Le terme « gymnastique involontaire » est un oxymoreN1, car à première vue il n’y a rien de plus volontaire que la gymnastique ! Toutefois, dans son sens le plus général : art d’exercer, de fortifier et de développer le corps par un certain nombre d’exercices physiques appropriés (TLFN2), la culture physique comporte une part d’involontaire qui, de par sa nature, résiste à toute justification.
Nous apprenons des techniques de manière volontaire, par exemple faire du ski ou conduire une automobile, mais au cours de l’apprentissage ces séquences gestuelles s’inscrivent comme autant de réflexes pris en charge par notre système moteur extrapyramidalN3 — voir mon article Apprendre par inadvertance.
Complexe et méconnu — sinon par ses dysfonctionnements — le système moteur extrapyramidal répond à nos besoins physiologiques en induisant des réactions à notre environnement. Nous désignons ces mécanismes comme « semi-involontaires » (les physiologues préfèrent « semi-volontaires ») car ils préservent notre faculté de reprendre le contrôle, ce qui n’est pas le cas de processus comme les battements du cœur ou la digestion des aliments.
Exemple, lorsque nous éternuons : l’acte est « involontaire » mais il reste possible, jusqu’à un certain point, de l’empêcher, de le retarder ou de le modifier.
J’appelle gymnastique involontaire l’art de combiner des apprentissages programmés avec toute forme d’éveil de l’activité spontanée de notre organisme. Cette association des approches rend l’apprentissage plus accessible, efficace et respectueux du corps.
Sommaire
⇪ Le katsugen undō
Une pratique exploratoire de « l’involontaire » appelée katsugen undō a été promue au Japon par Haruchika NoguchiN4 dans le cadre du seitaiN5 et importée en Europe par Itsuo TsudaN6 (voir bibliographieN7). Elle est décrite et commentée par Andréine Bel dans Le Corps accordé (2014N8, p. 15). Nous l’avons découverte en 1971 avec Itsuo Tsuda.
L’auteur utilisait le terme « mouvement régénérateur » dans ses ouvrages, terme ambigu car il risque de sous-entendre un but thérapeutique. Yuusuke Noguchi, fils de Haruchika Noguchi, en parlait ainsi (2014N8, p. 458) :
[C’est] une sorte d’éducation physique utilisant le mouvement involontaire. Ainsi, vous devriez le considérer comme un moyen pour restaurer la résilience du corps. Ce n’est sûrement pas une forme de « mystique orientale ». Il n’y a vraiment rien d’extraordinaire à propos du Katsugen Undō. C’est simplement la manifestation d’un travail interne que les êtres humains possèdent à l’origine.
Il s’agit, en bref, de laisser le corps se mettre en mouvement, selon ses besoins, par ce que Tsuda appelait une « suspension momentanée du système volontaire ». La difficulté de l’exercice réside dans une appréhension du « lâcher-prise » qui peut être fortement inhibitrice chez un adulte « éduqué ». Toute culture humaine tolère un répertoire d’actes semi-involontaires conformes à la bienséance, hors duquel leur manifestation incontrôlée fait l’objet de répression — « Arrête de te balancer sur ta chaise ! » — quand elle n’est pas pointée du doigt comme dangereuse. Il est donc rare que cette « manifestation d’un travail interne que les êtres humains possèdent à l’origine » se déploie pleinement, d’où l’intérêt de situer la pratique du katsugen undō dans un environnement sécurisant.
L’exercice pourrait à première vue s’apparenter à la transe, sauf qu’il n’induit aucune modification de l’état de conscience. Il se distingue aussi du défoulement, qui n’a pas le côté « régénérateur » du katsugen undō.
On le pratique seul ou accompagné. Dans ce dernier cas, le positionnement non-interventionniste de l’accompagnement est essentiel. Cet accompagnement fait défaut dans de nombreux groupes que nous avons visités ces dernières années. On ne peut que déplorer l’absence d’une observation vigilante et critique de cette pratique.
⇪ Les éveils
L’éveil des muscles et l’éveil des sensations sont le fruit du travail des ateliers de danse-recherche et de danse forum présentés sur le site Le TiltN9 et dans l’ouvrage Le Corps accordé (2014N8, p. 344 et suivantes). Ils font appel au spontané avec une part de volontaire mis à disposition des besoins du corps. Ils sont, à mon avis, plus abordables que le katsugen undō. On peut les pratiquer sans s’exposer au regard d’un « accompagnant ».
L’éveil des musclesN11 est la prolongation de mouvements spontanés tels que ceux dont on fait l’expérience au sortir d’un sommeil réparateur. On aurait tendance à y voir de simples étirements préparant le lever dans les secondes qui suivent. Or ce processus peut être prolongé en durée et en intensité — les danseurs font l’expérience d’une bonne heure de pratique. Les chaînes musculaires s’activent l’une après l’autre, notamment des muscles profonds sollicités prioritairement par le système moteur extrapyramidalN3.
Cette coopération établit une « passerelle » entre les systèmes volontaire et involontaire ; c’est un plus, en comparaison avec le katsugen undō. Il est aussi envisageable de pousser au maximum l’effort et la durée de certains mouvements, ce qui revient à enchaîner sur un entraînement fractionné de haute intensitéN12.
Il peut advenir que le katsugen undō se déclenche pendant l’éveil des muscles, si le corps en ressent le besoin. Réciproquement, l’éveil des muscles se substitue parfois au katsugen undō dans le déroulement d’une séance. On observe une porosité entre ces deux pratiques, mais il est important de garder conscience de ce qu’on est en train de faire…
L’éveil des sensationsN13 est un échauffement, au même titre que l’éveil des musclesN11, sauf que l’attention est portée sur la sensation globale du corps plutôt que sur un muscle ou une chaîne musculaire en particulier. On peut passer d’un exercice à l’autre : éveil des muscles ou des sensations.
Il s’agit ici de sensations internes, à ne pas confondre avec le « ressenti » qui en est une interprétation, une projection dans l’imaginaire. Cette écoute « non-jugeante » est rendue possible par l’évaluation des paramètres des sensations et des besoins qu’elles signalent (Le Corps accordé, 2014N8, p. 60–66).
Le danseur Leonardo CentiN14, qui a fortement contribué à la découverte de l’éveil des muscles et des sensations, en a fait un pivot de son échauffement en danse et une source de créativité — voir par exemple son improvisation avec Emma Gustafsson : Un Je Ne Sais QuoiN15.
En résumé, ce travail à la lisière entre volontaire et involontaire est fondamental pour aborder la correction posturale ou un apprentissage technique (danse, musique, sport, marche…) dans les meilleures conditions. Il est donc important de lui accorder une place en complément de l’exercice d'endurance et de l’entraînement fractionné de haute intensité. Les éveils des muscles et des sensations sont par ailleurs des exercices bénéfiques pour une amélioration du sommeil.
⇪ De la sensation à la technique
L’approche semi-involontaire dont nous parlons ici ne peut pas se dissocier de l’écoute des sensations. Certains animaux domestiques en font une démonstration stupéfiante — voir les vidéos de chats !
Au sujet de la marche :
Apprise vers un an, la marche devient involontaire, mais tout au long de la vie, on peut réapprendre à marcher, découvrir la « marche portante » (N16) (cf. JA Lachant, La marche qui soigne, 2013N17) dans un va-et-vient entre conscient et inconscient. La prise de conscience des quatre niveaux où s’exerce la marche (pieds, hanches, épaules et yeux) retourne à l’involontaire. La posture se rééquilibre et améliore, de ce fait, la santé.
Mais la marche peut aussi se réapprendre directement par l’involontaire et le spontané, c’est l’éveil des marches (…) Les muscles guident la posture et le déroulé du mouvement selon les besoins de l’organisme. Autoriser les genoux ou les pieds en dedans, les vrilles ou courbures de la colonne, les pivots du bassin…, aussi curieux que cela puisse paraître, réconcilie l’organisme avec son histoire, du seul fait de leur pertinence immanente. La marche, dans ce cas de figure, résulte de la perception des besoins internes et de la réponse adéquate qui leur est apportée.
Andréine Bel, Le Corps accordé (2014N8, p. 201)
Au cours de son apprentissage du kathakN19 sous la direction de Pandit Birju MaharajN20, Andréine a travaillé tout particulièrement sur le positionnement du bassin dans les mouvements de cette danse qui s’inspire des gestes de la vie quotidienne. Ce positionnement est aussi une des clés de la marche portanteN17 — voir mon article La marche est un art.
Birju Maharaj était un pédagogue exceptionnel qui invitait ses élèves à observer les sensations associées aux mouvements justes. Cette exploration de « l’univers des sensations » est pleinement en accord avec celle du seitaiN5 que nous avions découverte en 1971 auprès d’Itsuo TsudaN6, et qui constitue la base de ce qu’Andréine a développé dans sa pratique du yukidōN21.
⇪ Transmission
Les pratiques présentées brièvement dans cet article — mouvement régénérateur, éveil des muscles et des sensations, pratique du soin basée sur l’écoute des sensations etc. — sont enseignées dans le cadre de week-ends d’initiation et d’un cursus de formation au yukidō animé par ma compagne Andréine Bel ainsi que dans nos stages Santé-Découverte.
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- N1 · fpv5 · Oxymore – Wikipedia
- N2 · d4g4 · TLFi – Le Trésor de la Langue Française informatisé
- N3 · pp3c · Système moteur extrapyramidal – Wikipedia
- N4 · swze · Haruchika Noguchi – Wikipedia
- N5 · vwym · Seitai – Wikipedia
- N6 · 9d3z · Itsuo Tsuda – Wikipedia
- N7 · 6e8e · Bibliographie Itsuo Tsuda
- N8 · bphq · Le Corps accordé, 2014. Le Corps accordé, 2014. Le Corps accordé – ouvrage
- N9 · 4gip · Ateliers coopératifs de recherche, improvisation et création artistique – Le Tilt
- N10 · mcc1 · Vidéo “Baby Sender Waking Up”
- N11 · 30n1 · Fiche technique “L’éveil des muscles” – PDF
- N12 · w6ci · Entraînement fractionné de haute intensité – HIIT – Wikipedia
- N13 · 4jnu · Fiche technique “L’éveil des sensations” – PDF
- N14 · 63c4 · Biographie Leonardo Centi
- N15 · aobo · Improvisation chorégraphique, musicale et vidéographique “Un Je Ne Sais Quoi”
- N16 · l5bw · Page ➡ lebonheurestpossible.org/la-marche-est-un-art/
- N17 · 45y8 · La marche qui soigne (Jacques-Alain Lachant, 2013). Payot.
- N19 · r5wh · Kathak – Wikipedia
- N20 · r88m · Birju Maharaj – Wikipedia
- N21 · f4s8 · Yukido – soins et santé
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Article créé le 21/08/2015 - modifié le 2/12/2023 à 14h52