Entretien de Chris Masterjohn avec Gordon Guyatt, fondateur de la médecine fondée sur les preuves
Résumé
👉 Adapté d’un résumé exécutif rédigé par NotebookLM
Ce document de synthèse analyse les principes fondamentaux, les nuances et les défis de la médecine fondée sur les preuves (EBM), tels qu’exposés par le professeur Gordon Guyatt, l’un de ses pères fondateurs. L’EBM repose sur trois piliers essentiels : une hiérarchie reconnaissant que certaines preuves sont plus fiables que d’autres, la nécessité de fonder les décisions sur la totalité des meilleures preuves disponibles plutôt que sur une seule étude, et le principe fondamental selon lequel les preuves seules ne dictent jamais une décision. Celles-ci doivent être intégrées dans le contexte des valeurs et des préférences du patient, un aspect crucial de l’EBM qui reste souvent sous-estimé.
Le professeur Guyatt critique vivement la « pyramide des preuves », un mème populaire qu’il juge « complètement erroné » car il confond de manière inappropriée les devis d’études, les méthodes d’agrégation des données et les guides de pratique clinique. Il propose à la place une approche plus rigoureuse reposant sur trois hiérarchies distinctes : une pour les études primaires, une pour le niveau de traitement des données (comme les revues systématiques) et une pour guider les cliniciens (où les lignes directrices de qualité sont au sommet).
Au sommet théorique de la hiérarchie des preuves pour un individu se trouvent les essais N = 1, qui évaluent l’effet d’un traitement sur un patient unique. Le professeur Guyatt les considère comme l’idéal, car « les preuves concernant des groupes de personnes ne peuvent informer que sur des groupes de personnes ». Cependant, il qualifie cette approche de sa « meilleure idée complètement ratée » en raison de sa complexité logistique et du manque de temps des cliniciens, ce qui a conduit à son échec pratique généralisé.
Enfin, le document explore les nuances de l’EBM, notamment le rôle du raisonnement physiologique, qui est essentiel pour interpréter les preuves indirectes mais reste inférieur aux données empiriques. Il aborde également le scepticisme à l’égard des études observationnelles pour évaluer les effets des traitements, les critiques concernant l’influence de l’industrie pharmaceutique et l’erreur que constitue une focalisation excessive sur les critères d’évaluation primaires au détriment d’une vision globale des résultats importants pour le patient.
1. Les fondements de la médecine fondée sur les preuves (EBM)
1.1. La pratique médicale avant l’EBM
Avant l’avènement de la médecine fondée sur les preuves, les décisions cliniques reposaient principalement sur trois bases jugées aujourd’hui comme potentiellement erronées :
- L’expérience clinique personnelle : Les médecins tiraient des conclusions sur l’efficacité des traitements à partir de leurs propres observations. Cette approche est considérée comme très sujette aux biais.
- Le raisonnement physiologique : Les décisions étaient basées sur la compréhension des mécanismes biologiques sous-jacents. Le professeur Guyatt souligne que les essais randomisés ont par la suite démontré que ce raisonnement était souvent « désastreusement faux ».
- L’appel aux experts : Les cliniciens se référaient à leurs collègues plus expérimentés ou à des experts reconnus, qui eux-mêmes basaient leurs recommandations sur leur expérience clinique et leur compréhension de la physiologie.
Selon Gordon Guyatt, l’ensemble des acteurs de ce système, y compris les experts, ignoraient largement les méthodes que nous considérons aujourd’hui comme essentielles pour juger de la validité des preuves.
1.2. Les trois piliers de l’EBM
En opposition à l’ancienne approche, l’EBM repose sur trois principes fondamentaux :
- Une hiérarchie des preuves : L’EBM établit que toutes les preuves ne sont pas égales. Certaines sources d’information sont intrinsèquement plus crédibles et fiables que d’autres. Cette hiérarchie place les essais randomisés bien conduits au-dessus de l’expérience personnelle et du raisonnement physiologique pour les questions de thérapie.
- La synthèse des meilleures preuves : Une décision clinique ne doit jamais être basée sur une seule étude, même s’il s’agit d’un essai randomisé de haute qualité. Les études peuvent donner des résultats différents pour diverses raisons. Il est donc impératif de s’appuyer sur un « résumé accumulé des meilleures preuves » pour obtenir une image complète et fiable.
- L’intégration des valeurs du patient : C’est un principe fondamental souvent mal compris. Le professeur Guyatt insiste sur le fait que « les preuves en elles-mêmes ne vous disent jamais quoi faire ». Les preuves peuvent éclairer les avantages et les inconvénients des différentes options, mais la décision finale doit intégrer la valeur que le patient accorde à ces différents résultats. Cet aspect, absent des publications initiales de 1992, est devenu un principe central de l’EBM depuis 2000, bien qu’il reste « sous-apprécié ».
2. Démystifier la hiérarchie des preuves
2.1. Critique de la « pyramide des preuves » traditionnelle
Le professeur Guyatt qualifie la pyramide des preuves, largement diffusée (y compris sur Wikipédia), de « complètement erronée » et « totalement confuse ». Selon lui, sa principale erreur est de fusionner sur une même échelle des concepts qui devraient être séparés :
- Les types d’étude : Essais randomisés, études de cohorte, études cas-témoins, etc.
- Les méthodes d’agrégation : Revues systématiques et méta-analyses, qui sont des moyens de synthétiser les études primaires.
- Les documents de recommandation : Les lignes directrices de pratique clinique, qui constituent un « animal tout à fait différent » visant à guider les cliniciens.
Il souligne qu’une revue systématique d’études de faible qualité (par exemple, des séries de cas) produira des preuves de faible qualité, démontrant ainsi que la position des revues systématiques au sommet de la pyramide est fondamentalement trompeuse.
2.2. Une approche structurée en trois hiérarchies distinctes
Pour clarifier la situation, le professeur Guyatt propose de penser en termes de trois hiérarchies distinctes et complémentaires :
| Hiérarchie | Description | Exemples |
| Études primaires | Classement des devis d’études selon la question posée (thérapie, pronostic, diagnostic). Chaque type de question a sa propre hiérarchie. | Pour la thérapie, les essais randomisés sont au sommet. Pour le pronostic, les études de cohorte sont plus appropriées. |
| Niveau de traitement | Méthodes utilisées pour agréger les preuves issues des études primaires. | Une revue systématique peut porter sur des essais randomisés (haut niveau de preuve pour la thérapie) ou sur des études observationnelles (niveau de preuve plus faible). |
| Destination pour les cliniciens | Outils les plus efficaces pour obtenir des réponses pratiques et guider la pratique clinique. | Les lignes directrices cliniques de haute qualité se situent au sommet de cette hiérarchie en raison de leur efficacité. |
3. Les essais N = 1 : le sommet théorique de la preuve
3.1. Le principe fondamental
Le professeur Guyatt positionne les essais N = 1 (essais randomisés sur un seul patient) au sommet absolu de la hiérarchie des preuves pour les décisions individuelles. Le principe est d’évaluer l’effet d’une intervention directement sur le patient concerné, en alternant de manière randomisée et en aveugle des périodes avec et sans traitement, tout en mesurant quantitativement les résultats.
« Les preuves concernant des groupes de personnes ne peuvent informer que sur des groupes de personnes… le mieux serait de découvrir l’effet du traitement chez ce patient précis. Et c’est ce que font les essais N = 1. »
Cette approche permet de surmonter la limitation fondamentale des essais sur de grands groupes, dont les résultats moyens peuvent ne pas s’appliquer à un individu donné en raison de la variabilité humaine.
3.2. L’échec pratique d’une idée prometteuse
Malgré son potentiel théorique, le professeur Guyatt considère les essais N = 1 comme sa « meilleure idée complètement ratée ». Inspirés de la psychologie, lui et son équipe ont mis en place un service dédié aux essais N = 1 qui a mené environ 75 essais avant que les demandes de consultation ne se tarissent. De nombreuses autres tentatives de mise en place de services similaires à travers le monde ont connu le même sort.
3.3. Les raisons de l’échec et la pertinence continue
La principale raison de cet échec est d’ordre pratique : c’est « trop de tracas ». Les cliniciens, qui déclarent universellement manquer de temps avec leurs patients, ne peuvent pas assumer la charge logistique et le temps supplémentaires requis pour organiser et superviser un essai N = 1.
Cependant, Guyatt maintient que ces essais ont une utilité certaine dans des cas sporadiques et ne les retirerait pas de la hiérarchie. Il cite l’exemple d’essais N = 1 qui ont démontré que les douleurs musculaires de certains patients n’étaient pas causées par les statines, leur permettant ainsi de continuer un traitement vital [?].
4. Nuances et défis de l’application de l’EBM
4.1. Le rôle du raisonnement physiologique
Le raisonnement physiologique n’est pas rejeté par l’EBM, mais son rôle est redéfini. Il devient crucial en présence de « preuves indirectes », c’est-à-dire lorsqu’il faut décider d’appliquer les résultats d’une étude à une situation différente. Exemples :
- Appliquer les résultats d’essais sur des adultes à des enfants.
- Extrapoler les résultats d’essais sur des personnes plus jeunes à des patients très âgés (>90 ans).
- Généraliser des résultats obtenus sur une population majoritairement blanche à des personnes d’origines ethniques différentes.
- Évaluer la pertinence de résultats à court terme pour une décision à long terme.
Dans ces cas, la compréhension de la physiologie aide à évaluer la probabilité que les résultats soient transposables. Cependant, le professeur Guyatt reste beaucoup plus enclin à faire confiance aux données empiriques, même de moindre qualité, qu’au seul raisonnement physiologique, qui s’est avéré « erroné de si nombreuses fois ».
4.2. Les limites des études observationnelles
La principale faiblesse des études observationnelles est leur vulnérabilité au « biais de confusion résiduel » : les facteurs non mesurés ou mal mesurés qui peuvent fausser les résultats. Bien qu’utiles pour identifier des effets indésirables rares et graves, elles sont considérées comme une source de preuve de faible qualité pour évaluer l’efficacité des interventions par rapport aux essais randomisés.
4.3. L’approche GRADE et ses évolutions
Le système GRADE est une méthode de notation de la qualité des preuves. Le professeur Guyatt exprime une préférence pour l’approche « Core GRADE », qui stipule que les essais randomisés commencent avec une qualité de preuve élevée et les études observationnelles avec une qualité faible. Ces dernières peuvent être revalorisées si elles démontrent des effets de très grande ampleur. Il se montre sceptique face aux approches plus récentes (comme ROBINS‑I) qui, selon lui, compliquent inutilement le processus.
4.4. L’EBM face aux influences externes (“hijacking”)
Face à la critique selon laquelle l’EBM a été « détournée » par l’industrie pharmaceutique, la réponse de Guyatt est nuancée :
- Oui, l’industrie contrôle ce qui est étudié. Les grandes entreprises financent et mènent les essais, orientant la recherche vers leurs produits.
- Non, elle ne devrait pas contrôler l’interprétation. Il conseille aux cliniciens de ne pas lire l’introduction ou la discussion des articles publiés par l’industrie, où se trouve le « spin », mais de se tourner vers des lignes directrices indépendantes et de haute qualité, rédigées par des experts sans conflits d’intérêts financiers.
4.5. La tyrannie des critères d’évaluation primaires
Le professeur Guyatt considère que la focalisation intense des grandes revues médicales sur un seul critère d’évaluation primaire est une « profonde erreur ». Les patients se soucient généralement de multiples résultats (efficacité, effets secondaires, qualité de vie, etc.). Une évaluation adéquate nécessite une présentation équilibrée de tous les résultats importants pour le patient, et non une fixation sur un seul critère choisi en partie pour des raisons statistiques (calcul de la taille de l’échantillon).
Article créé le 21/12/2025 - modifié le 22/12/2025 à 06h21 • 26 visites
