cinquième page, Clark avertit ses lecteurs :
Je souhaite également exprimer mes regrets aux voyageurs dont les impressions ont été contredites par mon expérience. Lors de mon premier voyage à travers le pays Hunza, j’ai acquis presque toutes les idées fausses : les Hunzas en bonne santé, la Cour démocratique, la terre où il n’y a pas de pauvres et le reste — et seul le long séjour en pays Hunza m’a révélé la situation réelle. Je ne prends aucun plaisir à démystifier ou à confirmer une déclaration, mais il était nécessaire de dire clairement la vérité telle que je l’ai vécue.
⇪ Les objectifs de Clark

Source : A11 page 129
John Clark (1909–1994) était un géologue américain invité à faire des relevés géologiques dans le tout nouvel État du Pakistan qui comptait peu de spécialistes de cette discipline. Il poursuivait toutefois d’autres objectifs avec l’approbation du gouvernement pakistanais (1957N22 page 9) :
Mon but était d’essayer de montrer aux membres d’une communauté asiatique comment ils pourraient utiliser les ressources qu’ils possédaient déjà pour améliorer leur vie. Plus important encore, je m’efforcerais d’enseigner aux habitants du Hunza que, dans le cadre de leurs propres efforts, s’ils attendent un avenir meilleur, ils pourront (avec quelques indications au départ) s’élever aussi haut qu’ils le souhaitent, et qu’ils n’ont pas besoin du communisme pour y parvenir. Je savais bien sûr qu’un homme seul ne pourrait pas arrêter le communisme en Asie, mais je savais aussi qu’un projet correctement géré comme le mien pourrait libérer plusieurs milliers d’Asiatiques de sa menace et servir de modèle à des entreprises de plus grande envergure.
À cette époque, la région nouvellement libérée de l’empreinte coloniale anglaise était convoitée par ses voisins immédiats (URSS et Chine) qui espéraient la mettre sous tutelle après une conversion de la population à leur vision du communisme.
L’anticommunisme affiché par John Clark doit être replacé dans le contexte de son époque : la Guerre du Vietnam n’avait pas encore eu lieu et celle de Corée a éclaté pendant son deuxième voyage. L’Amérique de Roosevelt et Truman était un acteur principal de la victoire contre le nazisme et le fascisme. Perçue comme messagère du progrès et de la démocratie, elle était menacée dans cette entreprise par les régimes autoritaires de l’URSS et de la Chine. Les soviétiques avaient notamment commencé à envahir le Gilgit-Baltistan jusqu’à une trentaine de kilomètres de ShimshalN68.
Mais Clark n’était pas un porteur naïf de l’idéal nord-américain. Sa crainte du communisme était motivée par une expérience de terrain. Pendant la guerre, en été 1944, il avait été affecté à la surveillance de routes et de voies ferrées des provinces du XinjiangN92 et du GansuN121 dans la Chine alors présidée par Tchang Kaï-chek. Ce dernier projetait d’installer au Xinjiang tous les réfugiés de la guerre et des inondations « avec l’aide financière des Américains » (1957N22 page 9). Clark raconte son séjour en Chine et ce qu’il a retenu de positif dans les interventions des soviétiques (1957N22 pages 11–12) :
La partie constructive du programme russe était efficace et pratique, grâce à quatre principes de fonctionnement bien fondés. Premièrement, ils traitaient directement avec les personnes qu’ils souhaitaient gagner, jamais par l’intermédiaire de leurs partis politiques ou de leurs gouvernements. Deuxièmement, ils ont démarré des petites industries dans chaque district, de sorte que tout le monde est devenu un peu mieux loti sans provoquer de bouleversements économiques majeurs. Troisièmement, ils ont fourni à la population une aide médicale et une éducation gratuites. (Tous les autres efforts devaient être autosuffisants.) Quatrièmement, ils ont dispensé un enseignement solide et pratique à la masse des enfants des classes et des lycées avant de tenter de former des spécialistes formés à l’université. L’objectif était d’élever un peu le niveau de vie de chacun et de permettre à chaque garçon et chaque fille de mieux subvenir à ses besoins. Leur intention n’était pas de résoudre les problèmes fondamentaux de l’Asie, de développer des génies individuels ou de construire des œuvres publiques monumentales.
Clark condamne, par contre, les atrocités commises par des leaders fanatisés : l’élimination d’opposants — plus de 30 000 leaders musulmans et 50 000 chrétiens orthodoxes — et le massacre de populations pour asseoir leur domination (1957N22 page 11) :
Ils avaient tellement terrorisé les gens que plus tard, dans les petits villages, les enfants s’enfuyaient dès qu’ils voyaient mon uniforme et mon casque car ils pensaient que j’étais russe. […] L’assassinat planifié faisait simplement partie du programme et les populations locales devaient l’accepter, de même que les écoles, les routes et les petites locomotives à vapeur qui fonctionnaient si utilement dans leur ville.
Après la guerre, John Clark a tenté de revenir en Chine, créant dans ce but une fondation qui a collecté assez d’argent pour couvrir une mission d’un an en voyageant seul. Il a choisi de s’y rendre à partir du Pakistan en franchissant le col de MintakaN91 à 4709 mètres pour arriver à KachgarN122. Accompagné de Haibatullah, un Turki (réfugié ouzbek du Turkestan chinois), il a donc remonté la vallée de la Hunza et continué vers le Turkestan chinois, « visitant les nomades Khirgiz et évitant les Tadjiks dégénérés » (Clark J, 1957N22 page 13)…
Cependant, nous avons constaté que le gouvernement chinois poursuivait sa politique suicidaire d’oppression et de meurtre. Naturellement, les responsables locaux n’accueillaient pas les étrangers, c’est pourquoi Haibatullah et moi sommes remontés au Pakistan par le col de Mintaka.
Autorisé par le gouvernement pakistanais à travailler sur place, il s’est installé à Gilgit et a passé les huit mois restants à explorer les régions de ce district (N22 page 13) :
J’ai visité les Yaghistanis, les Baltis, les Cachemiris, les Dards, les Quor, les Berichos et les Beltum. De tous, les Hunzas étaient manifestement le peuple le plus optimiste. Ils étaient debout, intelligents, propres et désespérément impatients de travailler. Ils étaient également extrêmement peuplés et appauvris, et les montagnes qu’ils habitaient étaient assez mornes pour que tout changement soit vu comme une amélioration. Je suis passé de Gilgit à Hunza et j’ai passé les deux derniers mois à faire la connaissance de ces gens et de leur pays.
À cette époque, les 25 000 habitants du Hunza vivaient en quasi autarcie. John Clark avait instauré un rapport de confiance avec le gouverneur local — le Mir Muhammad Jamal KhanN6 — ainsi que, par son entremise, les fonctionnaires pakistanais postés à Gilgit. En été 1949, il est retourné aux USA, à court d’argent mais très clair quant à la mission qu’il souhaitait accomplir.
Après avoir enseigné un semestre à l’Université du Michigan pour économiser de quoi repartir, il a passé deux mois à planifier son nouveau séjour et acquérir le matériel nécessaire (Clark J, 1957N22 page 14) :
Avec 21 000 dollars cette fois, je devrais y aller seul à nouveau. Il me fallait acheter des outils pour une école de sculpture sur bois, des vêtements pour moi-même et mes étudiants, des médicaments pour un dispensaire général, des filets à papillons, des selles, des seringues hypodermiques, deux années de papier toilette — plus de trois mille articles différents.
À côté des relevés géologiques destinés à une possible exploitation minière, il avait pour projet de tenir un dispensaire médical, distribuer aux paysans des semences de bonne qualité et des fournitures scolaires aux écoliers, introduire l’artisanat du bois et enseigner la collecte de papillons rares. Le tout pour améliorer les conditions de vie des Hunzas.
⇪ L’école de sculpture

Source : John Clark (1957A11 page 128)
John Clark a eu de la difficulté à recruter comme professeur un des quatre sculpteurs qui avaient été formés par les Anglais. Il était confronté à une conception passive de l’apprentissage basée sur l’imitation de ce que fait le maître. Il intervient par exemple auprès d’Hayat, un de ses premiers élèves (1957N22 page 127) :
« Scie cette planche, Hayat, » ai-je dit en lui tendant la scie et le bois. Il a essayé, mais sa coupe était de travers. « Maintenant, regarde, » je lui ai dit, et j’ai tracé une ligne droite sur la planche avec une équerre. […] « Pourquoi dessinons-nous des lignes droites ? » J’ai demandé.
Immédiatement ils se sont exclamés : « Parce que tu es notre Sahib et que tu le veux ! » J’ai pourtant remarqué que Hayat avait l’air pensif et ne disait rien.
J’ai scié une coupe droite le long de la ligne et leur ai montré que deux planches coupées droites s’assemblaient bien, alors que des planches coupées de travers ne conviendraient pas. Ils ne voyaient pas pourquoi quelqu’un devrait se soucier de l’assemblage correct ! Ils n’avaient jamais rien vu de mesuré dans leur vie. Ils n’avaient aucune notion du temps, ils n’avaient jamais rien vu d’ajusté, leurs vêtements n’étaient jamais coupés pour s’adapter à une personne en particulier. Il faudrait commencer par l’idée de précision. Je m’attendais à ce que ces garçons accomplissent en un an ou deux le saut d’une culture de l’âge de pierre à la précision moderne. Ce ne serait pas une honte pour eux s’ils n’y réussissaient pas.
L’idée de « précision » me rappelle la même déconvenue lorsque j’avais commandé à des artisans d’Old Delhi du mobilier pour mon atelier d’électronique en 1981 : ils n’utilisaient aucun instrument de mesure gradué.
Clark voulait instaurer de l’interactivité dans l’équipe que formeraient le professeur et ses élèves afin d’inciter ces derniers à penser par eux-mêmes. Après avoir engagé un nouveau professeur qui comprenait sa pédagogie, il y est parvenu au-delà de toute attente. Ce succès n’a pas manqué de provoquer des tensions avec le Mir, hostile à l’apparition de tout esprit critique dans une population qui faisait preuve d’une obéissance aveugle. Le manque d’initiative de ses sujets était reflété par ce triste constat (Clark J, 1957N22 page 211) :
Les habitants du Hunza souffrent de maisons froides depuis deux mille ans, car c’est le destin que les hivers soient froids et aucun d’eux n’a été assez insatisfait pour inventer la cheminée ou une porte qui s’adapte à son cadre.

Source : Lorimer EO (1939A3 page 288)
Voici un autre exemple de dialogue avec les étudiants, le jour où étaient déballés des outils et des matériaux achetés en ville. Clark leur présente des roues métalliques (N22 pages 125–126) :
Burhan a pris une roue noire, l’a tournée sur le côté et l’a faite tourner lentement.
— « Cela ne sert à rien » dit-il, « la jante et cette chose au milieu l’empêchent de rester à plat. Elle ne moudrait pas le blé, même en jouant ! »
— « Tourne-la sur le côté et pousse-la ! » ai-je suggéré. Il l’a fait, et naturellement la roue a roulé.
— « Holà ! Elle bouge toute seule ! » il s’est exclamé. Il a essayé de nouveau et, en un instant, tous les nouveaux garçons faisaient rouler des roues tandis que Hayat et Beg les regardaient avec un amusement sophistiqué. Je leur ai montré comment mettre deux roues sur un essieu, ce qui était encore plus efficace.
— « Sahib », m’a demandé Burhan, « as-tu créé toi-même ces choses que tu appelles roues ? » Je l’ai assuré que la roue avait été inventée un peu avant mon époque.
Barbara Mons affirmait que le seul instrument à roue au Hunza, en 1956, était une brouette (1958A15 page 131). Elle aurait dû mentionner la jeep du Mir…

John Tobe, qui a lu Clark et rencontré le Mir Muhammad Jamal Khan en 1959, s’est rangé à l’avis du prince que le projet d’école de sculpture de Clark était « un non-sens » en raison de la rareté du bois au Hunza (Tobe JH, 1960A16 pages 369–370). Il admet pourtant que les ouvriers initiés au tournage du bois par Clark, dix ans plus tôt, « n’auraient rien à apprendre de nouveau de nos ébénistes » (A16 page 252) :
Le tourneur sur bois fabrique également des charpoy [lits en bois], des coffres, des coffres à bijoux, des bols et des chaises et je crois qu’il est capable de fabriquer tout ce qui peut être fabriqué en bois.
⇪ Le projet agricole

John Clark avait apporté des USA un stock de graines de plantes dont il estimait que la culture pourrait améliorer le quotidien des Hunzas. On jugerait cette initiative hasardeuse aujourd’hui, l’effet du déplacement d’espèces végétales étant imprévisible, mais ce risque n’était pas perçu au siècle dernier. Il disposait de nombreux légumes inconnus des Hunzas ainsi que des plantes à usage médicinal ou agricole. Il a entre autres tenté de promouvoir une utilisation plus intensive de la luzerne (Clark J, 1957N22 page 82) :
Si je pouvais leur apprendre à planter de la luzerne sur les deux ou trois cents acres [80 à 120 ha] en employant un homme dont le seul devoir serait de s’occuper du champ communautaire, tout le monde à Khaibar serait plus riche. Ils devraient également apprendre à laisser le foin sécher debout sans le couper afin que leurs troupeaux puissent y paître tout l’hiver. Il n’y avait pas assez de neige ici pour couvrir la luzerne et Khaibar pouvait doubler ses troupeaux avec autant de nourriture pour l’hiver.
Cela prendrait toutefois du temps, et mon personnel et moi-même devrions probablement en démontrer la faisabilité sur une parcelle échantillon avant que la population locale ne l’essaie. Si seulement je pouvais rester à Khaibar assez longtemps pour le faire !
Plus tard, je devais apprendre une véritable objection. Toutes les terres non cultivées au Hunza sont la propriété personnelle du Mir. Il doit donner son consentement avant qu’on puisse creuser un nouveau fossé ou de créer de nouvelles terres. S’il estime qu’un morceau de terrain est particulièrement fertile, il le conserve naturellement pour lui-même.
Pour cette dernière raison, John Clark avait pris soin de confier les nouvelles semences à un cultivateur résidant à Gilgit, hors de la vue immédiate et de l’autorité du Prince.

Source : Lorimer EO (1939A3 page 128)
Le recul des glaciers dans le Karakoram était déjà visible en 1950. On peut le vérifier en suivant les déplacements de Clark sur la carte interactiveN26. Par exemple, page 82 il évoque le franchissement difficile du glacier de Ghulkin alors que celui-ci n’atteint plus le fond de la vallée sur la carte (voir N123 en mode satellite). On pouvait le voir aussi pour la traversée difficile du glacier Batura près de PassuN124, en 1949, par Jean et Franc Shor (1955A12 page 277).
Le réchauffement entraîne déjà, à cette époque, un recul des lieux de pâturage (Clark J, 1957A16 pages 164–165) :
Le plus grave dans toute cette affaire est qu’il n’y a pas de pâturage hivernal ; les hauts pâturages d’été sont gravement surexploités ; et la quantité de fumier produite à l’heure actuelle n’est pas adéquate. De plus, le climat se fait de plus en plus sec et chaud, de sorte que les pâturages d’été se détériorent avec une rapidité croissante. Les fins des vallées de montagne sont en forme de cuvette, avec le fond des cuvettes à environ 12 000 pieds [4000 m]. Les pâturages les plus étendus se trouvent bien entendu dans ces fonds et ce sont les pâturages déjà les plus gravement endommagés. D’ici vingt ans, les meilleures conditions climatiques pour les pâturages seront entre 13 000 et 14 000 pieds [4300 à 4600 m], mais à cette altitude les parois rocheuses sont presque verticales et l’herbe ne peut pas pousser.
Même si les agriculteurs de la région du Hunza se dirigent progressivement vers les hautes vallées du pays Wakhi situé au nord de Ghulmit, la population de la principale oasis est en augmentation constante. Les oasis inférieures de Khizerabad, Hasanabad et Hini sont en train de se dessécher et le haut pays ne peut pas supporter une population nombreuse. Avec la détérioration des pâturages et la diminution de l’approvisionnement en eau, le Hunza se dirige vers des jours sombres.
Les habitants n’ont pas d’autre solution que le recours à la magie pour conjurer la sécheresse (Clark J, 1957A16 page 167) :
Les habitants de Hini montent ici chaque année avant la plantation et sacrifient un mouton à la source pour assurer un débit suffisant. On a des indications que le flux a énormément fluctué dans le passé et qu’il a connu une diminution progressive de production annuelle.
« Dis-moi », demandai-je à Qadir Shah, « tes prières et tes sacrifices sont-ils toujours exaucés ? »
— « Oh non, » répondit-il gaiement, « parfois presqu’aucune eau ne vient. »
— « Alors tu fais quoi ? »
— « Tout d’abord, nous sacrifions un autre mouton. Ensuite, nous essayons de trouver qui dans le village a fait quelque chose qui déplaît à Dieu, afin que nous puissions le punir correctement et que Dieu permet à l’eau de revenir ! »Je me demande combien de petits coupables ont reçu des sanctions déraisonnables en réponse aux aléas de la nappe phréatique. Ni le sacrifice ni la science ne pourraient augmenter le flux de ce printemps. L’approvisionnement en eau de Hini s’épuisait lentement et la communauté de plus de quatre cents familles devait émigrer et disparaître avec elle.
⇪ Médecin malgré lui
Clark parlait couramment l’ourdouN125 et avait acquis des compétences médicales (Clark J, 1957A16 pages 57–58) :
Ma propre formation comprenait un Minor [qualification de base] en anatomie, une année d’études en secourisme et santé publique ainsi que des informations très pratiques fournies par des médecins de l’hôpital Billings à Chicago, John Hopkins à Baltimore et le Conseil médical d’United Mission. En tant que géologue de terrain, j’avais vingt ans d’expérience en secourisme. […] Mais surtout, je disposais des merveilleux médicaments modernes : sulfamides, pénicilline, paludrine, atabrine [quinacrine], acide undécylénique [un fongicide à usage externe] et autres.
L’activité médicale de John Clark a débuté dès son arrivée dans cette deuxième mission en 1950. Il faisait escale dans le village de Nomal, à vingt kilomètres de Gilgit en chemin vers Karimabad/Baltit (1957N22 page 34) :
Lorsque je suis sorti sous le porche, un groupe d’hommes et de garçons vêtus de vêtements gris et marron en lambeaux s’est levé respectueusement de la pelouse. Ensuite, mon travail a vraiment commencé. À celui qui souffrait de paludisme, j’ai donné de l’atabrine ; à un homme atteint de dysenterie bacillaire, de la sulfaguanidine ; il y en avait un qui souffrait d’ascaridiose — pas de souper ni de petit-déjeuner, et il devait revenir à moi pour un vermifuge le matin ; et puis j’ai vu le garçon avec des taches blanches. Je l’ai conduit à l’intérieur et l’ai fait se déshabiller, ce qu’il a fait avec beaucoup de gêne, car à sa pudeur normale musulmane s’est ajoutée l’horreur de sa défiguration. Un seul coup d’œil suffisait : une leucodermie parfaitement inoffensive mais presque incurable. Je lui ai appris comment mélanger une solution faible de permanganate de potassium avec laquelle laver les taches, puis je lui ai donné des comprimés de vitamines, du sulfate ferreux, des sels biliaires et de l’atabrine pour supprimer son paludisme et améliorer son état général. Alors ils sont venus, quatorze en tout, jusqu’à ce que le dernier soit traité. Je savais que si toute l’oasis avait su que je venais, il y en aurait eu plus d’une centaine.

John Clark a par la suite établi son « camp de base » et un dispensaire médical dans le fort de Baltit, une ancienne habitation de la famille princière. À cette époque, aucun médecin ne résidait dans la vallée de la Hunza. En 1949, Jean Shor avait écrit — avec une pointe d’ironie (Shor JB, 1955A12 page 283) :
Le Mir décide et collecte les droits de passage des caravanes, utilisant l’argent pour acheter les médicaments de base. Il n’y a pas de médecin chez les Hunzas — mis à part de temps en temps un praticien de médecine étranger qui leur rend visite pour s’émerveiller de leur absence phénoménale de maladies.
Clark a pris soin de décliner l’offre hospitalière du Mir Muhammad Jamal Khan pour travailler en toute indépendance (Clark J, 1957N22 page 44) mais il lui a fallu déployer beaucoup d’énergie et de diplomatie pour dissiper la méfiance et les malentendus qui mettaient en danger son projet.
Le lendemain de son arrivée, les patients ont commencé à affluer au dispensaire et leur nombre n’a cessé de croître, lui inspirant cette réflexion (1957N22 page 57) :
Le travail médical répondait à un besoin grandement ressenti, mais il ne servait pas mon objectif fondamental d’aider le peuple Hunza à s’aider lui-même. Je devais trouver le temps de mener une étude géologique, de créer des jardins expérimentaux et d’organiser une école de sculpture sur bois. La plupart du temps, je devais gagner la confiance des gens pour qu’ils puissent discuter de choses avec moi de leur plein gré. Comment faire cela face aux besoins personnels angoissants des malades était le problème. Si seulement il y avait un docteur pour me soulager du fardeau du dispensaire !
[…]
Le chirurgien de la [Gilgit] Agency, le Dr Mujrad Din, situé à Gilgit, à 18 km de distance, était le médecin le plus proche. Autrefois, le chirurgien de l’agence britannique couvrait toute la région à cheval une fois par an. Le Dr Din avait déjà fait une tournée jusqu’à Baltit et depuis lors, il avait laissé le Hunza complètement seul.
Ceci confirme que les contacts avec la population rurale de McCarrison — chirurgien de l’agence britannique — étaient restés très limités.
Au cours de ses deux voyages, John Clark a traité 5684 patients (1957N22 page 58) :
Aucun patient n’est jamais mort ou n’a empiré à cause de mon traitement. Certains sont décédés malgré le traitement et d’autres parce qu’ils auraient eu besoin d’un traitement bien au-delà de mes capacités. La plupart des gens qui sont venus chez moi ont été aidés ou guéris par les choses simples que je pouvais faire pour eux. Cinq ou six seraient probablement décédés si aucun traitement n’avait été disponible.
Il ne faut pas oublier qu’en 1950 la panoplie d’antibiotiques était encore très réduite. Clark ne disposait pas de streptomycineN126, premier traitement efficace (mais d’utilisation risquée) contre la tuberculose découvert par Albert Schatz en 1943 et validé cliniquement en 1946. Il n’est donc pas choquant qu’il ait annoncé au conjoint d’une femme malade de tuberculose que « sa femme aurait rejoint le paradis d’Allah d’ici un mois » (1957N22 page 62).
Son activité n’a cessé d’augmenter, limitée seulement par sa disponibilité sur d’autres projets, notamment les travaux de prospection géologique qu’il devait mener à bien pour justifier l’autorisation de séjour qui lui avait été accordée par le gouvernement pakistanais. En 1951 il écrit (N22 page 86) :
Les infections à la dysenterie, au paludisme et au staphylocoque avaient augmenté tout l’été, chaque nouveau patient devenant un foyer d’infection. Maintenant, je traitais quarante à cinquante patients par jour. Le paludisme et le staphylocoque ont magnifiquement été vaincus par les nouveaux médicaments, mais la dysenterie était résistante. Aucun de ces patients n’est décédé. Ils n’ont pas réussi à s’améliorer pendant les trois premiers jours, mais ont ensuite progressé lentement.
La pression du travail médical, pour lequel il ne pouvait compter sur aucun remplaçant, malgré le zèle de ses jeunes assistants, s’ajoutait à celle des autres projets qu’il menait de front.
⇪ Le travail du géologue

Source : N127
Clark était officiellement engagé pour de la prospection géologique dans les vallées du Gilgit-BaltistanN2 : localiser des filons de matériaux intéressants et évaluer le coût de leur exploitation. Il a repéré en premier des gisements de mica et de quartz, à l’époque très recherchés pour l’industrie électronique, ainsi que du grenat pour la fabrication d’abrasifs.
Afin d’assurer la continuation des travaux après son séjour, il a demandé aux autorités pakistanaises de nommer un géologue pour l’accompagner dans ses prospections. Un homme d’une vingtaine d’années lui a été envoyé. C’était un étudiant de faible niveau de formation et sans expérience de terrain, soucieux avant tout de dissimuler son incompétence. Les rapports ont été tendus, bien que Clark ait essayé par tous les moyens de lui faire gagner confiance et de l’assurer de l’utilité de leur coopération. Cet insuccès l’a conduit à une réflexion plus générale, en comparaison avec Puri, un autre jeune homme intelligent et coopératif (1957N22 pages 136–137) :
En marchant, je pensai à Qadir [nom d’emprunt de l’étudiant] et au dilemme du « jeune intellectuel » asiatique. Le problème est pire en Inde, et particulièrement au Bengale, mais il est suffisamment grave, même au Pendjab. Pour chaque Puri bien équilibré, il y a deux ou trois Qadirs. Ce n’est pas simplement une question de jeunesse ou d’un système éducatif imposé par l’étranger. Je pense plutôt que c’est le signe d’un effort déterminé pour défendre et maintenir leur propre culture tout en faisant face à la nécessité absolue d’essayer d’absorber la philosophie occidentale. Ils ont démontré qu’il est aussi impossible de greffer la technologie occidentale sur une culture orientale que de fabriquer un pommier en y greffant des poires mûres.
Qadir avait mémorisé bon nombre de techniques géologiques et, dans une mesure limitée, s’appuyait sur l’Ouest. Il avait complètement échoué à apprendre l’objectivité et la détermination de soi de l’Occident, qui rendent l’application de ces techniques utilisables, et ne pourrait donc jamais faire de recherche réellement acceptable. Faute de quoi, il s’est tourné vers la conscience de soi et l’autoritarisme de sa propre culture, seulement pour constater qu’il n’était plus vraiment inspiré par celle-ci. Le résultat était un homme malheureux et instable, attisé par le chauvinisme frénétique qui est toujours un rempart contre l’admission de la défaite. Qadir, dans un anglais simple, ne pourrait pas plus apprendre à être géologue que je ne pourrais apprendre à être un grand poète ourdou. Chacun de nous devrait changer d’attitude fondamentale et pas simplement apprendre une technique. Le dilemme et l’amertume de l’Orient qui en résulte résident dans le fait qu’ils doivent former des scientifiques et des ingénieurs pour survivre.
D’autre part, un garçon oriental avec une éducation purement orientale devient trop souvent un leader politico-religieux réactionnaire qui complique plutôt que clarifie la situation. Les tentatives de mélange des deux systèmes produisent la schizophrénie tragique constatée chez les jeunes Asiatiques intellectuels.
Accompagné de Qadir, Clark a localisé des gisements de minerais de fer et de cuivre, mais sa trouvaille la plus prometteuse sur le court terme a été, près de Hini, celle de marbre magnésien de haute qualité « aussi beau que le meilleur Carrare » (1957N22 page 166) :
Voici une véritable ressource pour le Hunza ! Je résolus d’encourager le Mir à construire une petite usine avec des tours à propulsion hydraulique pour fabriquer des panneaux destinés à l’exportation. Ma fondation pourrait facilement lever des fonds pour financer un projet aussi précis et concret. Ce financement nous donnerait une participation majoritaire. Je pourrais alors gérer l’usine jusqu’à ce que certains de mes garçons de l’école d’artisanat soient formés, et tout le Hunza en bénéficierait. Tant que le Mir réaliserait des bénéfices, il serait possible de mettre en place une politique de salaires et d’emploi vraiment équitable et d’établir ainsi un précédent approprié pour les industries hunza.
La présentation du projet au Mir et à son frère Ayash est édifiante (1957N22 page 174) :
« Mir Sahib », lui ai-je dit une fois les formalités terminées, « je ne vous ai pas encore rendu compte de mon voyage. J’ai enfin trouvé une véritable ressource pour vous, à Hini. »
Ayash et lui se sont penchés en avant, attentifs.
— « Le marbre là-bas, » ai-je poursuivi, « est égal au meilleur du monde, et vous en avez cinquante millions de tonnes ! Vous pouvez utiliser de l’énergie hydraulique pour le couper et les grenats de Murtzabad pour les abrasifs. Le nullah [torrent de la vallée] à l’ouest d’Hini vous fournirait suffisamment d’énergie pour découper le marbre en dalles, et vous pourriez construire une usine à Maiun ou à Shispar Nullah pour finaliser la découpe et le polissage. »
— « Combien cela coûterait ? » Ayash m’a envoyé avec méfiance.
— « Combien cela vaut-il — que ferais-je ? » Le Mir est entré par effraction.
— « Cela coûterait environ deux mille cinq cents roupies », ai-je dit. « Si vous approuvez, je pourrai choisir les machines pour vous, agir en tant qu’acheteur, installer les machines et apprendre à votre personnel à les faire fonctionner. Au total, une petite usine vous coûterait environ un tiers du prix de votre jeep. »
— « Et vos bénéfices » — je me suis tourné vers le Mir — « se monteraient à au moins cinquante roupies par tonne de carrière, soit plusieurs milliers de roupies par an. »Je leur ai ensuite fourni tous les détails que j’avais élaborés : coût de main-d’œuvre, coût de transport, types de produits, marketing, volume de commerce probable. Puis, peu à peu, j’ai amené la conversation au point crucial.
Dans de nombreux grands pays, ai-je expliqué, toutes les industries minières appartiennent au gouvernement, tandis que les magasins et l’artisanat villageois appartiennent à la population. Jamais auparavant la possibilité d’industries et d’artisanat ne s’était présentée au Hunza. Si le Mir décidait d’organiser l’industrie du marbre tout en cédant à son peuple des activités de petite taille telles que le tissage, l’entretien des magasins et la sculpture sur bois, il suivrait le précédent des grands pays. Bien entendu, les habitants paieraient des impôts sur les bénéfices tirés de l’artisanat villageois tout comme ils paient maintenant des impôts sur leurs produits agricoles.
Les deux visages se sont figés dans une immobilité glacée et aucun d’eux n’a dit mot. Les bénéfices tirés de l’industrie du marbre et les taxes sur la sculpture sur bois ne constituaient apparemment pas une récompense suffisante pour les persuader de donner à leur peuple la liberté, même dans un espace aussi restreint que celui de l’artisanat.
La réponse a été franche et sans appel (1957N22 pages 174–175) :
Deux jours plus tard, le Mir m’a convoqué dans ses bureaux pour une autre conférence. Il avait réfléchi à tout, a‑t-il dit, et estimé qu’il serait bien que ma fondation lui fasse cadeau d’une fabrique de marbre toute installée au Hunza. Même si je restais bouche bée, j’ai compris que c’était probablement l’offre habituelle d’une bonne affaire en Asie. Mes garçons pourraient apprendre à gérer leur propre industrie de la sculpture sur bois en échange du cadeau d’une usine de marbre au Mir. Entretemps, il a enchaîné en douceur sur son prochain plan.
« Toutes vos nouvelles idées, John, donnent aux responsables de Gilgit des excuses pour s’opposer à votre présence ici », a‑t-il déclaré. « Si vous étiez mon employé, ils ne pourraient rien dire contre vous. Laissez tomber ces autres projets ; venez vous installer dans le palais, soyez le tuteur de mon fils et donnez des soins médicaux à ma famille. »
« Je ne peux pas faire ça ! » ai-je répondu, retenant désespérément ma colère. « Ma fondation doit dépenser son argent pour aider les pauvres du Hunza. Cet argent ne m’appartient pas personnellement. Je n’en suis que le gérant. Je peux créer une usine pour vous, mais je ne peux pas vous en faire cadeau. Et s’il advient que je ne peux plus mener à bien mes projets, alors je devrai partir et rentrer chez moi. »
Nous avons finalement trouvé un compromis. Par consentement tacite, le marbre et la sculpture sur bois n’ont plus été discutés ; j’ai accepté de donner des cours d’anglais à Bapu [Ghazanfar Ali Khan] pendant une demi-heure chaque matin. Cela a préservé la permission tacite du Mir de poursuivre mes projets, mais à l’ombre de sa méfiance accrue. J’avais fait mon possible.
John Clark avait aussi repéré des filons aurifères mais ceux-ci ne se sont pas révélés exploitables. Deux ans plus tard, le Mir en a fait ce commentaire à Jean et Franc Shor (Shor F, 1953A10 page 492) :
« Il y a deux ans, quelqu’un avait cru découvrir une riche veine d’or. Heureusement, il s’est avéré qu’il s’était trompé [sic], mais pendant quelques jours nous avons été inquiets. »
Il m’a semblé difficile de croire que quelqu’un pourrait avoir une objection à posséder une mine d’or, et je le lui dis.
« Cela aurait signifié la fin du Hunza et de notre mode de vie », expliqua le Mir. « On nous laisse seuls parce que nous n’avons rien que d’autres voudraient avoir. Si nous étions riches, un pays pourrait saisir un prétexte pour venir nous ‘protéger’. »
⇪ Obstacles
John Clark avait planifié un séjour de vingt mois — correspondant à son budget — et il a effectivement pu travailler jusqu’à la fin du projet, malgré les obstacles dès le début dressés devant lui qu’il analyse ainsi (1957N22 pages 59–60) :
J’ai réalisé que ce projet n’allait pas fonctionner du tout comme je l’avais prévu. Je m’étais imaginé naïvement qu’il s’agirait d’un simple conflit entre ma formation technique et la pauvreté et le sous-développement du Hunza. Il pourrait y avoir des spectateurs, mais ce serait essentiellement un duel romantique, comme celui de Saint Georges et du dragon. Maintenant, je comprenais qu’au lieu de cela, je n’étais qu’un acteur dans une pièce où chacun avait sa propre idée du scénario ! Il y avait tout d’abord le Gouvernement pakistanais à Karachi qui demandait des études et des rapports techniques. Deuxièmement, le groupe officiel local à Gilgit, dont beaucoup voulaient m’expulser. Troisièmement, le Mir du Hunza qui souhaitait ma présence, mais dans des conditions que je ne connaissais pas encore. Quatrièmement, les vieillards du Hunza qui étaient favorables à la médecine et aux cadeaux tout en étant hostiles aux idées étrangères. Cinquièmement, les jeunes hommes du Hunza qui pourraient saisir toute occasion d’améliorer leur sort. Chaque action, chaque décision que je prenais serait jugée par les cinq. N’importe lequel d’entre eux pourrait ruiner mon entreprise si je faisais quelque chose qui lui déplaisait vraiment.
Il a fini par établir des priorités : en premier, s’occuper des jeunes gens qui seraient les principaux acteurs du changement. En second, le gouvernement qui aurait pu mettre un terme à ses activités. Le Mir et sa famille n’arrivaient qu’en troisième place, suivis par les politiciens et les vieillards qui, quoi qu’il fasse, resteraient réfractaires à ses idées (1957N22 page 60).
Le rapport avec le Mir Muhammad Jamal Khan a toujours été des plus délicats (1957N22 page 78) :
J’apprenais mes périmètres avec le Mir. Il était heureux de m’avoir au Hunza, heureux d’avoir le dispensaire médical. Il me fournirait de la farine, du foin et d’autres produits à un prix raisonnable et il contribuerait à me défendre contre les rumeurs de Gilgit. Cependant, il semblait ne pas vouloir contrôler les malversations de ses propres serviteurs et lumbardars [chefs de villages], il était peu enthousiaste au sujet de mon école d’artisanat et son appétit pour les cadeaux américains était insatiable.
Les opposants aux projets de Clark propageaient des rumeurs difficiles à désamorcer (1957N22 page 82) :
À Pasu, j’ai trouvé très dérangeant, étant données les histoires émanant de Gilgit, de ne pas pouvoir comprendre ce que ces Wakhi étaient en train de dire. Ils se sont rassemblés autour du bungalow et se sont assis pour bavarder, me montrant du doigt et riant parfois. Certaines des histoires que je savais répétées de Gilgit disaient que j’étais communiste ; que j’essayais de saper la religion islamique ; que j’avais pour projet d’envahir le pays ; que j’essayais d’acheter toutes les terres du Hunza afin que les Hunzas meurent de faim. Toutes ces histoires étaient ridicules, mais pour les central-Asiatiques, il était naturel qu’un nouveau venu soit considéré avec suspicion — ici, ces idées folles étaient des possibilités concrètes. Quand quinze ou vingt personnes sont assises sur le porche de votre bungalow tout l’après-midi en train de parler, quand vous ne comprenez qu’un mot sur quarante et savez qu’elles parlent de vous, il est très difficile de paraître indifférent. Quand cela dure depuis des mois, cela devient presque impossible.
Clark reconnaissait que cette défiance était générale (1957N22 page 85) :
Les Hunzas en général n’ont pas trop apprécié mes efforts. Ils exprimaient beaucoup de gratitude, mais j’ai parfois eu le sentiment qu’ils me considéraient comme un simple voyageur étranger dont on pourrait tirer des revenus au passage. La difficulté réside peut-être en partie dans le fait que personne n’a jamais essayé de les aider et qu’ils ne pouvaient pas comprendre mes motivations.
Ou encore (1957N22 page 120) :
À Pasu, nous avons […] acheté une chèvre pour quarante roupies, soit le double de ce qu’elle valait ici. L’homme qui me l’a vendue avait reçu des médicaments gratuits pour toute sa famille lors de voyages précédents, mais l’idée de la réciprocité ne venait tout simplement pas à l’esprit de la plupart de ces personnes […]. Pour eux, les « Sahibs » appartenaient à un monde différent.
Toutefois, les jeunes étaient en attente réelle de changement. Il décrit la réaction de Muhammad Hamid qu’il a admis dans son école (1957N22 page 84) :
Son sentiment général était le suivant : « Pourquoi devrions-nous vivre ici comme des animaux, à moitié affamés chaque hiver, alors que d’autres personnes peuvent apprendre et faire des choses ? Mon père est l’homme le plus riche de Khaibar et gagne environ 20 roupies par an (6 dollars). Le sel nous coûte une roupie le pau (60 centimes la livre), le tissu deux roupies par guz (60 centimes le yard) et il ne dure que trois lavages. Si vous voulez bien m’enseigner, j’aimerais apprendre à vivre comme les autres gens. » Je lui ai promis qu’il pourrait étudier dans mon école de sculpture sur bois dès son ouverture.
Les jeunes hommes comme lui ont donné de l’intérêt à ce projet. Il y en avait un ou deux dans chaque village ; le problème était de les trouver et de les rassembler. Après deux ou trois années d’éducation, chacun pourrait rentrer chez lui et enseigner dans son propre village. C’était le seul moyen. Je pouvais voir maintenant que l’éducation directe des adultes était presque impossible. La tradition avait bloqué l’esprit des hommes plus âgés.
Les réactions positives des jeunes gens renforçaient chez Clark la conviction que le progrès social pouvait émerger de changements de mentalité des individus plus que l’investissement dans des projets de développement à grande échelle. C’est ce qui lui avait fait rejeter le communisme. Il écrit à ce sujet (1957N22 page 152) :
Les apologistes classent la pauvreté, la mauvaise santé et le manque d’éducation parmi les facteurs inhibiteurs. Personnellement, je respecte trop les Hunzas pour leur accorder ces excuses. L’ignorance et la pauvreté étaient des symptômes et non des causes. Il suffit de comparer les huttes stériles du Hunza avec les vieilles sculptures sur bois et l’artisanat soigné de la Suisse pour reconnaître que des montagnes inhospitalières et un manque d’éducation ne détruisent pas nécessairement les qualités des hommes. Les garçons enthousiastes ont prouvé de manière vivante que seules les coutumes et les traditions restreignaient le Hunza. Une fois que les liens qu’ils avaient eux-mêmes fabriqués ont été supprimés, rien ne pouvait les retenir.
Effectivement, tous les jeunes gens engagés dans son école de sculpture ont développé leur habilité technique, mais aussi une aptitude à créer de nouveaux objets ou perfectionner ceux qui étaient fabriqués.
Clark gérait avec humour les difficultés de communication avec les Hunzas, notamment ceux qui tentaient de lui imposer leurs pratiques traditionnelles dans des domaines qu’il maîtrisait suffisamment. Le soin des chevaux par exemple (1957N22 page 118) :
Tout le monde dans le village s’est efforcé de me faire soigner mes chevaux selon leurs coutumes, mais j’ai résisté. Ils partageaient avec le reste des Hunzas un certain nombre de superstitions :
1. Les chevaux doivent être attachés très étroitement avec la tête haute pour qu’ils ne puissent pas la ramener dans une position confortable.
2. Peu importe que le cheval ait froid ou que l’endroit soit chaud, ne jamais enlever la selle pendant les deux ou trois heures qui suivent votre arrêt.
3. Donnez toujours d’abord du foin à un cheval, puis de l’orge.
4. Donnez toujours d’abord de l’orge au cheval, puis du foin.
5. Un cheval ne devrait jamais être nourri ni abreuvé avant d’avoir uriné. Il se peut qu’il l’ait fait cent mètres avant d’arriver à l’arrêt, mais cela ne compte pas.
6. (et le plus important) les Sahibs qui possèdent des chevaux ne savent rien d’eux ; tout Hunza qui n’a jamais possédé de cheval sait tout sur eux.
7. La sangle de la bride doit être au moins aussi serrée que le bas du ventre — qui a déjà entendu parler d’un cheval qui voulait respirer ?
8. Peu importe la manière dont un paquet est arrangé ou fixé ; c’est la volonté d’Allah que tous les paquets tombent, et qui sommes-nous pour contredire Allah ?
9. Laissez une bride sur le sol gelé toute la nuit, puis piquez le morceau de glace dans la bouche du cheval. Si sa langue se déchire, c’est une poule mouillée.
10. Les chevaux doivent toujours être abreuvés avant d’être nourris.
11. Les chevaux ne doivent jamais être abreuvés avant d’être nourris.
⇪ Le départ
Le plus sérieux obstacle aux travaux de John Clark avait certainement été l’attitude du Mir Muhammad Jamal Khan. Il écrit (1957N22 page 173) :
Quelles étaient les vraies attitudes des Mir, de toute façon ? Il disait qu’il souhaitait un traitement médical pour son peuple et qu’il approuvait chaleureusement le dispensaire, mais tous les efforts que j’avais déployés pour enseigner la santé publique avaient été discrètement bloqués. Lorsque ses chefs locaux ont volé les médicaments que je leur avais laissés pour leurs villageois, ils sont restés impunis. Il avait accepté l’école d’artisanat, mais il semblait maintenant qu’il ne voulait que des charpentiers bénévoles à son service. Il m’a constamment demandé des cadeaux de médicaments, de semences, de toutes sortes d’outils et de matériel coûteux que je ne pouvais pas facilement garder. Sa contribution au projet se réduisait au prêt d’une partie de l’ancien château, d’une chambre à Gilgit et d’un petit jardin. Il parlait très bien anglais, il utilisait tous les shibboleths occidentaux, « démocratie », « liberté » et le reste, mais se pouvait-il qu’au fond il s’accroche aux mêmes idées autocratiques et au même paternalisme qui avaient motivé ses ancêtres ? […]
Littéralement, il n’y avait pas d’État de Hunza. Ce peuple a contribué au trésor personnel du Mir et non à un impôt au gouvernement du Hunza. Les fossés, les sentiers, les bâtiments et tous les travaux publics ont été réalisés par des personnes sans rémunération, à la demande du Mir. L’Agha Khan et le gouvernement pakistanais ont soutenu les écoles existantes. J’ai fait fonctionner le dispensaire.
Les mentalités avaient peu évolué et les résistances des aînés restaient immuables (1957N22 page 195) :
Je n’avais certainement pas tout gagné au Hunza. Les garçons étaient naturellement inspirés par l’idée qu’ils étaient compétents pour apprendre et faire tout ce que d’autres pouvaient faire. La communauté des adultes était reconnaissante envers le dispensaire et profitait sans gratitude des hauts salaires que je payais, mais était amèrement hostile à l’adoption par les garçons d’attitudes occidentales.
Clark écrit dans son épilogue (1957N22 page 212) :
Objectivité, insatisfaction, confiance créative, individualité et responsabilité : tels sont les cinq principes fondamentaux de la philosophie occidentale. Ils ont rendu possible le développement spirituel, intellectuel et matériel souhaité par le reste du monde. Ceux-ci sont notre patrimoine et nous devons le partager librement.
Il n’y a qu’une façon de donner des idées, c’est par l’intermédiaire des personnes qui les détiennent. Ce dont l’Asie a besoin aujourd’hui, ce n’est pas de millions de dollars, mais des milliers des meilleurs de nos enseignants occidentaux. Peu importe que les grandes idées soient enseignées au moyen de la sculpture sur bois, de l’amélioration de l’agriculture ou des mathématiques, tant que ces projets spécifiques sont des véhicules d’instruction et non une fin en soi.
Il faut ici aussi replacer ces idées dans le contexte d’un Occident fraîchement libéré du cauchemar de la seconde guerre mondiale et grisé par les promesses du progrès technique. Les initiatives de Clark, depuis la planification d’une usine d’extraction de marbre jusqu’à la suggestion à ses apprentis de découper des plaques de mica pour couvrir les fenêtres, s’inscrivent dans le même optimisme entrepreneurial qui caractérisait son époque.
Les difficultés se sont enchaînées en fin de parcours : la perte de confiance du Mir et les réticences de l’administration pakistanaise à autoriser un Américain à se déplacer dans une zone aussi proche de la Chine et de l’Union soviétique. À son départ en novembre 1951, John Clark apprend donc que ni le Mir du Hunza ni les autorités pakistanaises — dans le tumulte consécutif à l’assassinat du Premier ministre Liaquat Ali Khan — ne lui permettront de retourner dans la vallée de la Hunza.
En anticipation de ce refus, il avait envisagé d’inviter aux USA ses deux plus proches collaborateurs, Gohor Hayat et Sherin Beg, pour qu’ils suivent une formation de deux ans leur permettant de reprendre l’école d’artisanat dans les meilleures conditions. Le Mir y était hostile et cette autorisation n’a pas été accordée. John Tobe aborde le sujet dans son livre et se range bien entendu à l’avis du Mir (Tobe JH, 1960A16 pages 367–368) :
Je ne savais pas alors quelles étaient les vraies raisons du refus de Mir ni si d’autres intrigues étaient impliquées. Lorsque je l’ai interrogé à ce sujet et qu’il m’a expliqué, j’ai réalisé qu’il avait agi avec sagesse et vous l’admettrez aussi.
« Si je permettais à ces garçons d’aller en Amérique pour y être éduqués puis revenir à Hunza dans quelques années, les Chinois et les Russes pourraient dire que je les ai envoyés en Amérique pour y recevoir un lavage de cerveau, de la propagande ou une formation à des activités capitalistes subversives. » […]
« Ils ont dit que j’avais refusé de laisser les garçons partir parce que j’avais peur que, quand ils reviendraient, ils enseignent aux gens à la manière américaine, et cela saperait mon pouvoir, à un degré c’est vrai car je pense que mon peuple est des plus heureux et des plus sains au monde, et c’est plus que ce que n’importe quelle autre nation peut prétendre. Je voudrais donc les retenir de cette manière, si possible. »
Le prétexte invoqué pour refuser aux étudiants de l’école d’artisanat une formation en Amérique n’était pas sincère : Muhammad Jamal Khan a embauché en 1952 Winston Mumby, précepteur américain et fils d’un pasteur méthodiste, pour éduquer huit de ses enfants pendant cinq ans (Mons B, 1958A15 page 108). Mumby basait sa pédagogie sur la méthode Calvert (Henrickson JH, 1960A14 page 99).
On peut comprendre que les relations dégradées entre le Mir Muhammad Jamal Khan et son hôte John Clark aient incité le Prince à n’inviter par la suite que des Occidentaux qu’il savait à l’avance convaincus des vertus extraordinaires du mode de vie et de la saine gouvernance de son peuple. C’était le cas des auteurs d’ouvrages (plus connus que celui de Clark) : Jean et Franc Shor en 1952 (1953A10), Barbara et Peter Mons en 1956 (1958A15), Jewel Henrickson en 1955 (1960A14), Allen Banik en 1958 (1960B2), John Tobe en 1959 (1960A16), Renée Taylor en 1961 (1962B3 ; 1964N60) et Jay Milton et Trudie Hoffman en 1961 (1968B5).
⇪ Envol
À celles et ceux qui construisent des mondes imaginaires propulsés par leur insatiété métaphysique, j’ai envie de dire : « Le réel est mille fois plus beau et plus impressionnant que vos rêves ! » L’exemple de cette vallée mystérieuse, semblable à bien d’autres, est emblématique d’une tromperie qui perdure depuis un siècle… au profit des marchands de régimes, de méthodes de guérison ou de mysticisme prêt à porter. Son horizon à perte de vue n’est autre que le contour d’un New AgeN85 qui mure dans le silence toute pensée critique.

Photo Bernard Grua. Source : N128
Je laisse la parole — et l’image — à Bernard Grua pour nous faire partager un peu d’air pur à haute altitude… Son texte est extrait d’un commentaire au bas d’une page de blogN34 décrivant les Hunzas comme « des Turcs qui peuvent vivre jusqu’à 145 ans » — excusez du peu !
Voilà un article étonnant qui ressemble à un conte de fées. Et pourtant, il fait référence à un lieu ainsi qu’à des habitants dont la réalité est sensiblement différente.
Les habitants de Hunza ne sont pas des Turcs. Ils se disent descendants des Macédoniens et parlent trois langues non turques qui se succèdent lorsque l’on remonte la vallée depuis Gilgit jusqu’au cold de Khunjerab (frontière chinoise). La première langue est le shina d’origine indo-iranienne. Vers le milieu de la vallée, on parle bourouchaski. C’est un isolat linguistique, comme le basque. Au Nord, on parle le wakhi comme dans le corridor du Wakhan (Afghanistan et Tadjikistan) dont la population est originaire. Il s’agit bien d’une langue persane et non pas turque comme celle des Kirghizes ou des Ouighours. D’ailleurs les Wakhis portent parfois les noms de Badashkhi (en référence au Badakhshan afghan et tadijk où se trouve le Wakhan) ou même Tadjik. […]
La Hunza est une vallée merveilleuse et les habitants, de religion ismaélienne, sont particulièrement accueillants. Le taux d’alphabétisation est tout à fait similaire à celui des pays développés et bien supérieur à la moyenne du Pakistan. La réalité, en elle même, est assez belle pour qu’il ne soit pas nécessaire d’écrire une fable.
Ceux qui le souhaitent peuvent voir, ici, des photos d’habitants de la haute vallée de la Hunza, que j’ai réalisées récemmentN31. […]
J’ai fait différents papiers sur mon blog à leur sujet. En voici le principal : At the knot of past empires : Zood Khun, a Wakhi village in the high northern mountains of PakistanN129.

Bernard Grua écrit aussi sur son blog en 2018N128 :
La vallée de la Hunza est très différente des autres endroits du Pakistan que j’ai pu visiter, comme Islamabad, Rawalpindi, Lahore, la vallée de Kaghan, la chaîne de Galyat. Les autres régions sont, bien sûr, intéressantes. Cependant, la vallée de la Hunza n’est pas surpeuplée. Elle est calme, propre, sûre, non bruyante. Elle est magnifique. La communication y est plus facile, avec tous, car les habitants ont un bon bagage scolaire, voire universitaire. Ils sont plus en attente d’interactions avec leurs hôtes étrangers, que dans d’autres régions du pays. Les parents et les enfants ne vous demandent rien à la différence d’autres lieux touristiques dans monde, où l’on est véritablement harcelé. Ils vous respectent. S’ils vous posent des questions, c’est simplement pour apprendre de vous. Comme leurs parents, les enfants vous invitent à boire le thé chez eux.
⇪ Bibliographie
La date apparaissant éventuellement entre crochets carrés est celle de la première visite de l’auteur·e au Gilgit-Baltistan.
Mes sources préférées pour la qualité des photos sont Shor F (1953A10), Clark J (1957A11) et Mons B (1958A15).
⇪ ✓ Ouvrages et articles dont je recommande la lecture ❤️
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⇪ ✓ Ouvrages qu’on pourrait ne pas lire 😣
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- B2 · d6hp · [1958] Banik, AE & R Taylor (1960, réédition 2010). Hunza Land : The Fabulous Health and Youth Wonderland of The World. Long Beach CA : Kessinger Legacy reprints. ➡ Renée Taylor est cosignataire de cet ouvrage alors qu’elle n’aurait participé qu’à sa relecture.
- B3 · dc37 · [1961] Taylor, R & MJ Nobbs (1962). Hunza : the Himalayan Shangri-la. El Monte CA : Whitehorn.
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- B5 · z5y2 · [1961] Hoffman, JM (1968, réédition 1985). Hunza : 15 Secrets of the World’s Healthiest and Oldest Living People. Valley Center CA : Professional Press Publishing Association.
- B6 · yci3 · [1961] Taylor, R (1969). The Hunza-Yoga Way to Health and Longer Life. Constellation International. Réception attendue.
- B7 · nzyo · [-] Godefroy, CH (1984). Les secrets de santé des Hunzas. La Ferrière sur Risle : Godefroy.
⇪ ✓ Ouvrages que je n’ai pas pu acheter 😢
C1 · qkik · [?] von Unruh, I (1955). Traumland HUNZA Erlebnisbericht Von Einer Asienreise. Verladsgenossenschaft Der Waerland – Bewegung.C2 · 4sl5 · [?] Stephens, IM (1955). The Horned Moon : An account of a journey through Pakistan, Kashmir, and Afghanistan. Bloomington IN : Indiana University Press.
⇪ ▷ Liens
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- N2 · sf1l · Gilgit-Baltistan – Wikipedia
- N3 · 0ue2 · Karakoram – Wikipedia
- N4 · jxfe · Shangri-La – Wikipedia
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- N6 · zkgu · Mir Muhammad Jamal Khan
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- N129 · gwh8 · At the knot of past empires : Zood Khun, a Wakhi village in the high northern mountains of Pakistan
Article créé le 18/10/2019 - modifié le 26/02/2022 à 11h21