Longévité

Hunza à perte de vue

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Rappel du sommaire

En route avec John Clark (1950)

Carte du Hunza par John Clark (1957)
Carte du Hunza par John Clark (1957). Source : N22 page 42
L’orthographe des noms est parfois diffé­rente de celle des cartes récentes.

L’ouvrage de John Clark, Hunza – Lost Kingdom of the Himalayas (1957A11 ou version PDFN22) apporte un témoi­gnage radi­ca­le­ment diffé­rent de ceux publiés par ses prédé­ces­seurs. J’en recom­mande vive­ment la lecture inté­grale en suivant les dépla­ce­ments sur la carte inter­ac­tiveN26. Il m’a long­temps captivé, telle­ment les faits rappor­tés (avec un redou­table sens de l’hu­mour) me rappellent des moments vécus au nord de l’Inde.

➡ Dans ce qui suit, la pagi­na­tion est celle de la version PDFN22, diffé­rente de celle de l’ou­vrage sur papier. Les textes et images sont identiques.

Dès la cinquième page, Clark aver­tit ses lecteurs :

Je souhaite égale­ment expri­mer mes regrets aux voya­geurs dont les impres­sions ont été contre­dites par mon expé­rience. Lors de mon premier voyage à travers le pays Hunza, j’ai acquis presque toutes les idées fausses : les Hunzas en bonne santé, la Cour démo­cra­tique, la terre où il n’y a pas de pauvres et le reste — et seul le long séjour en pays Hunza m’a révélé la situa­tion réelle. Je ne prends aucun plai­sir à démys­ti­fier ou à confir­mer une décla­ra­tion, mais il était néces­saire de dire clai­re­ment la vérité telle que je l’ai vécue.

Les objectifs de Clark

Hunza - John Clark en 1950
John Clark en 1950
Source : A11 page 129

John Clark (1909–1994) était un géologue améri­cain invité à faire des rele­vés géolo­giques dans le tout nouvel État du Pakistan qui comp­tait peu de spécia­listes de cette disci­pline. Il pour­sui­vait toute­fois d’autres objec­tifs avec l’ap­pro­ba­tion du gouver­ne­ment pakis­ta­nais (1957N22 page 9) :

Mon but était d’essayer de montrer aux membres d’une commu­nauté asia­tique comment ils pour­raient utili­ser les ressources qu’ils possé­daient déjà pour amélio­rer leur vie. Plus impor­tant encore, je m’ef­for­ce­rais d’en­sei­gner aux habi­tants du Hunza que, dans le cadre de leurs propres efforts, s’ils attendent un avenir meilleur, ils pour­ront (avec quelques indi­ca­tions au départ) s’éle­ver aussi haut qu’ils le souhaitent, et qu’ils n’ont pas besoin du commu­nisme pour y parve­nir. Je savais bien sûr qu’un homme seul ne pour­rait pas arrê­ter le commu­nisme en Asie, mais je savais aussi qu’un projet correc­te­ment géré comme le mien pour­rait libé­rer plusieurs milliers d’Asiatiques de sa menace et servir de modèle à des entre­prises de plus grande envergure.

À cette époque, la région nouvel­le­ment libé­rée de l’empreinte colo­niale anglaise était convoi­tée par ses voisins immé­diats (URSS et Chine) qui espé­raient la mettre sous tutelle après une conver­sion de la popu­la­tion à leur vision du communisme.

L’anticommunisme affi­ché par John Clark doit être replacé dans le contexte de son époque : la Guerre du Vietnam n’avait pas encore eu lieu et celle de Corée a éclaté pendant son deuxième voyage. L’Amérique de Roosevelt et Truman était un acteur prin­ci­pal de la victoire contre le nazisme et le fascisme. Perçue comme messa­gère du progrès et de la démo­cra­tie, elle était mena­cée dans cette entre­prise par les régimes auto­ri­taires de l’URSS et de la Chine. Les sovié­tiques avaient notam­ment commencé à enva­hir le Gilgit-Baltistan jusqu’à une tren­taine de kilo­mètres de ShimshalN68.

Mais Clark n’était pas un porteur naïf de l’idéal nord-américain. Sa crainte du commu­nisme était moti­vée par une expé­rience de terrain. Pendant la guerre, en été 1944, il avait été affecté à la surveillance de routes et de voies ferrées des provinces du XinjiangN92 et du GansuN121 dans la Chine alors prési­dée par Tchang Kaï-chek. Ce dernier proje­tait d’ins­tal­ler au Xinjiang tous les réfu­giés de la guerre et des inon­da­tions « avec l’aide finan­cière des Américains » (1957N22 page 9). Clark raconte son séjour en Chine et ce qu’il a retenu de posi­tif dans les inter­ven­tions des sovié­tiques (1957N22 pages 11–12) :

La partie construc­tive du programme russe était effi­cace et pratique, grâce à quatre prin­cipes de fonc­tion­ne­ment bien fondés. Premièrement, ils trai­taient direc­te­ment avec les personnes qu’ils souhai­taient gagner, jamais par l’in­ter­mé­diaire de leurs partis poli­tiques ou de leurs gouver­ne­ments. Deuxièmement, ils ont démarré des petites indus­tries dans chaque district, de sorte que tout le monde est devenu un peu mieux loti sans provo­quer de boule­ver­se­ments écono­miques majeurs. Troisièmement, ils ont fourni à la popu­la­tion une aide médi­cale et une éduca­tion gratuites. (Tous les autres efforts devaient être auto­suf­fi­sants.) Quatrièmement, ils ont dispensé un ensei­gne­ment solide et pratique à la masse des enfants des classes et des lycées avant de tenter de former des spécia­listes formés à l’uni­ver­sité. L’objectif était d’éle­ver un peu le niveau de vie de chacun et de permettre à chaque garçon et chaque fille de mieux subve­nir à ses besoins. Leur inten­tion n’était pas de résoudre les problèmes fonda­men­taux de l’Asie, de déve­lop­per des génies indi­vi­duels ou de construire des œuvres publiques monumentales.

Clark condamne, par contre, les atro­ci­tés commises par des leaders fana­ti­sés : l’éli­mi­na­tion d’op­po­sants — plus de 30 000 leaders musul­mans et 50 000 chré­tiens ortho­doxes — et le massacre de popu­la­tions pour asseoir leur domi­na­tion (1957N22 page 11) :

Ils avaient telle­ment terro­risé les gens que plus tard, dans les petits villages, les enfants s’en­fuyaient dès qu’ils voyaient mon uniforme et mon casque car ils pensaient que j’étais russe. […] L’assassinat plani­fié faisait simple­ment partie du programme et les popu­la­tions locales devaient l’accepter, de même que les écoles, les routes et les petites loco­mo­tives à vapeur qui fonc­tion­naient si utile­ment dans leur ville.

Après la guerre, John Clark a tenté de reve­nir en Chine, créant dans ce but une fonda­tion qui a collecté assez d’argent pour couvrir une mission d’un an en voya­geant seul. Il a choisi de s’y rendre à partir du Pakistan en fran­chis­sant le col de MintakaN91 à 4709 mètres pour arri­ver à KachgarN122. Accompagné de Haibatullah, un Turki (réfu­gié ouzbek du Turkestan chinois), il a donc remonté la vallée de la Hunza et conti­nué vers le Turkestan chinois, « visi­tant les nomades Khirgiz et évitant les Tadjiks dégé­né­rés » (Clark J, 1957N22 page 13)…

Cependant, nous avons constaté que le gouver­ne­ment chinois pour­sui­vait sa poli­tique suici­daire d’op­pres­sion et de meurtre. Naturellement, les respon­sables locaux n’accueillaient pas les étran­gers, c’est pour­quoi Haibatullah et moi sommes remon­tés au Pakistan par le col de Mintaka.

Autorisé par le gouver­ne­ment pakis­ta­nais à travailler sur place, il s’est installé à Gilgit et a passé les huit mois restants à explo­rer les régions de ce district (N22 page 13) :

J’ai visité les Yaghistanis, les Baltis, les Cachemiris, les Dards, les Quor, les Berichos et les Beltum. De tous, les Hunzas étaient mani­fes­te­ment le peuple le plus opti­miste. Ils étaient debout, intel­li­gents, propres et déses­pé­ré­ment impa­tients de travailler. Ils étaient égale­ment extrê­me­ment peuplés et appau­vris, et les montagnes qu’ils habi­taient étaient assez mornes pour que tout chan­ge­ment soit vu comme une amélio­ra­tion. Je suis passé de Gilgit à Hunza et j’ai passé les deux derniers mois à faire la connais­sance de ces gens et de leur pays.

À cette époque, les 25 000 habi­tants du Hunza vivaient en quasi autar­cie. John Clark avait instauré un rapport de confiance avec le gouver­neur local — le Mir Muhammad Jamal KhanN6 — ainsi que, par son entre­mise, les fonc­tion­naires pakis­ta­nais postés à Gilgit. En été 1949, il est retourné aux USA, à court d’argent mais très clair quant à la mission qu’il souhai­tait accomplir.

Après avoir ensei­gné un semestre à l’Université du Michigan pour écono­mi­ser de quoi repar­tir, il a passé deux mois à plani­fier son nouveau séjour et acqué­rir le maté­riel néces­saire (Clark J, 1957N22 page 14) :

Avec 21 000 dollars cette fois, je devrais y aller seul à nouveau. Il me fallait ache­ter des outils pour une école de sculp­ture sur bois, des vête­ments pour moi-même et mes étudiants, des médi­ca­ments pour un dispen­saire géné­ral, des filets à papillons, des selles, des seringues hypo­der­miques, deux années de papier toilette — plus de trois mille articles différents.

À côté des rele­vés géolo­giques desti­nés à une possible exploi­ta­tion minière, il avait pour projet de tenir un dispen­saire médi­cal, distri­buer aux paysans des semences de bonne qualité et des four­ni­tures scolaires aux écoliers, intro­duire l’ar­ti­sa­nat du bois et ensei­gner la collecte de papillons rares. Le tout pour amélio­rer les condi­tions de vie des Hunzas.

L’école de sculpture

Hunza - L'équipe de John Clark en 1950
L’équipe de John Clark en 1950. De gauche à droite : Gohor Hayat, Sherin Beg, Rachmet Ali, Burhan Shah, Suleiman Khan, Nasar Muhammad, Ghulam Rasul, Mullah Madut, Nour-ud-Din Shah.
Source : John Clark (1957A11 page 128)

John Clark a eu de la diffi­culté à recru­ter comme profes­seur un des quatre sculp­teurs qui avaient été formés par les Anglais. Il était confronté à une concep­tion passive de l’ap­pren­tis­sage basée sur l’imi­ta­tion de ce que fait le maître. Il inter­vient par exemple auprès d’Hayat, un de ses premiers élèves (1957N22 page 127) :

« Scie cette planche, Hayat, » ai-je dit en lui tendant la scie et le bois. Il a essayé, mais sa coupe était de travers. « Maintenant, regarde, » je lui ai dit, et j’ai tracé une ligne droite sur la planche avec une équerre. […] « Pourquoi dessinons-nous des lignes droites ? » J’ai demandé.

Immédiatement ils se sont excla­més : « Parce que tu es notre Sahib et que tu le veux ! » J’ai pour­tant remar­qué que Hayat avait l’air pensif et ne disait rien.

J’ai scié une coupe droite le long de la ligne et leur ai montré que deux planches coupées droites s’as­sem­blaient bien, alors que des planches coupées de travers ne convien­draient pas. Ils ne voyaient pas pour­quoi quel­qu’un devrait se soucier de l’as­sem­blage correct ! Ils n’avaient jamais rien vu de mesuré dans leur vie. Ils n’avaient aucune notion du temps, ils n’avaient jamais rien vu d’ajusté, leurs vête­ments n’étaient jamais coupés pour s’adap­ter à une personne en parti­cu­lier. Il faudrait commen­cer par l’idée de préci­sion. Je m’at­ten­dais à ce que ces garçons accom­plissent en un an ou deux le saut d’une culture de l’âge de pierre à la préci­sion moderne. Ce ne serait pas une honte pour eux s’ils n’y réus­sis­saient pas.

L’idée de « préci­sion » me rappelle la même décon­ve­nue lorsque j’avais commandé à des arti­sans d’Old Delhi du mobi­lier pour mon atelier d’élec­tro­nique en 1981 : ils n’uti­li­saient aucun instru­ment de mesure gradué.

Clark voulait instau­rer de l’in­te­rac­ti­vité dans l’équipe que forme­raient le profes­seur et ses élèves afin d’in­ci­ter ces derniers à penser par eux-mêmes. Après avoir engagé un nouveau profes­seur qui compre­nait sa péda­go­gie, il y est parvenu au-delà de toute attente. Ce succès n’a pas manqué de provo­quer des tensions avec le Mir, hostile à l’ap­pa­ri­tion de tout esprit critique dans une popu­la­tion qui faisait preuve d’une obéis­sance aveugle. Le manque d’ini­tia­tive de ses sujets était reflété par ce triste constat (Clark J, 1957N22 page 211) :

Les habi­tants du Hunza souffrent de maisons froides depuis deux mille ans, car c’est le destin que les hivers soient froids et aucun d’eux n’a été assez insa­tis­fait pour inven­ter la chemi­née ou une porte qui s’adapte à son cadre.

Le seul type de véhicule à roue au Hunza : une brouette
Le seul type de véhi­cule à roue au Hunza : une brouette utili­sée exclu­si­ve­ment pour apla­nir les champs.
Source : Lorimer EO (1939A3 page 288)

Voici un autre exemple de dialogue avec les étudiants, le jour où étaient débal­lés des outils et des maté­riaux ache­tés en ville. Clark leur présente des roues métal­liques (N22 pages 125–126) :

Burhan a pris une roue noire, l’a tour­née sur le côté et l’a faite tour­ner lentement.
— « Cela ne sert à rien » dit-il, « la jante et cette chose au milieu l’empêchent de rester à plat. Elle ne moudrait pas le blé, même en jouant ! »
— « Tourne-la sur le côté et pousse-la ! » ai-je suggéré. Il l’a fait, et natu­rel­le­ment la roue a roulé.
— « Holà ! Elle bouge toute seule ! » il s’est exclamé. Il a essayé de nouveau et, en un instant, tous les nouveaux garçons faisaient rouler des roues tandis que Hayat et Beg les regar­daient avec un amuse­ment sophis­ti­qué. Je leur ai montré comment mettre deux roues sur un essieu, ce qui était encore plus efficace.
— « Sahib », m’a demandé Burhan, « as-tu créé toi-même ces choses que tu appelles roues ? » Je l’ai assuré que la roue avait été inven­tée un peu avant mon époque.

Barbara Mons affir­mait que le seul instru­ment à roue au Hunza, en 1956, était une brouette (1958A15 page 131). Elle aurait dû mention­ner la jeep du Mir…

Charpoy
Charpoy

John Tobe, qui a lu Clark et rencon­tré le Mir Muhammad Jamal Khan en 1959, s’est rangé à l’avis du prince que le projet d’école de sculp­ture de Clark était « un non-sens » en raison de la rareté du bois au Hunza (Tobe JH, 1960A16 pages 369–370). Il admet pour­tant que les ouvriers initiés au tour­nage du bois par Clark, dix ans plus tôt, « n’au­raient rien à apprendre de nouveau de nos ébénistes » (A16 page 252) :

Le tour­neur sur bois fabrique égale­ment des char­poy [lits en bois], des coffres, des coffres à bijoux, des bols et des chaises et je crois qu’il est capable de fabri­quer tout ce qui peut être fabri­qué en bois.

Le projet agricole

Hunza - L'oasis de Pasu à l'ombre du Karun Pir
L’oasis de Pasu à l’ombre du Karun Pir. Source : John Clark (1957A11 page 128)

John Clark avait apporté des USA un stock de graines de plantes dont il esti­mait que la culture pour­rait amélio­rer le quoti­dien des Hunzas. On juge­rait cette initia­tive hasar­deuse aujourd’­hui, l’ef­fet du dépla­ce­ment d’es­pèces végé­tales étant impré­vi­sible, mais ce risque n’était pas perçu au siècle dernier. Il dispo­sait de nombreux légumes incon­nus des Hunzas ainsi que des plantes à usage médi­ci­nal ou agri­cole. Il a entre autres tenté de promou­voir une utili­sa­tion plus inten­sive de la luzerne (Clark J, 1957N22 page 82) :

Si je pouvais leur apprendre à plan­ter de la luzerne sur les deux ou trois cents acres [80 à 120 ha] en employant un homme dont le seul devoir serait de s’oc­cu­per du champ commu­nau­taire, tout le monde à Khaibar serait plus riche. Ils devraient égale­ment apprendre à lais­ser le foin sécher debout sans le couper afin que leurs trou­peaux puissent y paître tout l’hi­ver. Il n’y avait pas assez de neige ici pour couvrir la luzerne et Khaibar pouvait doubler ses trou­peaux avec autant de nour­ri­ture pour l’hiver.

Cela pren­drait toute­fois du temps, et mon person­nel et moi-même devrions proba­ble­ment en démon­trer la faisa­bi­lité sur une parcelle échan­tillon avant que la popu­la­tion locale ne l’es­saie. Si seule­ment je pouvais rester à Khaibar assez long­temps pour le faire !

Plus tard, je devais apprendre une véri­table objec­tion. Toutes les terres non culti­vées au Hunza sont la propriété person­nelle du Mir. Il doit donner son consen­te­ment avant qu’on puisse creu­ser un nouveau fossé ou de créer de nouvelles terres. S’il estime qu’un morceau de terrain est parti­cu­liè­re­ment fertile, il le conserve natu­rel­le­ment pour lui-même.

Pour cette dernière raison, John Clark avait pris soin de confier les nouvelles semences à un culti­va­teur rési­dant à Gilgit, hors de la vue immé­diate et de l’au­to­rité du Prince.

Hunza - Sentier le long d'un canal d'irrigation
Sentier le long du canal d’ir­ri­ga­tion (dála) bordé du mur de soutè­ne­ment d’une terrasse.
Source : Lorimer EO (1939A3 page 128)

Le recul des glaciers dans le Karakoram était déjà visible en 1950. On peut le véri­fier en suivant les dépla­ce­ments de Clark sur la carte inter­ac­tiveN26. Par exemple, page 82 il évoque le fran­chis­se­ment diffi­cile du glacier de Ghulkin alors que celui-ci n’at­teint plus le fond de la vallée sur la carte (voir N123 en mode satel­lite). On pouvait le voir aussi pour la traver­sée diffi­cile du glacier Batura près de PassuN124, en 1949, par Jean et Franc Shor (1955A12 page 277).

Le réchauf­fe­ment entraîne déjà, à cette époque, un recul des lieux de pâtu­rage (Clark J, 1957A16 pages 164–165) :

Le plus grave dans toute cette affaire est qu’il n’y a pas de pâtu­rage hiver­nal ; les hauts pâtu­rages d’été sont grave­ment surex­ploi­tés ; et la quan­tité de fumier produite à l’heure actuelle n’est pas adéquate. De plus, le climat se fait de plus en plus sec et chaud, de sorte que les pâtu­rages d’été se dété­riorent avec une rapi­dité crois­sante. Les fins des vallées de montagne sont en forme de cuvette, avec le fond des cuvettes à envi­ron 12 000 pieds [4000 m]. Les pâtu­rages les plus éten­dus se trouvent bien entendu dans ces fonds et ce sont les pâtu­rages déjà les plus grave­ment endom­ma­gés. D’ici vingt ans, les meilleures condi­tions clima­tiques pour les pâtu­rages seront entre 13 000 et 14 000 pieds [4300 à 4600 m], mais à cette alti­tude les parois rocheuses sont presque verti­cales et l’herbe ne peut pas pousser.

Même si les agri­cul­teurs de la région du Hunza se dirigent progres­si­ve­ment vers les hautes vallées du pays Wakhi situé au nord de Ghulmit, la popu­la­tion de la prin­ci­pale oasis est en augmen­ta­tion constante. Les oasis infé­rieures de Khizerabad, Hasanabad et Hini sont en train de se dessé­cher et le haut pays ne peut pas suppor­ter une popu­la­tion nombreuse. Avec la dété­rio­ra­tion des pâtu­rages et la dimi­nu­tion de l’approvisionnement en eau, le Hunza se dirige vers des jours sombres.

Les habi­tants n’ont pas d’autre solu­tion que le recours à la magie pour conju­rer la séche­resse (Clark J, 1957A16 page 167) :

Les habi­tants de Hini montent ici chaque année avant la plan­ta­tion et sacri­fient un mouton à la source pour assu­rer un débit suffi­sant. On a des indi­ca­tions que le flux a énor­mé­ment fluc­tué dans le passé et qu’il a connu une dimi­nu­tion progres­sive de produc­tion annuelle.

« Dis-moi », demandai-je à Qadir Shah, « tes prières et tes sacri­fices sont-ils toujours exaucés ? »
— « Oh non, » répondit-il gaie­ment, « parfois pres­qu’au­cune eau ne vient. »
— « Alors tu fais quoi ? »
— « Tout d’abord, nous sacri­fions un autre mouton. Ensuite, nous essayons de trou­ver qui dans le village a fait quelque chose qui déplaît à Dieu, afin que nous puis­sions le punir correc­te­ment et que Dieu permet à l’eau de revenir ! »

Je me demande combien de petits coupables ont reçu des sanc­tions dérai­son­nables en réponse aux aléas de la nappe phréa­tique. Ni le sacri­fice ni la science ne pour­raient augmen­ter le flux de ce prin­temps. L’approvisionnement en eau de Hini s’épui­sait lente­ment et la commu­nauté de plus de quatre cents familles devait émigrer et dispa­raître avec elle.

Médecin malgré lui

Clark parlait couram­ment l’ourdouN125 et avait acquis des compé­tences médi­cales (Clark J, 1957A16 pages 57–58) :

Ma propre forma­tion compre­nait un Minor [quali­fi­ca­tion de base] en anato­mie, une année d’études en secou­risme et santé publique ainsi que des infor­ma­tions très pratiques four­nies par des méde­cins de l’hô­pi­tal Billings à Chicago, John Hopkins à Baltimore et le Conseil médi­cal d’United Mission. En tant que géologue de terrain, j’avais vingt ans d’ex­pé­rience en secou­risme. […] Mais surtout, je dispo­sais des merveilleux médi­ca­ments modernes : sulfa­mides, péni­cil­line, palu­drine, atabrine [quina­crine], acide undé­cy­lé­nique [un fongi­cide à usage externe] et autres.

L’activité médi­cale de John Clark a débuté dès son arri­vée dans cette deuxième mission en 1950. Il faisait escale dans le village de Nomal, à vingt kilo­mètres de Gilgit en chemin vers Karimabad/Baltit (1957N22 page 34) :

Lorsque je suis sorti sous le porche, un groupe d’hommes et de garçons vêtus de vête­ments gris et marron en lambeaux s’est levé respec­tueu­se­ment de la pelouse. Ensuite, mon travail a vrai­ment commencé. À celui qui souf­frait de palu­disme, j’ai donné de l’ata­brine ; à un homme atteint de dysen­te­rie bacil­laire, de la sulfa­gua­ni­dine ; il y en avait un qui souf­frait d’as­ca­ri­diose — pas de souper ni de petit-déjeuner, et il devait reve­nir à moi pour un vermi­fuge le matin ; et puis j’ai vu le garçon avec des taches blanches. Je l’ai conduit à l’in­té­rieur et l’ai fait se désha­biller, ce qu’il a fait avec beau­coup de gêne, car à sa pudeur normale musul­mane s’est ajou­tée l’hor­reur de sa défi­gu­ra­tion. Un seul coup d’œil suffi­sait : une leuco­der­mie parfai­te­ment inof­fen­sive mais presque incu­rable. Je lui ai appris comment mélan­ger une solu­tion faible de perman­ga­nate de potas­sium avec laquelle laver les taches, puis je lui ai donné des compri­més de vita­mines, du sulfate ferreux, des sels biliaires et de l’ata­brine pour suppri­mer son palu­disme et amélio­rer son état géné­ral. Alors ils sont venus, quatorze en tout, jusqu’à ce que le dernier soit traité. Je savais que si toute l’oa­sis avait su que je venais, il y en aurait eu plus d’une centaine.

Hunza - Le fort de Baltit près de Karimabad
Le fort de Baltit près de Karimabad. Source : Fazal Karim SherazN23

John Clark a par la suite établi son « camp de base » et un dispen­saire médi­cal dans le fort de Baltit, une ancienne habi­ta­tion de la famille prin­cière. À cette époque, aucun méde­cin ne rési­dait dans la vallée de la Hunza. En 1949, Jean Shor avait écrit — avec une pointe d’iro­nie (Shor JB, 1955A12 page 283) :

Le Mir décide et collecte les droits de passage des cara­vanes, utili­sant l’argent pour ache­ter les médi­ca­ments de base. Il n’y a pas de méde­cin chez les Hunzas — mis à part de temps en temps un prati­cien de méde­cine étran­ger qui leur rend visite pour s’émer­veiller de leur absence phéno­mé­nale de maladies.

Clark a pris soin de décli­ner l’offre hospi­ta­lière du Mir Muhammad Jamal Khan pour travailler en toute indé­pen­dance (Clark J, 1957N22 page 44) mais il lui a fallu déployer beau­coup d’éner­gie et de diplo­ma­tie pour dissi­per la méfiance et les malen­ten­dus qui mettaient en danger son projet.

Le lende­main de son arri­vée, les patients ont commencé à affluer au dispen­saire et leur nombre n’a cessé de croître, lui inspi­rant cette réflexion (1957N22 page 57) :

Le travail médi­cal répon­dait à un besoin gran­de­ment ressenti, mais il ne servait pas mon objec­tif fonda­men­tal d’ai­der le peuple Hunza à s’ai­der lui-même. Je devais trou­ver le temps de mener une étude géolo­gique, de créer des jardins expé­ri­men­taux et d’organiser une école de sculp­ture sur bois. La plupart du temps, je devais gagner la confiance des gens pour qu’ils puissent discu­ter de choses avec moi de leur plein gré. Comment faire cela face aux besoins person­nels angois­sants des malades était le problème. Si seule­ment il y avait un docteur pour me soula­ger du fardeau du dispensaire !

[…]

Le chirur­gien de la [Gilgit] Agency, le Dr Mujrad Din, situé à Gilgit, à 18 km de distance, était le méde­cin le plus proche. Autrefois, le chirur­gien de l’agence britan­nique couvrait toute la région à cheval une fois par an. Le Dr Din avait déjà fait une tour­née jusqu’à Baltit et depuis lors, il avait laissé le Hunza complè­te­ment seul.

Ceci confirme que les contacts avec la popu­la­tion rurale de McCarrison — chirur­gien de l’agence britan­nique — étaient restés très limités.

Au cours de ses deux voyages, John Clark a traité 5684 patients (1957N22 page 58) :

Aucun patient n’est jamais mort ou n’a empiré à cause de mon trai­te­ment. Certains sont décé­dés malgré le trai­te­ment et d’autres parce qu’ils auraient eu besoin d’un trai­te­ment bien au-delà de mes capa­ci­tés. La plupart des gens qui sont venus chez moi ont été aidés ou guéris par les choses simples que je pouvais faire pour eux. Cinq ou six seraient proba­ble­ment décé­dés si aucun trai­te­ment n’avait été disponible.

Il ne faut pas oublier qu’en 1950 la pano­plie d’an­ti­bio­tiques était encore très réduite. Clark ne dispo­sait pas de strep­to­my­cineN126, premier trai­te­ment effi­cace (mais d’uti­li­sa­tion risquée) contre la tuber­cu­lose décou­vert par Albert Schatz en 1943 et validé clini­que­ment en 1946. Il n’est donc pas choquant qu’il ait annoncé au conjoint d’une femme malade de tuber­cu­lose que « sa femme aurait rejoint le para­dis d’Allah d’ici un mois » (1957N22 page 62).

Son acti­vité n’a cessé d’aug­men­ter, limi­tée seule­ment par sa dispo­ni­bi­lité sur d’autres projets, notam­ment les travaux de pros­pec­tion géolo­gique qu’il devait mener à bien pour justi­fier l’au­to­ri­sa­tion de séjour qui lui avait été accor­dée par le gouver­ne­ment pakis­ta­nais. En 1951 il écrit (N22 page 86) :

Les infec­tions à la dysen­te­rie, au palu­disme et au staphy­lo­coque avaient augmenté tout l’été, chaque nouveau patient deve­nant un foyer d’infection. Maintenant, je trai­tais quarante à cinquante patients par jour. Le palu­disme et le staphy­lo­coque ont magni­fi­que­ment été vain­cus par les nouveaux médi­ca­ments, mais la dysen­te­rie était résis­tante. Aucun de ces patients n’est décédé. Ils n’ont pas réussi à s’amé­lio­rer pendant les trois premiers jours, mais ont ensuite progressé lentement.

La pres­sion du travail médi­cal, pour lequel il ne pouvait comp­ter sur aucun rempla­çant, malgré le zèle de ses jeunes assis­tants, s’ajou­tait à celle des autres projets qu’il menait de front.

Le travail du géologue

Cristaux de grenat
Cristaux de grenat
Source : N127

Clark était offi­ciel­le­ment engagé pour de la pros­pec­tion géolo­gique dans les vallées du Gilgit-BaltistanN2 : loca­li­ser des filons de maté­riaux inté­res­sants et évaluer le coût de leur exploi­ta­tion. Il a repéré en premier des gise­ments de mica et de quartz, à l’époque très recher­chés pour l’in­dus­trie élec­tro­nique, ainsi que du grenat pour la fabri­ca­tion d’abrasifs.

Afin d’as­su­rer la conti­nua­tion des travaux après son séjour, il a demandé aux auto­ri­tés pakis­ta­naises de nommer un géologue pour l’ac­com­pa­gner dans ses pros­pec­tions. Un homme d’une ving­taine d’an­nées lui a été envoyé. C’était un étudiant de faible niveau de forma­tion et sans expé­rience de terrain, soucieux avant tout de dissi­mu­ler son incom­pé­tence. Les rapports ont été tendus, bien que Clark ait essayé par tous les moyens de lui faire gagner confiance et de l’as­su­rer de l’uti­lité de leur coopé­ra­tion. Cet insuc­cès l’a conduit à une réflexion plus géné­rale, en compa­rai­son avec Puri, un autre jeune homme intel­li­gent et coopé­ra­tif (1957N22 pages 136–137) :

En marchant, je pensai à Qadir [nom d’emprunt de l’étu­diant] et au dilemme du « jeune intel­lec­tuel » asia­tique. Le problème est pire en Inde, et parti­cu­liè­re­ment au Bengale, mais il est suffi­sam­ment grave, même au Pendjab. Pour chaque Puri bien équi­li­bré, il y a deux ou trois Qadirs. Ce n’est pas simple­ment une ques­tion de jeunesse ou d’un système éduca­tif imposé par l’étran­ger. Je pense plutôt que c’est le signe d’un effort déter­miné pour défendre et main­te­nir leur propre culture tout en faisant face à la néces­sité abso­lue d’es­sayer d’ab­sor­ber la philo­so­phie occi­den­tale. Ils ont démon­tré qu’il est aussi impos­sible de gref­fer la tech­no­lo­gie occi­den­tale sur une culture orien­tale que de fabri­quer un pommier en y gref­fant des poires mûres.

Qadir avait mémo­risé bon nombre de tech­niques géolo­giques et, dans une mesure limi­tée, s’ap­puyait sur l’Ouest. Il avait complè­te­ment échoué à apprendre l’objectivité et la déter­mi­na­tion de soi de l’Occident, qui rendent l’application de ces tech­niques utili­sables, et ne pour­rait donc jamais faire de recherche réel­le­ment accep­table. Faute de quoi, il s’est tourné vers la conscience de soi et l’au­to­ri­ta­risme de sa propre culture, seule­ment pour consta­ter qu’il n’était plus vrai­ment inspiré par celle-ci. Le résul­tat était un homme malheu­reux et instable, attisé par le chau­vi­nisme fréné­tique qui est toujours un rempart contre l’admission de la défaite. Qadir, dans un anglais simple, ne pour­rait pas plus apprendre à être géologue que je ne pour­rais apprendre à être un grand poète ourdou. Chacun de nous devrait chan­ger d’at­ti­tude fonda­men­tale et pas simple­ment apprendre une tech­nique. Le dilemme et l’amertume de l’Orient qui en résulte résident dans le fait qu’ils doivent former des scien­ti­fiques et des ingé­nieurs pour survivre.

D’autre part, un garçon orien­tal avec une éduca­tion pure­ment orien­tale devient trop souvent un leader politico-religieux réac­tion­naire qui complique plutôt que clari­fie la situa­tion. Les tenta­tives de mélange des deux systèmes produisent la schi­zo­phré­nie tragique consta­tée chez les jeunes Asiatiques intellectuels.

Accompagné de Qadir, Clark a loca­lisé des gise­ments de mine­rais de fer et de cuivre, mais sa trou­vaille la plus promet­teuse sur le court terme a été, près de Hini, celle de marbre magné­sien de haute qualité « aussi beau que le meilleur Carrare » (1957N22 page 166) :

Voici une véri­table ressource pour le Hunza ! Je réso­lus d’en­cou­ra­ger le Mir à construire une petite usine avec des tours à propul­sion hydrau­lique pour fabri­quer des panneaux desti­nés à l’ex­por­ta­tion. Ma fonda­tion pour­rait faci­le­ment lever des fonds pour finan­cer un projet aussi précis et concret. Ce finan­ce­ment nous donne­rait une parti­ci­pa­tion majo­ri­taire. Je pour­rais alors gérer l’usine jusqu’à ce que certains de mes garçons de l’école d’artisanat soient formés, et tout le Hunza en béné­fi­cie­rait. Tant que le Mir réali­se­rait des béné­fices, il serait possible de mettre en place une poli­tique de salaires et d’emploi vrai­ment équi­table et d’établir ainsi un précé­dent appro­prié pour les indus­tries hunza.

La présen­ta­tion du projet au Mir et à son frère Ayash est édifiante (1957N22 page 174) :

« Mir Sahib », lui ai-je dit une fois les forma­li­tés termi­nées, « je ne vous ai pas encore rendu compte de mon voyage. J’ai enfin trouvé une véri­table ressource pour vous, à Hini. »

Ayash et lui se sont penchés en avant, attentifs.

— « Le marbre là-bas, » ai-je pour­suivi, « est égal au meilleur du monde, et vous en avez cinquante millions de tonnes ! Vous pouvez utili­ser de l’éner­gie hydrau­lique pour le couper et les grenats de Murtzabad pour les abra­sifs. Le nullah [torrent de la vallée] à l’ouest d’Hini vous four­ni­rait suffi­sam­ment d’éner­gie pour décou­per le marbre en dalles, et vous pour­riez construire une usine à Maiun ou à Shispar Nullah pour fina­li­ser la découpe et le polissage. »
— « Combien cela coûte­rait ? » Ayash m’a envoyé avec méfiance.
— « Combien cela vaut-il — que ferais-je ? » Le Mir est entré par effraction.
— « Cela coûte­rait envi­ron deux mille cinq cents roupies », ai-je dit. « Si vous approu­vez, je pour­rai choi­sir les machines pour vous, agir en tant qu’a­che­teur, instal­ler les machines et apprendre à votre person­nel à les faire fonc­tion­ner. Au total, une petite usine vous coûte­rait envi­ron un tiers du prix de votre jeep. »
— « Et vos béné­fices » — je me suis tourné vers le Mir — « se monte­raient à au moins cinquante roupies par tonne de carrière, soit plusieurs milliers de roupies par an. »

Je leur ai ensuite fourni tous les détails que j’avais élabo­rés : coût de main-d’œuvre, coût de trans­port, types de produits, marke­ting, volume de commerce probable. Puis, peu à peu, j’ai amené la conver­sa­tion au point crucial.

Dans de nombreux grands pays, ai-je expli­qué, toutes les indus­tries minières appar­tiennent au gouver­ne­ment, tandis que les maga­sins et l’ar­ti­sa­nat villa­geois appar­tiennent à la popu­la­tion. Jamais aupa­ra­vant la possi­bi­lité d’in­dus­tries et d’ar­ti­sa­nat ne s’était présen­tée au Hunza. Si le Mir déci­dait d’organiser l’industrie du marbre tout en cédant à son peuple des acti­vi­tés de petite taille telles que le tissage, l’entretien des maga­sins et la sculp­ture sur bois, il suivrait le précé­dent des grands pays. Bien entendu, les habi­tants paie­raient des impôts sur les béné­fices tirés de l’ar­ti­sa­nat villa­geois tout comme ils paient main­te­nant des impôts sur leurs produits agricoles.

Les deux visages se sont figés dans une immo­bi­lité glacée et aucun d’eux n’a dit mot. Les béné­fices tirés de l’industrie du marbre et les taxes sur la sculp­ture sur bois ne consti­tuaient appa­rem­ment pas une récom­pense suffi­sante pour les persua­der de donner à leur peuple la liberté, même dans un espace aussi restreint que celui de l’artisanat.

La réponse a été franche et sans appel (1957N22 pages 174–175) :

Deux jours plus tard, le Mir m’a convo­qué dans ses bureaux pour une autre confé­rence. Il avait réflé­chi à tout, a‑t-il dit, et estimé qu’il serait bien que ma fonda­tion lui fasse cadeau d’une fabrique de marbre toute instal­lée au Hunza. Même si je restais bouche bée, j’ai compris que c’était proba­ble­ment l’offre habi­tuelle d’une bonne affaire en Asie. Mes garçons pour­raient apprendre à gérer leur propre indus­trie de la sculp­ture sur bois en échange du cadeau d’une usine de marbre au Mir. Entretemps, il a enchaîné en douceur sur son prochain plan.

« Toutes vos nouvelles idées, John, donnent aux respon­sables de Gilgit des excuses pour s’op­po­ser à votre présence ici », a‑t-il déclaré. « Si vous étiez mon employé, ils ne pour­raient rien dire contre vous. Laissez tomber ces autres projets ; venez vous instal­ler dans le palais, soyez le tuteur de mon fils et donnez des soins médi­caux à ma famille. »

« Je ne peux pas faire ça ! » ai-je répondu, rete­nant déses­pé­ré­ment ma colère. « Ma fonda­tion doit dépen­ser son argent pour aider les pauvres du Hunza. Cet argent ne m’ap­par­tient pas person­nel­le­ment. Je n’en suis que le gérant. Je peux créer une usine pour vous, mais je ne peux pas vous en faire cadeau. Et s’il advient que je ne peux plus mener à bien mes projets, alors je devrai partir et rentrer chez moi. »

Nous avons fina­le­ment trouvé un compro­mis. Par consen­te­ment tacite, le marbre et la sculp­ture sur bois n’ont plus été discu­tés ; j’ai accepté de donner des cours d’an­glais à Bapu [Ghazanfar Ali Khan] pendant une demi-heure chaque matin. Cela a préservé la permis­sion tacite du Mir de pour­suivre mes projets, mais à l’ombre de sa méfiance accrue. J’avais fait mon possible.

John Clark avait aussi repéré des filons auri­fères mais ceux-ci ne se sont pas révé­lés exploi­tables. Deux ans plus tard, le Mir en a fait ce commen­taire à Jean et Franc Shor (Shor F, 1953A10 page 492) :

« Il y a deux ans, quel­qu’un avait cru décou­vrir une riche veine d’or. Heureusement, il s’est avéré qu’il s’était trompé [sic], mais pendant quelques jours nous avons été inquiets. »

Il m’a semblé diffi­cile de croire que quel­qu’un pour­rait avoir une objec­tion à possé­der une mine d’or, et je le lui dis.

« Cela aurait signi­fié la fin du Hunza et de notre mode de vie », expli­qua le Mir. « On nous laisse seuls parce que nous n’avons rien que d’autres voudraient avoir. Si nous étions riches, un pays pour­rait saisir un prétexte pour venir nous ‘proté­ger’. »

Obstacles

John Clark avait plani­fié un séjour de vingt mois — corres­pon­dant à son budget — et il a effec­ti­ve­ment pu travailler jusqu’à la fin du projet, malgré les obstacles dès le début dres­sés devant lui qu’il analyse ainsi (1957N22 pages 59–60) :

J’ai réalisé que ce projet n’al­lait pas fonc­tion­ner du tout comme je l’avais prévu. Je m’étais imaginé naïve­ment qu’il s’agi­rait d’un simple conflit entre ma forma­tion tech­nique et la pauvreté et le sous-développement du Hunza. Il pour­rait y avoir des spec­ta­teurs, mais ce serait essen­tiel­le­ment un duel roman­tique, comme celui de Saint Georges et du dragon. Maintenant, je compre­nais qu’au lieu de cela, je n’étais qu’un acteur dans une pièce où chacun avait sa propre idée du scéna­rio ! Il y avait tout d’abord le Gouvernement pakis­ta­nais à Karachi qui deman­dait des études et des rapports tech­niques. Deuxièmement, le groupe offi­ciel local à Gilgit, dont beau­coup voulaient m’ex­pul­ser. Troisièmement, le Mir du Hunza qui souhai­tait ma présence, mais dans des condi­tions que je ne connais­sais pas encore. Quatrièmement, les vieillards du Hunza qui étaient favo­rables à la méde­cine et aux cadeaux tout en étant hostiles aux idées étran­gères. Cinquièmement, les jeunes hommes du Hunza qui pour­raient saisir toute occa­sion d’améliorer leur sort. Chaque action, chaque déci­sion que je prenais serait jugée par les cinq. N’importe lequel d’entre eux pour­rait ruiner mon entre­prise si je faisais quelque chose qui lui déplai­sait vraiment.

Il a fini par établir des prio­ri­tés : en premier, s’oc­cu­per des jeunes gens qui seraient les prin­ci­paux acteurs du chan­ge­ment. En second, le gouver­ne­ment qui aurait pu mettre un terme à ses acti­vi­tés. Le Mir et sa famille n’ar­ri­vaient qu’en troi­sième place, suivis par les poli­ti­ciens et les vieillards qui, quoi qu’il fasse, reste­raient réfrac­taires à ses idées (1957N22 page 60).

Le rapport avec le Mir Muhammad Jamal Khan a toujours été des plus déli­cats (1957N22 page 78) :

J’apprenais mes péri­mètres avec le Mir. Il était heureux de m’avoir au Hunza, heureux d’avoir le dispen­saire médi­cal. Il me four­ni­rait de la farine, du foin et d’autres produits à un prix raison­nable et il contri­bue­rait à me défendre contre les rumeurs de Gilgit. Cependant, il semblait ne pas vouloir contrô­ler les malver­sa­tions de ses propres servi­teurs et lumbar­dars [chefs de villages], il était peu enthou­siaste au sujet de mon école d’ar­ti­sa­nat et son appé­tit pour les cadeaux améri­cains était insatiable.

Les oppo­sants aux projets de Clark propa­geaient des rumeurs diffi­ciles à désa­mor­cer (1957N22 page 82) :

À Pasu, j’ai trouvé très déran­geant, étant données les histoires émanant de Gilgit, de ne pas pouvoir comprendre ce que ces Wakhi étaient en train de dire. Ils se sont rassem­blés autour du bunga­low et se sont assis pour bavar­der, me montrant du doigt et riant parfois. Certaines des histoires que je savais répé­tées de Gilgit disaient que j’étais commu­niste ; que j’es­sayais de saper la reli­gion isla­mique ; que j’avais pour projet d’en­va­hir le pays ; que j’es­sayais d’ache­ter toutes les terres du Hunza afin que les Hunzas meurent de faim. Toutes ces histoires étaient ridi­cules, mais pour les central-Asiatiques, il était natu­rel qu’un nouveau venu soit consi­déré avec suspi­cion — ici, ces idées folles étaient des possi­bi­li­tés concrètes. Quand quinze ou vingt personnes sont assises sur le porche de votre bunga­low tout l’après-midi en train de parler, quand vous ne compre­nez qu’un mot sur quarante et savez qu’elles parlent de vous, il est très diffi­cile de paraître indif­fé­rent. Quand cela dure depuis des mois, cela devient presque impossible.

Clark recon­nais­sait que cette défiance était géné­rale (1957N22 page 85) :

Les Hunzas en géné­ral n’ont pas trop appré­cié mes efforts. Ils expri­maient beau­coup de grati­tude, mais j’ai parfois eu le senti­ment qu’ils me consi­dé­raient comme un simple voya­geur étran­ger dont on pour­rait tirer des reve­nus au passage. La diffi­culté réside peut-être en partie dans le fait que personne n’a jamais essayé de les aider et qu’ils ne pouvaient pas comprendre mes motivations.

Ou encore (1957N22 page 120) :

À Pasu, nous avons […] acheté une chèvre pour quarante roupies, soit le double de ce qu’elle valait ici. L’homme qui me l’a vendue avait reçu des médi­ca­ments gratuits pour toute sa famille lors de voyages précé­dents, mais l’idée de la réci­pro­cité ne venait tout simple­ment pas à l’es­prit de la plupart de ces personnes […]. Pour eux, les « Sahibs » appar­te­naient à un monde différent.

Toutefois, les jeunes étaient en attente réelle de chan­ge­ment. Il décrit la réac­tion de Muhammad Hamid qu’il a admis dans son école (1957N22 page 84) :

Son senti­ment géné­ral était le suivant : « Pourquoi devrions-nous vivre ici comme des animaux, à moitié affa­més chaque hiver, alors que d’autres personnes peuvent apprendre et faire des choses ? Mon père est l’homme le plus riche de Khaibar et gagne envi­ron 20 roupies par an (6 dollars). Le sel nous coûte une roupie le pau (60 centimes la livre), le tissu deux roupies par guz (60 centimes le yard) et il ne dure que trois lavages. Si vous voulez bien m’en­sei­gner, j’ai­me­rais apprendre à vivre comme les autres gens. » Je lui ai promis qu’il pour­rait étudier dans mon école de sculp­ture sur bois dès son ouverture.

Les jeunes hommes comme lui ont donné de l’in­té­rêt à ce projet. Il y en avait un ou deux dans chaque village ; le problème était de les trou­ver et de les rassem­bler. Après deux ou trois années d’éducation, chacun pour­rait rentrer chez lui et ensei­gner dans son propre village. C’était le seul moyen. Je pouvais voir main­te­nant que l’édu­ca­tion directe des adultes était presque impos­sible. La tradi­tion avait bloqué l’es­prit des hommes plus âgés.

Les réac­tions posi­tives des jeunes gens renfor­çaient chez Clark la convic­tion que le progrès social pouvait émer­ger de chan­ge­ments de menta­lité des indi­vi­dus plus que l’in­ves­tis­se­ment dans des projets de déve­lop­pe­ment à grande échelle. C’est ce qui lui avait fait reje­ter le commu­nisme. Il écrit à ce sujet (1957N22 page 152) :

Les apolo­gistes classent la pauvreté, la mauvaise santé et le manque d’édu­ca­tion parmi les facteurs inhi­bi­teurs. Personnellement, je respecte trop les Hunzas pour leur accor­der ces excuses. L’ignorance et la pauvreté étaient des symp­tômes et non des causes. Il suffit de compa­rer les huttes stériles du Hunza avec les vieilles sculp­tures sur bois et l’ar­ti­sa­nat soigné de la Suisse pour recon­naître que des montagnes inhos­pi­ta­lières et un manque d’édu­ca­tion ne détruisent pas néces­sai­re­ment les quali­tés des hommes. Les garçons enthou­siastes ont prouvé de manière vivante que seules les coutumes et les tradi­tions restrei­gnaient le Hunza. Une fois que les liens qu’ils avaient eux-mêmes fabri­qués ont été suppri­més, rien ne pouvait les retenir.

Effectivement, tous les jeunes gens enga­gés dans son école de sculp­ture ont déve­loppé leur habi­lité tech­nique, mais aussi une apti­tude à créer de nouveaux objets ou perfec­tion­ner ceux qui étaient fabriqués.

Clark gérait avec humour les diffi­cul­tés de commu­ni­ca­tion avec les Hunzas, notam­ment ceux qui tentaient de lui impo­ser leurs pratiques tradi­tion­nelles dans des domaines qu’il maîtri­sait suffi­sam­ment. Le soin des chevaux par exemple (1957N22 page 118) :

Tout le monde dans le village s’est efforcé de me faire soigner mes chevaux selon leurs coutumes, mais j’ai résisté. Ils parta­geaient avec le reste des Hunzas un certain nombre de superstitions :
1. Les chevaux doivent être atta­chés très étroi­te­ment avec la tête haute pour qu’ils ne puissent pas la rame­ner dans une posi­tion confortable.
2. Peu importe que le cheval ait froid ou que l’en­droit soit chaud, ne jamais enle­ver la selle pendant les deux ou trois heures qui suivent votre arrêt.
3. Donnez toujours d’abord du foin à un cheval, puis de l’orge.
4. Donnez toujours d’abord de l’orge au cheval, puis du foin.
5. Un cheval ne devrait jamais être nourri ni abreuvé avant d’avoir uriné. Il se peut qu’il l’ait fait cent mètres avant d’ar­ri­ver à l’ar­rêt, mais cela ne compte pas.
6. (et le plus impor­tant) les Sahibs qui possèdent des chevaux ne savent rien d’eux ; tout Hunza qui n’a jamais possédé de cheval sait tout sur eux.
7. La sangle de la bride doit être au moins aussi serrée que le bas du ventre — qui a déjà entendu parler d’un cheval qui voulait respirer ?
8. Peu importe la manière dont un paquet est arrangé ou fixé ; c’est la volonté d’Allah que tous les paquets tombent, et qui sommes-nous pour contre­dire Allah ?
9. Laissez une bride sur le sol gelé toute la nuit, puis piquez le morceau de glace dans la bouche du cheval. Si sa langue se déchire, c’est une poule mouillée.
10. Les chevaux doivent toujours être abreu­vés avant d’être nourris.
11. Les chevaux ne doivent jamais être abreu­vés avant d’être nourris.

Le départ

Le plus sérieux obstacle aux travaux de John Clark avait certai­ne­ment été l’at­ti­tude du Mir Muhammad Jamal Khan. Il écrit (1957N22 page 173) :

Quelles étaient les vraies atti­tudes des Mir, de toute façon ? Il disait qu’il souhai­tait un trai­te­ment médi­cal pour son peuple et qu’il approu­vait chaleu­reu­se­ment le dispen­saire, mais tous les efforts que j’avais déployés pour ensei­gner la santé publique avaient été discrè­te­ment bloqués. Lorsque ses chefs locaux ont volé les médi­ca­ments que je leur avais lais­sés pour leurs villa­geois, ils sont restés impu­nis. Il avait accepté l’école d’ar­ti­sa­nat, mais il semblait main­te­nant qu’il ne voulait que des char­pen­tiers béné­voles à son service. Il m’a constam­ment demandé des cadeaux de médi­ca­ments, de semences, de toutes sortes d’ou­tils et de maté­riel coûteux que je ne pouvais pas faci­le­ment garder. Sa contri­bu­tion au projet se rédui­sait au prêt d’une partie de l’an­cien château, d’une chambre à Gilgit et d’un petit jardin. Il parlait très bien anglais, il utili­sait tous les shib­bo­leths occi­den­taux, « démo­cra­tie », « liberté » et le reste, mais se pouvait-il qu’au fond il s’ac­croche aux mêmes idées auto­cra­tiques et au même pater­na­lisme qui avaient motivé ses ancêtres ? […]

Littéralement, il n’y avait pas d’État de Hunza. Ce peuple a contri­bué au trésor person­nel du Mir et non à un impôt au gouver­ne­ment du Hunza. Les fossés, les sentiers, les bâti­ments et tous les travaux publics ont été réali­sés par des personnes sans rému­né­ra­tion, à la demande du Mir. L’Agha Khan et le gouver­ne­ment pakis­ta­nais ont soutenu les écoles exis­tantes. J’ai fait fonc­tion­ner le dispensaire.

Les menta­li­tés avaient peu évolué et les résis­tances des aînés restaient immuables (1957N22 page 195) :

Je n’avais certai­ne­ment pas tout gagné au Hunza. Les garçons étaient natu­rel­le­ment inspi­rés par l’idée qu’ils étaient compé­tents pour apprendre et faire tout ce que d’autres pouvaient faire. La commu­nauté des adultes était recon­nais­sante envers le dispen­saire et profi­tait sans grati­tude des hauts salaires que je payais, mais était amère­ment hostile à l’adop­tion par les garçons d’at­ti­tudes occidentales.

Clark écrit dans son épilogue (1957N22 page 212) :

Objectivité, insa­tis­fac­tion, confiance créa­tive, indi­vi­dua­lité et respon­sa­bi­lité : tels sont les cinq prin­cipes fonda­men­taux de la philo­so­phie occi­den­tale. Ils ont rendu possible le déve­lop­pe­ment spiri­tuel, intel­lec­tuel et maté­riel souhaité par le reste du monde. Ceux-ci sont notre patri­moine et nous devons le parta­ger librement.

Il n’y a qu’une façon de donner des idées, c’est par l’intermédiaire des personnes qui les détiennent. Ce dont l’Asie a besoin aujourd’­hui, ce n’est pas de millions de dollars, mais des milliers des meilleurs de nos ensei­gnants occi­den­taux. Peu importe que les grandes idées soient ensei­gnées au moyen de la sculp­ture sur bois, de l’amélioration de l’agriculture ou des mathé­ma­tiques, tant que ces projets spéci­fiques sont des véhi­cules d’instruction et non une fin en soi.

Il faut ici aussi repla­cer ces idées dans le contexte d’un Occident fraî­che­ment libéré du cauche­mar de la seconde guerre mondiale et grisé par les promesses du progrès tech­nique. Les initia­tives de Clark, depuis la plani­fi­ca­tion d’une usine d’ex­trac­tion de marbre jusqu’à la sugges­tion à ses appren­tis de décou­per des plaques de mica pour couvrir les fenêtres, s’ins­crivent dans le même opti­misme entre­pre­neu­rial qui carac­té­ri­sait son époque.

Les diffi­cul­tés se sont enchaî­nées en fin de parcours : la perte de confiance du Mir et les réti­cences de l’ad­mi­nis­tra­tion pakis­ta­naise à auto­ri­ser un Américain à se dépla­cer dans une zone aussi proche de la Chine et de l’Union sovié­tique. À son départ en novembre 1951, John Clark apprend donc que ni le Mir du Hunza ni les auto­ri­tés pakis­ta­naises — dans le tumulte consé­cu­tif à l’as­sas­si­nat du Premier ministre Liaquat Ali Khan — ne lui permet­tront de retour­ner dans la vallée de la Hunza.

En anti­ci­pa­tion de ce refus, il avait envi­sagé d’in­vi­ter aux USA ses deux plus proches colla­bo­ra­teurs, Gohor Hayat et Sherin Beg, pour qu’ils suivent une forma­tion de deux ans leur permet­tant de reprendre l’école d’ar­ti­sa­nat dans les meilleures condi­tions. Le Mir y était hostile et cette auto­ri­sa­tion n’a pas été accor­dée. John Tobe aborde le sujet dans son livre et se range bien entendu à l’avis du Mir (Tobe JH, 1960A16 pages 367–368) :

Je ne savais pas alors quelles étaient les vraies raisons du refus de Mir ni si d’autres intrigues étaient impli­quées. Lorsque je l’ai inter­rogé à ce sujet et qu’il m’a expli­qué, j’ai réalisé qu’il avait agi avec sagesse et vous l’ad­met­trez aussi.

« Si je permet­tais à ces garçons d’al­ler en Amérique pour y être éduqués puis reve­nir à Hunza dans quelques années, les Chinois et les Russes pour­raient dire que je les ai envoyés en Amérique pour y rece­voir un lavage de cerveau, de la propa­gande ou une forma­tion à des acti­vi­tés capi­ta­listes subversives. » […]

« Ils ont dit que j’avais refusé de lais­ser les garçons partir parce que j’avais peur que, quand ils revien­draient, ils enseignent aux gens à la manière améri­caine, et cela sape­rait mon pouvoir, à un degré c’est vrai car je pense que mon peuple est des plus heureux et des plus sains au monde, et c’est plus que ce que n’importe quelle autre nation peut prétendre. Je voudrais donc les rete­nir de cette manière, si possible. »

Le prétexte invo­qué pour refu­ser aux étudiants de l’école d’ar­ti­sa­nat une forma­tion en Amérique n’était pas sincère : Muhammad Jamal Khan a embau­ché en 1952 Winston Mumby, précep­teur améri­cain et fils d’un pasteur métho­diste, pour éduquer huit de ses enfants pendant cinq ans (Mons B, 1958A15 page 108). Mumby basait sa péda­go­gie sur la méthode Calvert (Henrickson JH, 1960A14 page 99).

On peut comprendre que les rela­tions dégra­dées entre le Mir Muhammad Jamal Khan et son hôte John Clark aient incité le Prince à n’in­vi­ter par la suite que des Occidentaux qu’il savait à l’avance convain­cus des vertus extra­or­di­naires du mode de vie et de la saine gouver­nance de son peuple. C’était le cas des auteurs d’ou­vrages (plus connus que celui de Clark) : Jean et Franc Shor en 1952 (1953A10), Barbara et Peter Mons en 1956 (1958A15), Jewel Henrickson en 1955 (1960A14), Allen Banik en 1958 (1960B2), John Tobe en 1959 (1960A16), Renée Taylor en 1961 (1962B3 ; 1964N60) et Jay Milton et Trudie Hoffman en 1961 (1968B5).

Envol

À celles et ceux qui construisent des mondes imagi­naires propul­sés par leur insa­tiété méta­phy­sique, j’ai envie de dire : « Le réel est mille fois plus beau et plus impres­sion­nant que vos rêves ! » L’exemple de cette vallée mysté­rieuse, semblable à bien d’autres, est emblé­ma­tique d’une trom­pe­rie qui perdure depuis un siècle… au profit des marchands de régimes, de méthodes de guéri­son ou de mysti­cisme prêt à porter. Son hori­zon à perte de vue n’est autre que le contour d’un New-AgeN85 qui mure dans le silence toute pensée critique.

Hunza - Corridor du Wakhan vu de l'ancienne forteresse Abrashim Qala
Corridor du Wakhan vu de l’an­cienne forte­resse Abrashim Qala – Tadjikistan – Confluence des rivières Wakhan et Pamir pour donner le fleuve Panj (Amou Daria) – Les montagnes visibles sont en Afghanistan.
Photo Bernard Grua. Source : N128

Je laisse la parole — et l’image — à Bernard Grua pour nous faire parta­ger un peu d’air pur à haute alti­tude… Son texte est extrait d’un commen­taire au bas d’une page de blogN34 décri­vant les Hunzas comme « des Turcs qui peuvent vivre jusqu’à 145 ans » — excu­sez du peu !

Voilà un article éton­nant qui ressemble à un conte de fées. Et pour­tant, il fait réfé­rence à un lieu ainsi qu’à des habi­tants dont la réalité est sensi­ble­ment différente.

Les habi­tants de Hunza ne sont pas des Turcs. Ils se disent descen­dants des Macédoniens et parlent trois langues non turques qui se succèdent lorsque l’on remonte la vallée depuis Gilgit jusqu’au cold de Khunjerab (fron­tière chinoise). La première langue est le shina d’ori­gine indo-iranienne. Vers le milieu de la vallée, on parle bourou­chaski. C’est un isolat linguis­tique, comme le basque. Au Nord, on parle le wakhi comme dans le corri­dor du Wakhan (Afghanistan et Tadjikistan) dont la popu­la­tion est origi­naire. Il s’agit bien d’une langue persane et non pas turque comme celle des Kirghizes ou des Ouighours. D’ailleurs les Wakhis portent parfois les noms de Badashkhi (en réfé­rence au Badakhshan afghan et tadijk où se trouve le Wakhan) ou même Tadjik. […]

La Hunza est une vallée merveilleuse et les habi­tants, de reli­gion ismaé­lienne, sont parti­cu­liè­re­ment accueillants. Le taux d’al­pha­bé­ti­sa­tion est tout à fait simi­laire à celui des pays déve­lop­pés et bien supé­rieur à la moyenne du Pakistan. La réalité, en elle même, est assez belle pour qu’il ne soit pas néces­saire d’écrire une fable.

Ceux qui le souhaitent peuvent voir, ici, des photos d’ha­bi­tants de la haute vallée de la Hunza, que j’ai réali­sées récem­mentN31. […]

J’ai fait diffé­rents papiers sur mon blog à leur sujet. En voici le prin­ci­pal : At the knot of past empires : Zood Khun, a Wakhi village in the high northern moun­tains of PakistanN129.

Hunza - Élèves et professeurs de l'école secondaire Diamond Jubilee à Passu
Élèves et profes­seurs de l’école secon­daire Diamond Jubilee à Passu, le 11 août 2018. Garçons et filles portent les coif­fures tradi­tion­nelles du Hunza.. Photo de Bernard Grua. Source : N128

Bernard Grua écrit aussi sur son blog en 2018N128 :

La vallée de la Hunza est très diffé­rente des autres endroits du Pakistan que j’ai pu visi­ter, comme Islamabad, Rawalpindi, Lahore, la vallée de Kaghan, la chaîne de Galyat. Les autres régions sont, bien sûr, inté­res­santes. Cependant, la vallée de la Hunza n’est pas surpeu­plée. Elle est calme, propre, sûre, non bruyante. Elle est magni­fique. La commu­ni­ca­tion y est plus facile, avec tous, car les habi­tants ont un bon bagage scolaire, voire univer­si­taire. Ils sont plus en attente d’in­te­rac­tions avec leurs hôtes étran­gers, que dans d’autres régions du pays. Les parents et les enfants ne vous demandent rien à la diffé­rence d’autres lieux touris­tiques dans monde, où l’on est véri­ta­ble­ment harcelé. Ils vous respectent. S’ils vous posent des ques­tions, c’est simple­ment pour apprendre de vous. Comme leurs parents, les enfants vous invitent à boire le thé chez eux.

Bernard Bel, hiver 2019

Bibliographie

La date appa­rais­sant éven­tuel­le­ment entre crochets carrés est celle de la première visite de l’auteur·e au Gilgit-Baltistan.

Mes sources préfé­rées pour la qualité des photos sont Shor F (1953A10), Clark J (1957A11) et Mons B (1958A15).

✓ Ouvrages et articles dont je recommande la lecture ❤️

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  • A1 · i0fp · [1877] Biddulph, J (1880 réédi­tion 1971). Tribes of Hindoo Koosh. Lahore : Ali Kamaran.
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  • A7 · p8c2 · [1933] Schomberg, RCF (1935). Between the Oxus and the Indus. London : Martin Hopkinson.
  • A8 · o5yk · [-] Wrench, GT (1938 réédi­tion 2009). The Wheel of Health. Amazon : A Distant Mirror.
  • A9 · v4vs · cita­tion de Jerome Irvin Rodale (1948). The Healthy Hunzas. Emmaus PA : Rodale Books.
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  • A13 · a74p · [1950] Shor, J & F Shor (1950). We took the high­road in Afghanistan. National Geographic Magazine, 98, 5 : 673–706.
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  • A17 · f35l · [-] Jettmar, K. (1960). Megalithsystem und Jagdritual bei bei den Dardvölkern. Tribus, 9 : 121–134.
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  • A21 · k76a · [-] Ensminger A (1995). The Concise Encyclopedia of Foods and Nutrition. London : CRC Press.
  • A22 · 2t71 · [-] Miles, M (1998). Goitre, creti­nism and iodine in South Asia : Historical pers­pec­tives on a conti­nuing scourge. Cambridge Core, 42, 1 : 47–67. doi:10.1017/S002572730006333X
  • A23 · nu9n · [-] Ostan, I (2018). Hunza Water and its re-creation by means of the FHES mine­ral powder. PDF en ligne

✓ Ouvrages qu’on pourrait ne pas lire 😣

  • B1 · zx5d · [-] Bircher, R (1952). Les Hounza – Un peuple qui ignore la mala­die. Neuchatel : Victor Attinger.
  • B2 · d6hp · [1958] Banik, AE & R Taylor (1960, réédi­tion 2010). Hunza Land : The Fabulous Health and Youth Wonderland of The World. Long Beach CA : Kessinger Legacy reprints. ➡ Renée Taylor est cosi­gna­taire de cet ouvrage alors qu’elle n’au­rait parti­cipé qu’à sa relecture.
  • B3 · dc37 · [1961] Taylor, R & MJ Nobbs (1962). Hunza : the Himalayan Shangri-la. El Monte CA : Whitehorn.
  • B4 · zfrv · [1961] Taylor, R (1965). Voyage au pays Hunza. Paris : Les Écrits de France. Traduction et « adap­ta­tion » de Taylor R (1964) Hunza Health Secrets for Long Life and Happiness. New York : Award Books, 3d edition.
  • B5 · z5y2 · [1961] Hoffman, JM (1968, réédi­tion 1985). Hunza : 15 Secrets of the World’s Healthiest and Oldest Living People. Valley Center CA : Professional Press Publishing Association.
  • B6 · yci3 · [1961] Taylor, R (1969). The Hunza-Yoga Way to Health and Longer Life. Constellation International. Réception attendue.
  • B7 · nzyo · [-] Godefroy, CH (1984). Les secrets de santé des Hunzas. La Ferrière sur Risle : Godefroy.

✓ Ouvrages que je n’ai pas pu acheter 😢

  • C1 · qkik · [?] von Unruh, I (1955). Traumland HUNZA Erlebnisbericht Von Einer Asienreise. Verladsgenossenschaft Der Waerland – Bewegung.
  • C2 · 4sl5 · [?] Stephens, IM (1955). The Horned Moon : An account of a jour­ney through Pakistan, Kashmir, and Afghanistan. Bloomington IN : Indiana University Press.

▷ Liens

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  • N2 · sf1l · Gilgit-Baltistan – Wikipedia
  • N3 · 0ue2 · Karakoram – Wikipedia
  • N4 · jxfe · Shangri-La – Wikipedia
  • N5 · bwrg · Ouvrage “Lost Horizon” – James Hilton
  • N6 · zkgu · Mir Muhammad Jamal Khan
  • N7 · 4zt1 · Jarvis WT, The Myth of the Healthy Savage (1981). The Myth of the Healthy Savage
  • N8 · g09m · Gilgit – Wikipedia
  • N9 · b5fh · McCarrison work on nutrition
  • N10 · 4u2d · A Brief History of Life Expectancy in Britain
  • N11 · zmid · McCarrison R (1908). Observations on Endemic Cretinism in the Chitral and Gilgit Valleys
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  • N13 · 24ne · Crétinisme – Wikipedia
  • N14 · 1yb3 · Observations on the Amoebae in the Intestines of Persons Suffering from Goitre in Gilgit – PDF
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  • N129 · gwh8 · At the knot of past empires : Zood Khun, a Wakhi village in the high northern moun­tains of Pakistan

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Article créé le 18/10/2019 - modifié le 14/10/2024 à 12h49

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