Risques

Consommation d’aliments bio et risque de cancer…

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Comment NutriNet-Santé tente de bâtir un récit fiction­nel sous couvert de science approxi­ma­tive.

🔵 Article de Laurent Buhler, diététicien-nutritionniste, repro­duit avec la permis­sion de l’au­teur, 29/10/2018.

Sommaire

Introduction

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⚪️ Impossible d’y échap­per, l’étude NutriNet-SantéN1 consa­crée à l’effet d’une alimen­ta­tion bio sur le risque de cancer est partout, parta­gée par les réseaux sociaux, reprise dans les maga­zines et à la radio, vue à la télé. Si l’on en croit le résul­tat annoncé par les auteurs, « une fréquence élevée de consom­ma­tion de produits bio est asso­ciée à une réduc­tion du risque de cancer » [1]. Un chiffre de 25 % de réduc­tion est même avancé, ce qui ferait du bio une approche extrê­me­ment effi­cace dans la préven­tion. Face à une telle promesse, on se dit que l’étude doit être sacré­ment robuste et qu’elle s’appuie sur un proto­cole solide. Pour en avoir le cœur net, il faut descendre dans les profon­deurs de cette vaste étude qui a mobi­lisé plus d’une dizaine de chercheurs.

Avant d’attaquer l’analyse, il convient de préci­ser que le texte qui suit n’apporte pas d’élément « en faveur du bio » ou « contre le bio ». L’intention est simple­ment d’étudier si le résul­tat annoncé repose sur une approche scien­ti­fique de qualité.

Par ailleurs, tous les argu­ments présen­tés ici sont véri­fiables et acces­sibles via les réfé­rences données en fin d’article.

Type d’étude

L’étude NutriNet-Santé consa­crée à l’association entre consom­ma­tion d’aliments bio et risque de cancer est ce qu’on appelle dans le jargon une étude « d’ob­ser­va­tion » (ou étude de cohorte). On prend de l’exis­tant (ou ce qu’on croit être de l’exis­tant) et on observe ce qui se passe.

À l’op­posé, on a les études dites « cliniques » ou « d’in­ter­ven­tion » où, comme le nom l’in­dique, on consti­tue un échan­tillon auquel on applique une inter­ven­tion contre placebo. Ce type d’étude est malheu­reu­se­ment très compli­qué à réali­ser en nutri­tion même si une compa­rai­son bio versus conven­tion­nel s’y prête plutôt bien.

Échantillon

Parmi les premières étapes de la conduite d’une étude, quel que soit son type, on trouve le recru­te­ment des parti­ci­pants. Idéalement, on essaie d’obtenir un échan­tillon corres­pon­dant au champ d’application visé par l’étude. Par exemple, si l’étude vise la popu­la­tion fran­çaise, il est préfé­rable que l’échan­tillon étudié incor­pore des propor­tions repré­sen­ta­tives de femmes, d’hommes, d’ac­tifs, de cadres, d’ou­vriers, de bien-portants, de femme méno­pau­sées ou en âge de procréer, etc.

Si l’échan­tillon est parti­cu­lier (par exemple essen­tiel­le­ment composé de femmes), son champ d’ap­pli­ca­tion est restreint à la popu­la­tion étudiée.

Dans l’étude NutriNet-Santé sur le bio, l’échantillon est compo­sée à 78 % de femmes, à 65 % de personnes ayant un diplôme secon­daire, à 24 % de caté­go­ries socio-professionnelles supé­rieures. L’IMC moyen est à 2 points en dessous de la moyenne natio­nale (23,7 vs 25,7) [2]. L’échantillon semble donc légè­re­ment diffé­rent de la popu­la­tion fran­çaise, à moins que les parti­ci­pants aient pris quelques liber­tés avec la réalité de leurs diplômes, de leur poids ou de leur sexe.

Collecte des données nutritionnelles

Autre étape extrê­me­ment impor­tante dans la réali­sa­tion d’une étude : la collecte des données. Pour évaluer l’impact d’un mode alimen­taire en terme de santé, il appa­raît primor­dial de s’assurer que les données recueillies sont fiables. Exemple trivial : si on croit mesu­rer l’effet d’une consom­ma­tion régu­lière d’oranges sur un échan­tillon qui mange en réalité des pommes, la conclu­sion de l’étude sera, par défi­ni­tion, erronée.

Comment les données sont-elles collec­tées dans l’étude NutriNet-Santé ?

Concernant les données de base, voici divers éléments donnés par le texte de l’étude :

« Au démar­rage, des données ont été collec­tées concer­nant l’âge, le sexe, le niveau d’éducation, le statut fami­lial, le revenu mensuel par membre du foyer, le nombre d’enfants et le statut tabacologique. »

« Des ques­tion­naires anthro­po­mé­triques ont fourni des données sur la taille et le poids. »

« Des ques­tion­naires spéci­fiques ont évalué l’usage de complé­ments alimen­taires (oui ou non) et l’exposition au soleil (“vous êtes vous régu­liè­re­ment expo­sés au soleil à l’âge adulte ?” – oui ou non). »

Jusqu’ici, rien à dire. Il faut atteindre la partie concer­nant les données alimen­taires pour entrer dans le vif du sujet. Concernant l’alimentation en géné­ral, voici comment ça se passe :

« Lors du recru­te­ment, la prise alimen­taire a été évalué en utili­sant trois enre­gis­tre­ments sur 24 heures, distri­bués aléa­toi­re­ment sur une période de 2 semaines, incluant 2 jours de semaine et 1 jour de week-end, selon une méthode vali­dée. Les parti­ci­pants ont enre­gis­tré tous les aliments et toutes les bois­sons consom­més en toutes occa­sions. Les tailles des portions ont été esti­mées en utili­sant des photos issues d’un cata­logue d’images préa­la­ble­ment validé ou direc­te­ment saisies en grammes, volume, ou unités ache­tées.
La prise d’alcool a été calcu­lée en utili­sant l’enregistrement sur 24 heures ou selon un ques­tion­naire de fréquence pour ceux iden­ti­fiés comme absti­nents pendant les 3 jours d’enregistrement sur 24 heures.
De même, la consom­ma­tion hebdo­ma­daire de fruits de mer a été évaluée par un ques­tion­naire spéci­fique de fréquence.
La consom­ma­tion alimen­taire quoti­dienne moyenne a été calcu­lée à partir des trois enre­gis­tre­ments de 24 heures réali­sés au démar­rage et pondé­rée selon le type de jour (jour de semaine ou jour de week-end).
La prise de nutri­ments a été déri­vée des prises alimen­taires indi­vi­duelles selon les enre­gis­tre­ments sur 24 heures puis calcu­lée en utili­sant la table de compo­si­tion alimen­taire Nutrinet-Santé. »

Apparemment, le recueil des données suit une méthode « vali­dée » qui est censée en assu­rer la fiabi­lité. La réfé­rence qui figure dans le texte renvoie à l’étude de vali­da­tion de la méthode. Avant de pour­suivre, il est inté­res­sant d’ouvrir une paren­thèse concer­nant cette étude de validation.

Méthode validée

Il faut bien se mettre d’accord sur ce qu’on entend par « méthode vali­dée ». Si on épluche l’étude réfé­ren­cée pour ce terme [3], on découvre que « méthode vali­dée » signi­fie que, si on a correc­te­ment et exhaus­ti­ve­ment rempli le ques­tion­naire (et ce préam­bule est d’une impor­tance capi­tale), on obtient un bilan urinaire des 24 heures qui corres­pond effec­ti­ve­ment à l’enregistrement alimen­taire pour 3 biomar­queurs, l’azote (en tant qu’indicateur de l’apport protéique), le sodium et le potas­sium (chez une popu­la­tion n’ayant aucune patho­lo­gie impac­tant les sphères diges­tives ou rénales).

La procé­dure de vali­da­tion, décrite dans l’étude réfé­ren­cée, est extrê­me­ment fasti­dieuse. Il faut remplir 3 ques­tion­naires alimen­taires de façon détaillée et complète et, sur 2 jours corres­pon­dant à 2 des 3 jours consa­crés aux ques­tion­naires, il faut collec­ter ses urines de 24 heures selon un proto­cole bien précis.

Le recru­te­ment de l’étude de vali­da­tion a donc fait appel à des volon­taires parti­cu­liè­re­ment déter­mi­nés. Or on constate que même chez ces volon­taires déter­mi­nés, 10 % des bilans urinaires sont inex­ploi­tables, soit en raison d’un recueil incom­plet des urines, soit par inadé­qua­tion avec le ques­tion­naire alimen­taire. Dit autre­ment, cela signi­fie que, même chez des parti­ci­pants très assi­dus, 1 ques­tion­naire sur 10 ne peut pas être validé.

Soit, mais sur les ques­tion­naire vali­dés, obtient-on une bonne corres­pon­dance entre apports alimen­taires décla­rés et marqueurs urinaires ? Pour le sodium et le potas­sium, c’est assez satis­fai­sant mais pour l’azote (i.e. les protéines), les apports sont sous-estimés d’environ 14 %, tant chez les hommes que chez les femmes.

Pour autant, les auteurs consi­dèrent qu’il existe une bonne corré­la­tion entre les enre­gis­tre­ments alimen­taires et les résul­tats de bilans urinaires, c’est à dire que les consom­ma­tions saisies sont assez fidèles à ce qu’on retrouve dans les urines (sans préci­ser toute­fois comment l’écart des apports protéiques est corrigé). À un petit détail près toute­fois, car selon les cher­cheurs, « les coef­fi­cients [de corré­la­tion] sont plus faibles chez les femmes que chez les hommes, ce qui indique une vali­dité intrin­sèque infé­rieure de l’outil chez les femmes par rapport aux hommes ». Les ques­tion­naires admi­nis­trés aux femmes sont donc moins fiables. C’est un peu dommage car comme nous l’avons vu plus haut, l’échantillon est composé à 78 % de femmes. En clair, l’étude a été en grande partie réali­sée sur des ques­tion­naires dont les réponses sont moins fiables.

Il faut enfin rappe­ler que la vali­dité du ques­tion­naire alimen­taire dépend de l’exactitude et de l’exhaustivité de ce qui a été saisi. On vient de voir que chez des parti­ci­pants assi­dus qui se savent contrô­lés par un bilan urinaire, envi­ron 10 % des cas n’ont pas pu être vali­dés. On peut donc s’interroger sur la fiabi­lité de ques­tion­naires remplis par des parti­ci­pants peut-être moins rigou­reux et sans contrôle a poste­riori. Car rien ne garan­tit que les ques­tion­naires soient correc­te­ment rensei­gnés en dehors du cadre expé­ri­men­tal de l’étude de vali­da­tion. D’ailleurs de l’aveu même de l’équipe NutriNet-Santé, le passage de ques­tion­naires « papiers » remplis par des enquê­teurs qui s’entretiennent avec les parti­ci­pants, à des formu­laires saisis direc­te­ment sur inter­net soulève certaines inter­ro­ga­tions. En effet, bien que la part des macro­nu­tri­ments demeure cohé­rente, les apports de fruits et légumes, fibres, produits de la mer, vita­mines sont majo­rés lorsque décla­rés via le web alors que dans le même temps les consom­ma­tions de viande, de fécu­lents, de soda et d’alcool (pour les hommes) appa­raissent réduites [4]. On retrouve peut-être ici un biais de rensei­gne­ment bien connu en épidé­mio­lo­gie nutri­tion­nelle qui consiste à sur-déclarer les aliments ayant une conno­ta­tion sociale favo­rable et vice-versa [5].

Ultime note trou­blante sur cette étude de vali­dité : les auteurs déclarent qu’un apport éner­gé­tique infé­rieur à 500 kcal/jour chez les femmes et 800 kcal/jour chez les hommes a été consi­déré comme invrai­sem­blable et exclu des calculs. Par corol­laire, cela signi­fie que des femmes décla­rant un apport de l’ordre de 600 kcal/jour ou des hommes décla­rant un apport de 900 kcal/jour ont pu être inclus dans l’étude. Cela donne une idée des écarts poten­tiels entre consom­ma­tions réelles et consom­ma­tions déclarées.

Au total, rien que sur les données alimen­taires de base, on se trouve déjà en présence de 4 biais cumu­lés : 10 % des données impos­sibles à vali­der, 14 % de sous-estimation de la prise protéique (qu’en est-il pour les glucides et les lipides?), moindre fiabi­lité des réponses fémi­nines, assi­duité réelle inconnue.

Consommation bio

De retour sur l’étude NutriNet-Santé, Le volet bio de l’enquête est-il plus satis­fai­sant ou réserve-t-il de nouvelles surprises ?

Voici le proto­cole de collecte des consom­ma­tion de produits bio, tel qu’il est présenté dans l’étude :

« Deux mois après le recru­te­ment, les volon­taires ont été solli­ci­tés pour four­nir des infor­ma­tions sur leur fréquence de consom­ma­tion de 16 produits cata­lo­gués “bio” (fruits ; légumes ; produits à base de soja ; produits laitiers ; viande et pois­son ; œufs ; céréales (utili­sées en tant que fécu­lents) et légu­mi­neuses ; pain et céréales ; farine ; huiles végé­tales et condi­ments ; plats prépa­rés ; café, thé et tisane ; vin ; biscuits, choco­lat, sucre et confi­ture ; autre aliments ; et complé­ment alimentaires). »

« Les fréquences de consom­ma­tion ont été décla­rées en utili­sant les 8 moda­li­tés suivantes : (1) la plupart du temps, (2) occa­sion­nel­le­ment, (3) jamais (“trop cher”), (4) jamais (“produit indis­po­nible”), (5) jamais (“je ne suis pas inté­ressé par les produits bio”), (6) jamais (“j’évite ce type de produits”), (7) jamais (“pour aucune raison parti­cu­lière”), et (8) “je ne sais pas”. »

« Pour chaque produit, nous avons alloué 2 points à “la plupart du temps” et 1 point à “occa­sion­nel­le­ment” (et 0 points dans les autres cas). Les 16 compo­sants ont été addi­tion­nés pour four­nir un “score bio” (de 0 à 32 points). »

Premier constat concer­nant ce ques­tion­naire bio, il n’existe pas de renvoi vers une éven­tuelle vali­da­tion du recueil de données. On n’a donc aucun moyen de savoir si ce ques­tion­naire est en mesure de donner une image fidèle des consom­ma­tions ou non. C’est encore pire que pour le ques­tion­naire général.

Une raison supplé­men­taire de douter de la fiabi­lité de ce ques­tion­naire est l’absence de pondé­ra­tion. Un exemple simple permet d’y voir plus clair.

Soit un indi­vidu A qui achète toutes ses pâtes, riz, lentilles en bio.
Soit un indi­vidu B qui achète ses thés et tisanes en bio.
Le score bio pour ces deux indi­vi­dus va être équi­valent : 2
Pourtant en terme d’exposition, le résul­tat va être très diffé­rent : envi­ron 60 g de matière sèche par portion de pâtes pour A, contre à peine quelques grammes de feuilles pour une tasse de thé chez B.

De même, la notion de fréquence reste floue dans ce ques­tion­naire car il est par exemple possible d’acheter son vin « la plupart du temps » en bio même si l’on ne consomme qu’une bouteille par mois. Là aussi, bien que le score de fréquence appa­raisse équi­valent, soit 2, l’exposition ne sera pas la même que pour quel­qu’un qui achète du pain bio tous les jours.

Enfin, ce ques­tion­naire présup­pose que tous les répon­dants parviennent à opérer une distinc­tion adéquate entre aliments bio et non-bio lors de la saisie des fréquences.

Il existe donc 3 biais poten­tiels supplé­men­taires qui viennent s’ajouter à ceux de la consom­ma­tion géné­rale : biais d’exposition, biais de fréquence, biais de classification.

Conclusion temporaire

On voit donc que dans cette collecte des données nutri­tion­nelles, on prend le risque d’accumuler des écarts par rapport à la réalité à chaque ques­tion­naire rempli. Pour se donner une idée de ce que ça repré­sente, quelques calculs simples :

- 68946 parti­ci­pants x 3 ques­tion­naires d’alimentation géné­rale x 4 biais possibles = 827352 risques d’approximation
- 68946 parti­ci­pants x 1 ques­tion­naires d’alimentation bio x 3 biais possibles = 206838 risques d’approximation
- soit au total 827352 + 206838 = 1034190 sources d’erreurs possibles dans la collecte des données nutri­tion­nelles (et encore, sans consi­dé­rer que les biais du ques­tion­naire d’alimentation géné­rale s’appliquent égale­ment aux ques­tion­naires bio).

Peut-être que le grand nombre d’observations collec­tées permet de cana­li­ser le risque d’erreurs, cepen­dant rien ne permet de l’affirmer avec certitude.

En fait – c’est le cœur du problème – ce qu’on mesure objec­ti­ve­ment à l’aide de ces ques­tion­naires, ce sont des décla­ra­tions mais pas des consom­ma­tions réelles. Une formu­la­tion honnête du résul­tat de l’étude, au moins sur ce point, serait « Déclarer fréquem­ment qu’on consomme bio est asso­cié à… », ce qui est diffé­rent de « Consommer fréquem­ment bio est asso­cié à… ». Cette simple nuance séman­tique permet de faire émer­ger l’aspect magique (ou fiction­nel) de cette étude : suffit-il de pronon­cer l’incantation « je mange bio » pour être protégé du cancer ?

Enfin, à défaut d’indication contraire dans le texte de l’étude, il semble que l’enquête de consom­ma­tion géné­rale et l’enquête bio n’aient été admi­nis­trées qu’une seule fois lors de l’inclusion des parti­ci­pants. Si cela est confirmé, il en résulte que les cher­cheurs ont consi­déré que les habi­tudes alimen­taires décla­rées au démar­rage sont restées figées pendant toute la durée de l’étude, c’est à dire en moyenne 4 ans et demi.

Collecte des données médicales

Sur ce point, la métho­do­lo­gie appa­raît tout à fait solide : 90 % des cas de cancer décla­rés ont été objec­ti­vés par un diag­nos­tic et l’ensemble des événe­ments médi­caux ont été obte­nus par croi­se­ment avec des registres de l’Assurance Maladie. C’est sur ce domaine que l’épidémiologie montre tout son inté­rêt : tenir des registres où chaque cas est validé par un diag­nos­tic médi­cal afin, par exemple, d’établir avec exac­ti­tude la préva­lence de diverses mala­dies en France.

Analyse statistique

Il s’agit de la partie la plus complexe de l’étude, il est donc diffi­cile de l’évaluer depuis un regard exté­rieur. Il reste cepen­dant possible de soule­ver un certain nombre de questions.

Lorsqu’on veut iden­ti­fier l’effet de diffé­rents degrés d’exposition (ici le « score bio ») sur l’apparition d’une entité patho­lo­gique (ici le « cancer »), il est souhai­table dans l’idéal que les groupes qui corres­pondent à ces diffé­rents degrés soient iden­tiques par ailleurs. Exemple trivial : si on veut évaluer l’effet du tabac sur le cancer du sein et que le groupe « petit fumeur » est composé de femmes alors que le groupe « gros fumeur » est composé d’hommes, le résul­tat ne sera pas valide.

Dans l’étude NutriNet-Santé, le niveau d’exposition (« score bio ») a été réparti sur 4 quar­tiles (groupes de parti­ci­pants) qui repré­sentent 4 degrés diffé­rents de « consom­ma­tion » de produits bio (de envi­ron 2 % de produits bio pour le 1er quar­tile à envi­ron 60 % de produits bio pour le 4e quar­tile). Les cher­cheurs, dans une démarche louable, ont passé en revue un certain nombre de facteurs pour déter­mi­ner si les diffé­rents quar­tiles étaient homo­gènes. Comme on l’a vu, si les quar­tiles sont homo­gènes (iden­tiques), il y a de bonnes chances pour que l’effet de l’exposition soit bien attri­buable à la variable obser­vée (le « score bio »).

Voici quelques-uns des facteurs pris en compte par les cher­cheurs et l’évaluation de leur homo­gé­néité inter-quartiles :

- âge => non-homogène
- sexe => non-homogène
- caté­go­rie socio-professionnelle => non-homogène
- niveau d’étude => non-homogène
- statut fami­lial => non-homogène
- niveau de reve­nus => non-homogène
- niveau d’activité physique => non-homogène
- statut taba­co­lo­gique => non-homogène
- consom­ma­tion d’alcool => non-homogène
- anté­cé­dents fami­liaux de cancer => non-homogène
- IMC => non-homogène
- taille => non-homogène
- apport éner­gé­tique => non-homogène
- adhé­rence au PNNS => non-homogène
- apports en fibres => non-homogène
- apports en viande trans­for­mée => non-homogène
- apports en viande rouge => non-homogène
- nombre d’enfants => non-homogène
- méno­pause => non-homogène
- trai­te­ment hormo­nal de substi­tu­tion de la méno­pause => homo­gène
- utili­sa­tion de contra­cep­tifs => non-homogène

Sur 21 facteurs contrô­lés, 20 ne sont pas iden­tiques parmi les quar­tiles et sont donc suscep­tibles d’avoir une influence sur le résul­tat de l’étude. Plus préci­sé­ment, les parti­ci­pantes et parti­ci­pants qui « consomment » le plus de produits bio, sont égale­ment celles et ceux qui, entre autres, ont le meilleur niveau d’éducation et de reve­nus, ont les jobs les plus « intel­lec­tuels » et indé­pen­dants, pratiquent le plus d’activité physique modé­rée, ont le plus arrêté de fumer, ont le meilleur IMC, consomment le plus de fruits et légumes, etc.

Donc on essaie dans cette étude de distin­guer l’effet propre d’une « consom­ma­tion » de produits bio sur des groupes qui sont très diffé­rents. Face à ce tableau, les cher­cheurs utilisent des logi­ciels de calculs qui permettent de résoudre des problé­ma­tiques déci­sion­nelles à plusieurs variable (analyses multi-variées, comme la tech­nique ANCOVA par exemple). Malheureusement, le para­mé­trage de ces logi­ciels a une énorme influence sur l’issue de l’analyse, au point de pouvoir abou­tir, pour un même set de données de départ, à des résul­tats oppo­sés [6].

Il faut égale­ment consi­dé­rer qu’il n’est pas possible de prendre en compte tous les facteurs de confu­sion et que des facteurs suscep­tibles d’avoir un impact n’ont pas été pris en compte dans la présente étude (comme par exemple l’utilisation de médicaments).

Ce « bruit » statis­tique résul­tant de l’action conjointe de plusieurs variables génèrent donc des constats étranges comme celui-ci, cité dans l’étude NutriNet-Santé : « la combi­nai­son d’une alimen­ta­tion de grande qualité et d’une haute fréquence de consom­ma­tion de produits bio n’apparaît pas asso­ciée à une réduc­tion du risque de cancer par rapport à la combi­nai­son d’une alimen­ta­tion de piètre qualité et d’une faible consom­ma­tion de produits bio ».

D’après cette phrase, une alimen­ta­tion équi­li­brée et bio ne protège pas plus du cancer que de la junk-food non bio.

Avant d’aborder la dernière étape de cette étude, on se rend compte au fil de cette analyse que les résul­tats que nous allons exami­ner sont le fruit d’une collecte de données floue à laquelle on applique un trai­te­ment statis­tique sujet à caution. La prudence sera de mise.

Résultats

Selon la conclu­sion mise en avant dans l’étude et reprise par tous les médias, « une plus haute fréquence de consom­ma­tion de produits bio est asso­ciée à un risque réduit de cancer ». Présenté comme tel, on l’impression que la consom­ma­tion de produits bio protège de tous les cancers. Cependant le critère « cancer » réalise en fait un agré­gat de diffé­rents types de cancer.

L’examen des cancers par site révèle un tableau légè­re­ment diffé­rent :
- cancer du sein (pour toutes les femmes) => pas de résul­tat signi­fi­ca­tif
- cancer du sein avant méno­pause => pas de résul­tat signi­fi­ca­tif
- cancer du sein après méno­pause => résul­tat signi­fi­ca­tif (un lien existe)
- cancer de la pros­tate => pas de résul­tat signi­fi­ca­tif
- cancer colo­rec­tal => pas de résul­tat signi­fi­ca­tif
- cancer de la peau => pas de résul­tat signi­fi­ca­tif
- lymphome non-hodgkinien => résul­tat signi­fi­ca­tif (un lien existe)
- autres lymphomes => résul­tat signi­fi­ca­tif (un lien existe)

C’est en fait la réduc­tion assez nette du nombre de cas obser­vés pour les types de cancer où le résul­tat est signi­fi­ca­tif qui impacte le critère compo­site « cancer », donnant ainsi une image biai­sée de l’effet de la « consom­ma­tion » de produits bio.

Et encore, il importe de souli­gner que cette réduc­tion s’observe en raison de l’écart qui sépare le 1er quar­tile (ceux qui « consomment » 2 % de produits bio) du 4e quar­tile (ceux qui « consomment » 60 % de produits bio), permet­tant ainsi de géné­rer une tendance signi­fi­ca­tive.
Les « consom­ma­tions » inter­mé­diaires n’apparaissent pas asso­ciées à une réduc­tion du risque, quel que soit le type de cancer.

Conclusion

Lorsqu’on essaie de compi­ler toutes les impré­ci­sions qui jalonnent cette étude, on en vient légi­ti­me­ment à s’interroger sur l’exactitude du résul­tat annoncé. En résumé, les cher­cheurs s’appuient sur des ques­tion­naires à la fiabi­lité incer­taine – voire abso­lu­ment pas vali­dés pour le volet bio – dans l’intention d’évaluer l’effet de diffé­rents degré d’exposition aux produits bio sur des quar­tiles abso­lu­ment pas homo­gènes, dont les carac­té­ris­tiques sont suscep­tibles d’impacter le résul­tat. De plus, même en faisant fi de toutes ces approxi­ma­tions, on constate que l’association n’est établie (peut-être) que pour certains cancers. Sans qu’il soit évidem­ment possible de prétendre à un quel­conque lien de causalité.

On est bien loin de l’annonce de 25 % de réduc­tion de risque du cancer qui a fait les gros titres et qui relève de la fiction. Un rendu sincère de cette publi­ca­tion aurait pu être : « Suite à une collecte de données sujette à caution sur une popu­la­tion non-représentative, et par compa­rai­son de groupes très dispa­rates, il semble qu’une réduc­tion des risques de cancer du sein chez la femme méno­pau­sée, et de lymphomes, soit asso­ciée au fait de dire qu’on mange beau­coup de produits bio ».

C’est évidem­ment beau­coup moins « glamour » mais dans un univers média­tique de plus en plus marqué par le buzz et l’infotainment, main­te­nir le crédit de la science est primor­dial et cela passe par un exposé honnête des résul­tats de la recherche.

Consommer des produits bio est peut-être bon pour la santé, malheu­reu­se­ment ce n’est pas cette étude qui permet­tra de le savoir. C’est d’autant plus regret­table que les cher­cheurs ont vrai­sem­bla­ble­ment investi beau­coup de temps et d’efforts dans ce travail.

Au bout du compte, le plus grand mérite de NutriNet-Santé est de consti­tuer un cas d’école permet­tant d’expliquer pour­quoi l’épidémiologie nutri­tion­nelle, du moins telle qu’elle est prati­quée depuis à peu près 50 ans, ne devrait pas prétendre à la détec­tion de liens de causa­lité entre alimen­ta­tion et santé. ⚪️

Références

1. Baudry et al. Association of Frequency of Organic Food Consumption With Cancer Risk. Findings From the NutriNet-Santé Prospective Cohort Study. JAMA Intern Med. October 22, 2018. https://jamanetwork.com/…/jamainte…/article-abstract/2707948
2. Équipe de surveillance et d’épidémiologie nutri­tion­nelle (Esen). Étude de santé sur l’environnement, la biosur­veillance, l’activité physique et la nutri­tion (Esteban), 2014–2016. Volet Nutrition. Chapitre Corpulence. Saint-Maurice : Santé publique France, 2017N2. 42 p.
3. Lassale et al. Validation of a Web-based, self-administered, non-consecutive-day dietary record tool against urinary biomar­kers. Br J Nutr. 2015 Mar 28;113(6):953–62. https://​www​.ncbi​.nlm​.nih​.gov/​p​u​b​m​e​d​/​2​5​7​7​2​032
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  • N1 · rm6u · Nutrinet-Santé
  • N2 · zwp9 · Étude de santé sur l’environnement, la biosur­veillance, l’activité physique et la nutri­tion (Esteban), 2014–2016

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Article créé le 31/10/2018 - modifié le 28/01/2023 à 20h14

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