Rappel du sommaire
⇪ Groupes ethniques
Un témoignage « de terrain » sur les Hunzas se trouve dans l’ouvrage du colonel RCF Schomberg, Between the Oxus and the Indus (1935A7 pages 110–219).
Encore un colonel ? En effet, de nombreux ouvrages riches en données historiques et culturelles ont été écrits par des officiers sur les territoires de l’Empire britannique. Une connaissance profonde de la hiérarchie sociale était vitale pour le maintien de la chape coloniale par une armée réduite au minimum. Les chefs de tribus et dirigeants locaux assuraient le relais. C’est ainsi que la discipline académique « anthropologie sociale » a vu le jour au Royaume-Uni !
Schomberg distingue plusieurs « races » — terme ancien désignant les ethnies (1935A7 pages 125 et 127). Les orthographes des lieux ont été modifiées pour faciliter leur localisation sur la carteN26 :
Il existe trois divisions raciales distinctes dans le Hunza moderne. La partie inférieure du pays, c’est-à-dire depuis la frontière du Nagar au-dessus de Chalat Bala, le long de la rive droite de la rivière Hunza, à l’exclusion de Murtazabad, est peuplée par des habitants de la vallée de l’Indus. De Murtazabad à Altit, tous deux inclus, les habitants sont les premiers habitants du Hunza. Au-delà de Altit, à partir de Gulmit, le pays est connu sous le nom de Little Guhjal, autrefois un état indépendant avec son propre gouverneur ; il était peuplé de Wakhis.
Il existe également de nombreuses colonies, généralement récentes, d’hommes Hunza dans d’autres régions du pays, par exemple Misgar [N54], et dans la plupart des cas, les terres nouvellement ouvertes sont colonisées par des habitants du Hunza eux-mêmes, la surpopulation y étant très importante. Le Hunza proprement dit, à la différence de l’État moderne du Hunza, n’est en réalité que le district qui s’étend le long de la rivière sur cinq ou six miles et dont le chef-lieu est Baltit [proche de KarimabadN23]. Les hommes du Hunza ont vécu ici pendant des siècles dans un isolement complet. […]
Les gens eux-mêmes disent qu’ils viennent de Badakhan et de Wakhan, ou, en d’autres termes, qu’ils sont d’origine iranienne et touranienne, turcs et tadjiks. […]
Contrairement à John Biddulph (1880A1), RCF Schomberg ne classe pas dans la même race/ethnie les habitants du Hunza et du Nagar. Tout en reconnaissant leur origine commune il y a plusieurs siècles, il souligne leur différentiation consécutive à l’immigration. Il décrit ainsi les Hunzas (1935A7 pages 128–129) :
Comment sont les gens du Hunza ? Je devrais les décrire comme étant de peau claire, bien bâtis et actifs, de taille moyenne et plutôt larges. Ils sont adaptables et réactifs, et leur intellect est au-dessus de la moyenne de celui de leurs voisins. […]
En tant que charpentiers et maçons, armuriers, ferronniers ou même orfèvres, ingénieurs des routes, des ponts ou des canaux, les hommes Hunza sont remarquables. Même leur tissu fait à la maison est meilleur que tout autre, et ils démontrent leur talent supérieur d’une douzaine de façons. […]
L’un de leurs défauts est leur tendance à se quereller. Ce sont de grands individualistes qui ne s’accordent pas facilement. Ils sont égoïstes envers leurs familles. Un Hunza quittera son domicile pour gagner sa vie, mais enverra rarement de l’argent ou même une lettre à ses proches. Leur péché est celui de l’avarice. La cupidité est la malédiction du Karakoram, mais elle est pire au Hunza que partout ailleurs.
Schomberg tempère les écrits de Knight, cités précédemment, qui selon lui reflétaient un point de vue trop péjoratif sur les « tribus » que le Royaume-Uni avait décidé de coloniser. Sous la férule des Anglais, les dirigeants du Hunza s’étaient engagés, en gage de leur autonomie, à ne plus se livrer à des actes de guerre. Au moment où Schomberg rédigeait son livre (en 1935) les raids et trafics d’esclaves n’étaient plus qu’un lointain souvenir. Il ira jusqu’à avancer l’excuse de la pauvreté pour justifier leurs pratiques anciennes (Schomberg RCF, 1935A7 page 129) :
Les bonnes et mauvaises qualités des hommes Hunza proviennent de l’environnement dans lequel ils vivent, où la surpopulation est grande, où l’existence est une lutte et où la terre et l’eau sont tout à fait insuffisantes. Des écrivains ont décrit le Hunza comme un État de voleurs, le Mir comme un chef de voleurs, et Knight [1893A2] a été particulièrement virulent dans cette description inexacte et bâclée. Le peuple était habitué à des incursions et des raids, à l’instar des Pathans, car aussi bien au Hunza qu’au Nord-Ouest les conditions économiques les obligeaient à le faire. Mais il est puéril de désigner ces paysans industrieux comme une simple race de voleurs. Ce qu’ils n’ont jamais été. […]
Il reconnaît toutefois une appétence pour l’argent chez les souverains de la vallée de la Hunza, ce qui permet de mieux comprendre les difficultés rencontrées quinze ans plus tard par John Clark (voir plus bas) dans ses tractations avec le Mir du Hunza (Schomberg RCF, 1935A7 page 183) :
Les notables du Cachemire peuvent être vénaux, mais c’est souvent le cas en Inde et je doute qu’ils soient pires que la plupart de leurs collègues. S’ils prennent de l’argent c’est pour un service rendu, alors que les dirigeants [de la vallée de la Hunza] prennent de l’argent à toute occasion, comme un droit inaliénable, et ne font rien en retour.
Le colonel Schomberg signale enfin un mécanisme qui a pu jouer un rôle important dans la survie et la santé de ce peuple isolé (1935A7 page 130) :
Autonomes et satisfaits, ils sont restés intacts et sans influence, et ce n’est qu’après l’expédition britannique de 1891 qu’ils ont commencé à chercher un emploi en dehors de leur pays. En raison de cet environnement, les habitants du Hunza conservent encore un certain nombre de mœurs et coutumes qui ont disparu ailleurs.
Ce détail est important. L’isolement était compensé par une exogamie réglée par la partition de la population en groupes distincts. On peut y voir une forme optimale de préservation du groupe ethnique dans son ensemble. Un mécanisme semblable aurait assuré la survie et le développement des premiers habitants de l’Australie.
La même pratique d’exogamie est décrite par John Tobe, qui la tient du Mir Muhammad Jamal Khan, avec une orthographe différente des noms de tribus : « Diramiting, Khorokoch, Borong, Barataling » (Tobe JH, 1960A16 page 303). Barbara Mons précise que la famille princière appartient à une tribu distincte des précédentes (1958A15 page 110) :
La famille royale a de larges ramifications et forme à elle seule une division ou classe tribale, appelée Thamo, subdivisée en Kareli, de naissance royale des deux côtés, et Arghundaro, d’origine commune du côté féminin. À l’intérieur de ce groupe, le mariage a lieu avec l’approbation du Mir ou à son choix.
Une autre division, hiérarchique celle-ci, est décrite par Niegel Allen (1990A20 page 404) :
⇪ De la légende au mythe
Dans sa description détaillée des us et coutumes des habitants du Gilgit-Baltistan (1935A7 pages 125–197), le colonel RCF Schomberg ne s’est pas prononcé sur la santé ou la longévité des populations en général, ni de celles des Hunzas en particulier.
Il est douteux que McCarrison et d’autres visiteurs européens — mis à part les époux Lorimer — aient pu mener des enquêtes de terrain en raison des barrières sociales et linguistiques. La langue principale des Hunzas est le bourouchaskiN55. Le shinaN56 et le wakhiN57 sont aussi parlés dans la vallée de la Hunza. Plus tard, John Clark (1956N22) communiquait en ourdou, langue officielle du Pakistan enseignée aux écoliers, et il avait pris comme interprètes des jeunes gens « du peuple ». Pour presque tous les autres visiteurs, après 1945, les échanges entre étrangers et population étaient habilement pilotés par le Prince (Mir) Muhammad Jamal KhanN6 et ses proches. Ce filtrage de l’information a largement contribué au renforcement des croyances sur la santé et la longévité des Hunzas.
En 1938, Guy Wrench écrivait (A8 page 14) :
Les Européens ne séjournent pas en Hunza. En transit, ils passent quelques jours à Baltit [Karimabad], capitale de Stanza, achetant des fournitures pour la suite de leur voyage et profitant de l’hospitalité de son célèbre gouverneur le Mir Muhammad Nazim Khan. Il n’existe aucun rapport sur le Hunza par un de ses résidents. Néanmoins, de nombreux voyageurs ont fait part de leurs impressions sur le Hunza, et les officiels de la Gilgit Agency à laquelle le Hunza est maintenant rattaché doivent visiter la vallée dans leurs tournées officielles. Ainsi, on connaît un bon nombre de choses sur le peuple Hunza, mais superficiellement plutôt que de manière intime.
C’est typiquement le cas de la plupart des voyageurs occidentaux auteurs des livres qui ont façonné l’opinion sur le Hunza. La construction du mythe d’un groupe doté de qualités surhumaines est emblématique de la naïveté de certains Occidentaux face à des populations dont ils ne connaissent ni la langue ni les coutumes.
Le fantasme d’un berceau de la sagesse humaine protégé de toute « pollution civilisatrice » — les « sauvages en bonne santé » selon William T Jarvis (1981N7) — a exercé la même fascination que la recherche compulsive de l’Eldorado illustrée par Werner Herzog dans son film Aguirre, la colère de DieuN58 !
⇪ Maladies et mortalité
Dans son ouvrage Studies in Deficiency Diseases, le docteur Robert McCarrison parlait ainsi des Hunzas (1921A4 page 9) :
Ma propre expérience inclut un exemple de race, jamais surpassée dans la perfection physique et l’absence de maladie en général […]
Jay Milton Hoffman cite à l’appui de cette affirmation (1968B5 page 222) un événement relaté dans l’ouvrage Holiday in Hunza publié par une maison d’édition adventiste (Henrickson JH, 1960A14). Nous verrons que les Adventistes ont joué un rôle important dans la glorification du végétarisme des Hunzas.
Le « show » à l’intention des voyageurs américains était orchestré par la famille princière (A14 pages 72–73) :
La Rani [Shams-un Nahar] avait suggéré au Dr Verna [Verna L. Robson] que dimanche matin elle reçoive les femmes nécessitant des soins médicaux. Le Dr Verna était prête à cela, bien qu’elle eût très peu de médicaments. Une des salles du deuxième étage du palais a été aménagée en salle d’examen et, à 10 heures, les femmes ont commencé à arriver. La Rani elle-même a conduit chaque femme chez le médecin et l’a présentée. Son Altesse traduisait les propos de la patiente en ourdou pour l’infirmière Laurice, et Laurice traduisait en anglais pour le médecin. Dix-sept femmes sont venues pour une consultation et des conseils. Elles ont apporté des assiettes de fruits et de légumes jusqu’à ce que la table de la réception soit couverte de produits.
Le Dr Stan [Stanley Wilkinson] semblait tenir une clinique en continu, car chaque jour plusieurs personnes venaient sous sa tente, appelaient “Doctor-Sahib” et expliquaient “j’ai mal ici” ou “mon bacha [enfant], il ne va pas bien”.
Hoffman a collecté d’autres informations sur cet événement qu’il livre ici, avec une conclusion épatante dans son chapitre titré : Est-ce que quelqu’un tombe jamais malade au Hunza ? (Hoffman JM, 1968B5 page 222) :
J’ai écrit à Mme Henrickson pour lui demander des éclaircissements sur les affirmations ci-dessus. Elle m’a répondu que les deux médecins avaient vu environ 66 patients et que, dans la clinique du Dr Stan, il voyait surtout des enfants atteints de dysenterie ou de maux des yeux causés par des pièces remplies de fumée parce qu’elles n’avaient pas de cheminées — seulement une lumière ouverte dans le toit. Ainsi, sur une population d’environ 55 000 personnes, seules 17 femmes sont venues voir le Dr Verna L. Robson à l’époque quand elle a tenu la clinique [un seul jour] ! Les autres patients composés d’hommes et d’enfants venus voir le Dr Stanley L. Wilkinson étaient au nombre d’environ 49 et il s’agissait principalement d’enfants.
Pour le moins, c’est un miracle moderne que si peu de gens sur 55 000 aient été suffisamment malades pour venir voir les médecins. Je crois sincèrement que ces faits indiquent que les habitants du Hunza sont effectivement les plus sains du monde et que leur pays est véritablement une fontaine de jouvence.
Statistique impressionnante, en effet… Sauf qu’il aurait dû se demander comment les 55 000 habitants de la « fontaine de jouvence » avaient été prévenus de la présence des deux médecins… On peut même s’étonner qu’un si grand nombre aient consenti à venir, que ce soit dans le palais du Mir, les bras chargés de fruits et légumes — ce qui laisse entendre qu’il s’agissait de femmes aisées proches de la famille princière — ou sous la tente d’un étranger qui ne parlait pas leur langue. Jewel Henrickson avait d’ailleurs signalé dans son ouvrage Holiday in Hunza (1960A14) que de nombreux patients s’étaient présentés spontanément après la scène dans le palais du Mir (voir plus bas).
Le docteur Hoffman reconnaît toutefois (1968B5 page 221) — mais sans donner de chiffres — que « de nombreux bébés et jeunes enfants souffrent de dysenterie à cause de la mouche égyptienne [?] très commune au Hunza et du manque d’hygiène ». Ceci après avoir déclaré (B5 page 108) qu’il n’y avait pas d’insectes au Hunza !
John Tobe raconte en détail un entretien qu’il a eu en 1959, en présence du Mir Muhammad Jamal Khan, avec Muhammad Yusuf Khan, un jeune médecin pakistanais posté à Aliabad (Tobe JH, 1960A16 pages 379–387). Le médecin évoque des cas d’épilepsie mais Tobe estime ils sont nettement moins fréquents — ou diagnostiqués ? — qu’aux USA. La maladie la plus prévalente, selon le médecin, serait la dysenterie qui est rarement grave. Des goitres commencent à apparaître de manière inquiétante chez les jeunes gens. Approuvé par le Mir, John Tobe les attribue au fait que, depuis une dizaine d’années, les gens utilisent du sel « raffiné » importé de Gilgit au lieu d’utiliser le sel de mine « naturel » de Shimshal. Son diagnostic s’expose à la critique, car il n’est pas avéré que ce « sel de l’Himalaya » serait plus riche en iode que le sel de mer. La même explication — sel « raffiné » au lieu de « naturel » — est avancée pour justifier la progression inquiétante des caries dentaires, sans jamais envisager que leur découverte plus fréquente pourrait être associée au suivi et à l’accès aux soins dentaires.
Le médecin reconnaît que les Hunzas sont réfractaires à l’idée de venir le consulter, étant plutôt enclins à croire que les maladies sont causées par de mauvais esprits (Tobe JH, 1960A16 page 384). John Tobe admet que les maladies des yeux et des poumons peuvent frapper en hiver, à cause de la fumée des feux sans cheminée, et que les femmes en sont les premières victimes.
Barbara Mons a interrogé le médecin en poste à l’hôpital de Baltit, en 1958, alors qu’il s’apprêtait à opérer une appendicite (Mons B, 1958A15 page 105) :
Dr. Safdar Mahmood a récemment envoyé à mon mari une analyse de tous les cas de maladies qu’il a eues à traiter l’an dernier. Elles comprennent, en plus d’une multitude de plaintes humaines les plus ordinaires, 384 cas de dysenterie, 1 de typhoïde, 734 d’autres maladies intestinales, 290 de paludisme, 113 de fièvre rhumatismale, 426 de goitre.
Elle ajoute que le forgeron de Baltit reçoit fréquemment des personnes venues lui faire arracher des dents plutôt que de faire appel à un dentiste.
Selon le docteur Muhammad Yusuf Khan, les femmes ne consultent pas pour des problèmes gynécologiques et se résignent à mourir lorsque la maladie s’aggrave (Tobe JH, 1960A16 page 385). Elles travaillent dur jusqu’aux jours de leurs accouchements, croyant que les efforts physiques facilitent la parturition. Le médecin reconnaît enfin, sans citer de chiffres, que la mortalité infantile « n’est pas aussi faible que ce que certains auteurs voudraient nous faire croire » (A16 page 386). Les quatre premiers fils du couple princier (Muhammad Jamal Khan et Shams-un Nahar) sont morts en bas-âge, mais les parents soupçonnent qu’ils ont été empoisonnés par un membre de leur famille ou un serviteur (Henrickson JH, 1960A14 page 63).
John Tobe dit avoir lu le livre de John Clark (1957A11) mais curieusement il ne commente pas ses observations sur la santé de la population du Hunza… Ses critiques des travaux de Clark reflètent d’ailleurs une lecture superficielle ou fortement biaisée. Il revient sur son entretien avec le médecin dans le chapitre Misconceptions de son ouvrage (Tobe JH, 1960A16 pages 620 et 617) :
Des affirmations précises du médecin qui était en poste à Aliabad au Hunza, il est vrai que des maladies telles que le cancer, le diabète, les maladies cardiaques et l’hypertension sont absolument inconnues au Hunza. Mais il existe d’autres maladies, peut-être pas aussi cruciales mais, néanmoins, des maladies graves. À mesure que de plus en plus de raffinements de la civilisation seront connus et utilisés au Hunza, il est certain que de nombreuses autres maladies de civilisation, pour l’instant inconnues au Hunza, arriveront dans ce pays. […]
Je n’ai encore jamais vu de race aussi saine que celle des Hunzas. Mais dire que c’était une race qui jouissait d’une santé parfaite, je le considèrerais un peu exagéré, car le médecin traite quelques patients de temps en temps actuellement, et l’hôpital accueille des personnes malades. Je dois avouer honnêtement que je n’ai vu aucun malade au Hunza, mais il y en a beaucoup qui ne jouissent pas d’une santé parfaite.
Tobe attribue la santé de la plupart des Hunzas à leur isolement géographique et au « magnétisme des sommets imprenables démesurés [qui] donne des forces à de nombreux humains » (1960A16 page 268). S’il dit vrai, on serait en droit de lui demander pourquoi leurs voisins les plus proches du Nagar n’en ont pas bénéficié. La seule tentative d’explication serait que le sol du Hunza est beaucoup plus accidenté et inhospitalier, induisant une forme de résistance naturelle (1960A16 page 25).
Des témoignages de situations vécues par les visiteurs illustrent avec certitude les capacités physiques exceptionnelles de certains Hunzas, comme les trois hommes qui ont accompagné Franc Shor à la chasse au mouton Marco PoloN59 au-dessus du glacier Batura (Shor F, 1953A10 page 500) :
Les guides trouvaient que je progressais trop lentement. Le shikari [chasseur] restait avec moi mais les pisteurs se précipitaient en avant comme des chiens de chasse, faisant au moins trois fois plus de chemin que moi sans manifester la moindre trace de fatigue. […] Les Hounzas voulaient chasser toute la nuit. J’étais épuisé, mes pieds étaient en plomb, mes poumons sur le point d’éclater, mon cœur dansait la sarabande. […]
L’ovis polii [mouton Marco Polo] a un corps de la taille d’un âne, une grosse tête et de magnifiques cornes courbées. Un record du monde de tête, juste à côté, avait des cornes de 2 mètres le long de la courbe extérieure. Je me suis allongé, attendant que ma respiration haletante se calme. Puis j’ai appuyé le fusil sur la crête, visé et pressé la gâchette.
Les animaux qui paissaient se sont enfuis, comme propulsés par des hélices. Ils ont jailli en grimpant au mur rocailleux. Tous sauf un gros bélier. Il est resté immobile une seconde puis a dévalé la pente. Tair Shar a tiré. Le jeune bélier a chuté en plein vol. […]
Il nous a fallu, au guide et à moi, six heures pour revenir au village. Peu après, les pisteurs sont arrivés, chacun avec ses cent kilos de mouton sur le dos. Aucun d’eux n’avait l’air fatigué.
Le mouton Marco Polo (ovis ammon polii) est un mouton alors que le bouquetin, bien plus fréquemment rencontré, est apparenté à la chèvre (Tobe JH, 1960A16 page 468).
Il est compréhensible que Franc Shor ait par la suite tenté de dissuader Allen Banik, âgé de de 52 ans, de se rendre au Hunza (Banik AE, 1960B2 page 30) !
L’agilité remarquable des Hunzas est confirmée par Tobe (1960A16 page 373) :
On a beaucoup parlé des habitudes de marche des Hunzas… les longues distances, les montées, leur endurance et leur démarche légère. J’ai peu d’expérience de leur endurance, mais de leur démarche je peux parler avec un certain degré d’autorité. Ils ont la marche et la cadence les plus légères et les plus agiles que j’ai jamais vues de ma vie. Ils semblent glisser ou sauter sans effort. Si des habitants de la planète ont appris à marcher sans gaspiller d’énergie, je crois que les habitants du Hunza connaissent ce secret. […]
Je n’ai aucun souvenir d’avoir vu un Hunza se reposer après une marche. […] En outre, ils ne s’affaissaient jamais, que ce soit en marchant, debout ou assis. Peu importe où vous les ayez vus, ils gardaient la tête droite et la poitrine ouverte.
Et page 181 :
Je regrette mon incapacité à décrire leur méthode de marche en détail. Mon vocabulaire n’est tout simplement pas à la hauteur pour donner une description adéquate de la démarche de ces hommes Hunza. Je ne l’ai vu nulle part ailleurs dans mes voyages. Non, même les Nagirwals ne marchaient pas comme les Hunzas.
Il reconnaît toutefois que l’endurance des Nagaris était comparable à celle des Hunzas (Tobe JH, 1960A16 page 618).
Les observations de médecins (ou voyageurs profanes) qui disent s’être renseignés sur la santé des Hunzas sont au mieux basées sur un entretien avec le responsable du centre médical, en présence du Mir ou de l’un de ses proches. Ils n’ont pas mené d’enquête sur la population, loin de ce centre, avec des instruments médicaux. Comment peut-on affirmer qu’il n’y a pas de diabète sans mesurer la glycémie, ou de problème cardiaque sans vérifier la tension artérielle et autres paramètres ? Le matériel médical était peu sophistiqué au milieu du 20e siècle : aurait-on pu détecter des cancers ou des maladies cardiovasculaires en l’absence d’outils de diagnostic ? J’entends encore dire, dans mon village au 21e siècle, que telle personne âgée est morte « d’un arrêt du cœur »…
À cette époque, les personnes gravement malades au Hunza n’étaient pas en mesure de se déplacer, encore moins les femmes qui avaient la charge de la maison. Elles n’osaient pas non plus approcher un médecin inconnu, de sorte qu’on ne pouvait s’étonner qu’elles meurent en moyenne cinq ans plus jeunes que les hommes. Le docteur Banik nous offre sa version « moitié du verre plein » en écrivant : « Les hommes survivent aux femmes en moyenne de cinq ans » (Banik AE, 1960B2 page 225) ! 😣
Si en 1959 les personnes malades — surtout les femmes — ne pouvaient, ou ne voulaient pas, venir consulter un médecin pakistanais à Aliabad, centre de la vallée de la Hunza, il est encore moins probable qu’elles aient marché plus de 100 kilomètres pour venir consulter un médecin anglais à Gilgit au début du siècle. Il n’y a donc rien d’étonnant à ce que Robert McCarrison n’ait connu que des Hunzas (hommes) en pleine santé. Il n’empêche que son incantation « un exemple de race, jamais surpassée dans la perfection physique et l’absence de maladie en général » (McCarrison R, 1921A4 page 9) est reprise à l’unisson comme preuve que les Hunzas jouissent d’une santé éblouissante.
Parmi les 5684 patients qu’il a soignés en 1950, John Clark a dressé une liste des maladies les plus fréquemment rencontrées : dysenterie, teigne, impétigo, cataracte, tuberculose, scorbut, paludisme, ascaridiase (vers), leucoderme, staphylocoque, caries dentaires, goitre, bronchite, grippe, pneumonie, genoux rhumatisants du rachitisme etc. Effectivement, aucune des maladies chroniques qui frappent les « civilisés » de manière plus visible aujourd’hui… Il expose dans son livre les réticences des habitants face à l’inefficacité et la dangerosité des dispensaires médicaux installés dans la région (Clark J, 1957N22 page 155) :
Un père a conduit sa petite fille là où j’étais assis sur la véranda du bungalow-dak. Son visage était terrible à voir ; un globe oculaire était aveugle et cicatrisé et l’autre suintait de pus sanglant sur sa joue. J’ai donné un traitement d’urgence avec des sulfamides et me suis tourné vers le père.
— « Emmenez cet enfant à Gilgit immédiatement ! Ils pourraient peut-être sauver la vue de cet œil unique. »
— « Non, Sahib », a‑t-il dit fermement, « nous n’irons pas là-bas. »
— « Pourquoi pas ? » ai-je demandé.
— « Parce que je l’ai emmenée là-bas il y a six mois lorsque son premier œil est devenu douloureux et que le médecin n’a rien fait pour elle », a‑t-il répondu.
— « Pourquoi ne l’emmenez-vous pas au responsable du dispensaire gouvernemental à Chalt, alors ? » ai-je demandé.
— « Parce que le responsable lui-même m’a dit qu’il n’avait aucun médicament qui pourrait l’aider. Seul ton médicament nous guérit, Sahib, et quand tu n’es pas là, il n’y a personne pour s’en occuper. »J’ai été de nouveau surpris par les pressions qui m’épuisaient ! Neuf garçons du Hunza dépendent de moi pour l’éducation et la nourriture. Les gens d’ici et de chaque oasis deviennent aveugles, meurent d’une pneumonie, souffrent de maladies que je pourrais soigner… L’avenir économique de la région dépend de mes enquêtes [géologiques]… Je ne pouvais pas tout faire ! Des cas comme celui-ci me venaient presque tous les jours. Si je ne les soignais pas, les gens tombaient malades, devenaient aveugles ou mouraient. Si je les traitais, j’étais accusé de diminuer le prestige du gouvernement pakistanais. En fait, si le Dr Mujrad Din, chirurgien de l’Agence, s’était rendu dans cette région avec son excellente formation en médecine, mon travail médical aurait été réduit aux premiers secours occasionnels. Je savais […] avec quel enthousiasme le gouvernement pakistanais aurait appuyé tous les efforts qu’il aurait pu déployer. Il n’avait qu’à réquisitionner pour que du matériel moderne et des médicaments soient envoyés en remplacement des remèdes dangereusement périmés des dispensaires locaux.
Dans The Concise Encyclopedia of Foods and Nutrition (Ensminger A, 1995A21 page 619 voir ci-dessus), on peut lire :
En fait, il apparaît que les rapports d’excellente santé et longévité de ces gens sont moins que précis, puisqu’une équipe de médecins japonais a découvert plusieurs cas de cancer, de maladies cardiaques et de tuberculose au cours d’études et n’a obtenu que peu de preuves d’une longévité particulière de la population du Hunza (Jarvis WT, The Myth of the Healthy Savage, 1981N7 page 19). La mortalité infantile y est extrêmement élevée, avec un taux de mortalité de 30% avant l’âge de 10 ans, et 10% des adultes décèdent avant l’âge de 40 ans. Il apparaît donc que les vieillards Hunza actifs observés par les chercheurs de secrets de longévité représentaient les plus résistants de ce groupe, bénéficiant d’une faculté exceptionnelle d’adaptation aux conditions primitives.
En 1950, John Clark ne disposait pas de statistiques démographiques mais il collectait des données sur les dizaines de personnes qui se présentaient chaque matin à son dispensaire médical de Baltit (Karimabad), ainsi que sur les jeunes gens recrutés dans son école de sculpture sur bois (Clark J, 1957N22 page 170) :
Cette nuit-là, j’ai fait un recensement dans mon école afin de savoir combien d’étudiants avaient perdu des membres de leur famille immédiate. La table de mortalité se lisait comme suit :
Gohor Hayat : mère, 3 frères, 2 sœurs
Sherin Beg : 1 frère, 1 soeur
Nour-ud-Din Shah : mère, 2 frères, 2 sœurs
Muhammad Hamid : mère, 1 sœur
Burhan Shah : 1 frère, 1 sœur
Nasar Muhammad : mère, 2 frères, 1 sœur
Mullah Madut : 2 frères
Suleiman Khan : 1 frère
Ghulam Rasul : pèreCes neuf garçons [voir la photo du groupe plus bas] appartenaient tous à des familles plus aisées que la moyenne ; ils mangeaient mieux que la nourriture habituelle et vivaient dans des maisons propres. Ceux qui ont écrit sur les « Hunzas en bonne santé » et les avantages du « jardinage biologique » ont propagé un mythe sans se préoccuper de connaître leur véritable situation. [Gohor] Hayat a résumé rapidement et brutalement la vie au Hunza : « Ceux d’entre nous qui vivent sont forts. Ceux qui ne le sont pas meurent. »
⇪ Longévité
Christian Godefroy n’hésite pas à raconter (1984B7 pages 18–19) :
Un Hunza ayant atteint l’âge quasi-incroyable de 145 ans, et qu’on hésite cependant encore à qualifier de vieillard, marche encore avec une facilité déconcertante, sans cane ni soutien, le buste bien droit, la taille mince, dépourvu de cet inévitable ventre qui flétrit la silhouette de la plupart des Occidentaux d’un certain âge. ➡ Même à 145 ans ? 🙂 Cet ancien (c’est ainsi que les Hunzas appellent les gens du troisième âge qui est d’ailleurs chez eux le véritable âge d’or) était dans une forme resplendissante, et il le prouva d’une façon tout à fait surprenante, et à vrai dire presque incroyable à nos yeux. En effet, il jouait encore au volley-ball avec des plus « jeunes » qui devaient avoir aux alentours de 70 ans (moins de la moitié de son âge) et ne semblait pas se lasser de sauter pour attraper le ballon. Un spectacle à vous couper le souffle ! À la fin de la partie, il n’alla pas se coucher ni même s’asseoir pour récupérer, et n’eut pas besoin de recourir aux services d’un masseur pour soigner ses courbatures. Non, il alla plutôt assister au Conseil de la ville, à titre d’ancien, en se rendant au château du Souverain, 400 mètres d’altitude au-dessus du terrain de jeu !…
Tel que rédigé, on pourrait croire que ce récit provient du vécu personnel de Christian Godefroy. Sachant que l’auteur n’a pas visité le Hunza, on devrait attribuer le témoignage au docteur McCarrison, seule « autorité » mentionnée au début de l’ouvrage. En réalité, il est l’œuvre de Renée Taylor (1964N60 page 89) :
Je sentis tout à coup que quelqu’un me regardait. C’était un ami, un jeunot [sic] de cent quarante-cinq ans. Il ne parlait pas un mot d’anglais mais il avait un joli sourire et, quand il me regardait, je sentais que je comprenais ce qu’il voulait me dire. Il se rappelait quelques contes merveilleux et des histoires qu’il raconterait aux enfants, et qu’eux à leur tour raconteraient à d’autres. Sa longue barbe blanche était soyeuse, ses cheveux blancs joliment fournis et bien tenus. Grand et mince, il avait l’air si jeune sous le soleil luisant.
La suite de cette histoire est effectivement la participation du « jeunot » au match de volley-ball puis au Conseil des Anciens. Mais comment savait-elle son âge ? Le Mir Muhammad Jamal Khan lui avait expliqué (Taylor R, 1964N60 page 75) :
L’âge n’a rien à voir avec le calendrier. L’âge n’est que le murissement du corps et de l’esprit. Ici, en Hunza, l’âge d’un homme est calculé uniquement en fonction de ses réalisations : plus il en a fait, plus il a acquis de sagesse, donc plus grande est sa maturité, donc sa valeur.
Cette déclaration — du genre qui pourrait être likée par des millions de lecteurs de Facebook — est ambivalente. Au delà de la leçon de sagesse à laquelle on ne peut qu’adhérer, elle permet de passer sous silence que le Hunza ne disposait d’aucun registre d’état civil, ce que tous les voyageurs ont confirmé, entre autres Barbara Mons (1958A15 page 106). Les habitants du Hunza ignoraient tout du calendrier. Le Mir peut donc tranquillement ajouter (Taylor R, 1964N60 page 76) :
Du jour de sa naissance [date d’anniversaire] un Hunzakut n’est jamais choyé. Il reste actif jusqu’au jour de sa mort et ne pense pas qu’il est en train de vieillir. Ici, nous n’avons que le temps de penser aux choses nécessaires. Se préoccuper d’une abstraction aussi indéfinissable que le tic-tac d’une horloge ou tourner la page du calendrier, c’est de la démence.
Selon Renée Taylor (1962B3 page 43), la teinture au henné était un signal coutumier que l’homme âgé cherchait une nouvelle épouse. Elle publie (page 45) la photo d’un vétéran à la barbe teintée « qui était un formidable champion et guerrier il y a plus d’un siècle »…
John Tobe, en 1959, a lu et entendu parler d’hommes hunzas « qui pourraient atteindre l’âge de 140 ans » mais il aborde le sujet sous la forme d’une question (1960A16 page 404) à laquelle il répond plus loin par la négative (A16 page 616) :
L’homme le plus âgé que j’aie pu trouver au Hunza aurait 105 ans. Je tiens à souligner fermement qu’aucune statistique vitale n’est conservée au Hunza. Par conséquent, il n’est pas facile de définir un âge ou une date précise. J’admets toutefois que l’âge de ce vieil homme était correct et établi sans l’ombre d’un doute. Le fait qu’il était en vie avant la naissance du grand-père du Mir ([Muhammad Nazim Khan] décédé en 1938 à l’âge de 79 ans) prouve amplement que la déclaration est exacte. Il y a beaucoup de gens au Hunza âgés de plus de 90 ans, un bon nombre de plus de 95 ans et quelques uns de plus de 100 ans.
Franc Shor écrit en 1952 que le Conseil des Anciens était formé de douze membres « dont la moitié de plus de 80 ans » alors que le plus âgé se donnait 97 ans (Shor F, 1953A10 pages 493–495).
L’étude de la littérature me permet de dire que, pendant les visites des Occidentaux précédant celle de John Tobe en 1959, le Mir Muhammad Jamal Khan n’affichait pas encore sa croyance en une longévité exceptionnelle des Hunzas — « plus de 120 ans et jusqu’à 140 ans ». Il la formulera explicitement, deux ans plus tard, dans son avant-propos de l’ouvrage de Jay Milton Hoffman (1968B5)… peut-être sous la dictée du gériatre (voir plus bas) et certainement avec la bénédiction de Renée Taylor (1962B3).
John Tobe a osé remarquer que les femmes Hunza lui paraissaient plus vieilles que leur âge, bien qu’il en ait aperçu rarement car elles s’enfuyaient à son approche (1960A16 page 617)… ce qui n’a rien d’étonnant ! Il juge fantaisistes les propos d’Occidentaux qui affirment : « Des femmes de 80 à 90 ans paraissent aussi jeunes que nos femmes de 30 à 40 ans » (A16 page 298). Il reconnaît (page 617) que la plus belle personne qu’il ait eu le privilège de rencontrer au Hunza était la Rani Shams-un Nahar, originaire de l’État voisin du Nagar. Un privilège, car quelques années plus tôt elle vivait encore en ségrégation — purdahN61 —, seule femme du Hunza soumise à cette coutume (Shor JB, 1955A12 page 282 ; Shor F, 1953A10 page 498). Elle avait sollicité l’accord de son époux pour abandonner cette coutume après un séjour à Karachi (Henrickson JH, 1960A14 page 60).
N’ayant pas osé demander son âge, Tobe estime qu’elle doit être dans la quarantaine puisqu’elle s’est mariée en 1934 et sa fille aînée, Dur e Shawar, a déjà deux enfants. Shams-un Nahar a été mariée à l’âge de 14 ans comme elle le précise dans un entretien (Beg FA, 2000N41). Elle devait donc avoir 39 ans en 1959. Tobe écrit admirativement : « Elle ne paraît pas avoir un jour de plus que 25 ans » (Tobe JH, 1960A16 page 299).
Dans un commentaire de la page Les Turcs de Hunza : le secret d’un peuple qui peut vivre jusqu’à 145 ansN34, Bernard Grua intervient :
Pour ma part j’ai connaissance de personnes qui y sont décédées du cancer. J’ai ouvertement posé la question de la longévité à Alam Jan Dario, un habitant de Chapursan, qui est une référence locale et internationale. Sans se prononcer sur le passé, il dit qu’aujourd’hui la longévité des personnes n’est pas plus remarquable qu’ailleurs. Je n’ai d’ailleurs pas remarqué un pourcentage important de personnes âgées. On peut ajouter que, compte tenu des difficiles conditions de vie et des maternités précoces, les femmes ayant plus de trente ans paraissent plus âgées que celles de nos pays occidentaux.
Le témoignage de John Tierney, qui a visité le Hunza en 1996, permet d’apprécier les conditions sanitaires dans les villages qui fonctionnent « à l’ancienne » et de cerner la perception qu’en ont les habitantsN62 :
L’air de la montagne paraissait pur, mais les gens passaient la plupart de leur temps dans des huttes de terre à respirer l’air horriblement pollué par des feux à ciel ouvert. Ils souffraient de bronchite et de nombreuses affections telles que la tuberculose, la dysenterie, le paludisme, le tétanos et le cancer. Une carence en iode dans leur régime alimentaire a provoqué un retard mental. Les enfants souffrent de faim au printemps alors que les magasins d’alimentation s’épuisent. Selon une étude médicale réalisée en 1986, l’espérance de vie des habitants des villages traditionnels isolés n’était que de 53 ans pour les hommes et de 52 ans pour les femmes.
Les personnes en meilleure santé étaient celles qui vivaient dans des villages plus modernes à proximité d’une nouvelle route vers le monde extérieur. Là, des camions apportaient de la nourriture, des vaccins, des antibiotiques, du sel iodé et des poêles à cheminée. Au plus près de cette route, l’espérance de vie augmentait, une tendance qui aurait ravi les concepteurs du Futurama de General Motors : mieux vivre grâce aux autoroutes.
Les habitants du Hunza n’étaient cependant pas ravis. Pratiquement toutes les personnes que j’ai interrogées pensaient que l’intrusion de la civilisation moderne raccourcissait les vies. Les gens ont imputé leurs problèmes de santé actuels aux produits chimiques contenus dans les fruits importés et aux germes contenus dans les céréales importées, et ils ont insisté sur le fait que la vallée était autrefois vraiment Shangri-La. Bibi Khumari, une femme âgée, m’a dit : « Les gens d’aujourd’hui sont comme des crayons. Nous étions comme des troncs d’arbres. Les bébés étaient tellement en bonne santé dans le passé. »
— « Combien de bébés avez-vous eus ? » ai-je demandé.
— « Seize. Mais les treize premiers sont morts. »
— « Treize sont morts ? Mais vous avez dit qu’à cette époque les bébés étaient en très bonne santé. »
— « J’ai eu une malédiction des fées. C’est pourquoi mes enfants mouraient. Sinon, les bébés étaient en bonne santé. » Elle a fait une pause, puis ajouté distraitement : « Aujourd’hui, il n’y a plus autant de maladies des fées. »
Dans un article Elders of Pakistan’s apricot orchards show life is sweet after 100 in a real Shangri-La du journal The Independent (2 août 2003), Jan McGirk qui a rencontré plusieurs (presque) centenaires au Hunza cite le docteur Khwajaa Khan, un médecin généraliste :
Ces gens étaient remarquablement robustes. S’ils pouvaient survivre aux maladies infantiles, ils vivaient des vies extrêmement longues et actives. Les conditions dures servaient de sélection naturelle.
Les observateurs occidentaux du début du 20e siècle ont été influencés par les travaux « scientifiques » de Robert McCarrison (voir plus haut) qui attribuait la santé et la longévité des Hunzas à leurs seules habitudes nutritionnelles. Cette explication était en phase avec une approche hygiénisteN63 opposant la décadence des sociétés industrielles aux vertus d’un espace naturel protégé comme la vallée de la Hunza — bien que, selon les dires des voyageurs, inexistants au Nagir voisin. Les visiteurs enthousiastes qui militaient pour l’agriculture bio, la sobriété alimentaire et l’hygiène psychique, n’ont fait que renforcer cette interprétation « comportementale » en mentionnant McCarrison à l’appui de leurs théories.
Le docteur Khwajaa Khan cité par Jan McGirk (voir ci-dessus) rappelle le rôle de la sélection naturelle qui s’exerce par l’élimination des individus les plus faibles, autrement dit une mortalité infantile élevée dont la plupart des Occidentaux ne se sont pas inquiétés… Ajouter à cela, chez les Hunzas, le fait que les femmes meurent plus jeunes que les hommes ; les vieillards de haut rang peuvent donc procréer en secondes noces — avec de jeunes épouses.
L’existence de gènes favorisant la longévité a été prouvée par une étude sur les centenaires juifs ashkénazes de New York — voir mon article Régime de longévité - cuisine à l'italienne. Cette population est remarquable car elle bénéficie d’une longévité exceptionnelle sans observer aucune règle de vie supposée y contribuer.
La présence au Hunza de nombreux centenaires, au siècle dernier, voire de supercentenairesN64 si elle était confirmée, aurait donc une cause multifactorielle : environnement, style de vie et sélection génétique. En l’absence de données scientifiques et sous l’effet de liens d’intérêt, les croyances se sont focalisées sur un facteur au détriment des autres.
Les habitants racontent qu’après la construction de la route qui relie la Chine au Pakistan à travers la vallée de la Hunza, leurs habitudes alimentaires ont été profondément modifiées. De nombreuses personnes décèdent plus tôt de maladies cardiovasculaires ou de cancers. Ghulbakht (voir photo) nous livre son secret de sagesse centenaire :
Les voisins se méfiaient de moi car ils craignaient ma langue de vipère. Je battais mon mari, mon mari me battait, et nous nous disputions à propos des enfants. Mais à présent je me sens comme la dernière feuille d’un arbre. Le secret du bonheur est de dire aux gens ce qu’ils ont envie d’entendre. Les pieux mensonges peuvent éviter les querelles.
John Tobe conteste l’affirmation selon laquelle des hommes concevraient des enfants à un âge de 90 à 100 ans. Dans ses entretiens avec le Mir Muhammad Jamal Khan, il lui a été dit qu’une conception vers l’âge de 70 ans était assez fréquente — bien entendu chez les plus riches — avec la « deuxième ou la troisième femme plus jeune » (Tobe JH, 1960A16 page 616). Ce scénario est envisageable dans les familles monogames du Hunza parce que les femmes y meurent plus tôt que les hommes.
Les vieux habitants du Hunza ne connaissant pas leur année de naissance, il est douteux qu’ils disent spontanément leur âge. Je suis tenté de croire que ces âges leur ont été attribués par des interprètes qui voulaient impressionner les touristes : “This man is aged 120!”. Le touriste se tourne vers l’ancêtre : “Are you really 120 ?”. Réponse : “Yes!” Il ne faut jamais contredire un visiteur étranger, surtout quand on n’a pas compris sa question… 😉
⇪ Régulation des naissances
Les apôtres de la culture Hunza font l’apologie de leur méthode « naturelle » de régulation des naissances. En référence à Guy Wrench (1938 réédition 2009A8 page 57), le docteur Jay Milton Hoffman nous en livre le secret, enchaînant sur une belle leçon de morale puritaine (1968B5 pages 62–63) :
Un garçon est allaité pendant trois ans et une fille pendant deux ans. Pendant la période d’allaitement, il n’y a aucun rapport intime entre mari et femme car on estime dégradant pour une femme de tomber enceinte alors qu’elle est encore en train d’allaiter son enfant. […]
Pour ceux qui lisent ce livre en d’autres endroits du monde, ceci peut paraître incroyable mais ce sont des faits absolus [sic]. Quand on commence à réaliser que la perversion du sexe est devenue une importante source de crime et de malheur dans le monde, on peut aussitôt comprendre pourquoi il n’y a pas de crimes, de policiers ni de prisons dans le pays Hunza. […]
Quel monde merveilleux si partout la vie de famille pouvait ressembler à celle du Hunza ! Chaque foyer serait un petit paradis. C’est l’amour, et non le sexe incontrôlable, qui en serait le principe conducteur.
La version que donnait John Clark (1957N22 page 171) est un peu plus terre à terre :
La légende du « contrôle des naissances au Hunza » découle de l’habitude d’allaiter chaque bébé pendant environ dix-huit mois, période pendant laquelle les rapports sexuels sont interdits. Cela contribue à réduire la mortalité infantile en assurant une alimentation saine pendant une longue période, mais n’empêche évidemment pas un couple normalement fertile d’avoir six à neuf enfants. La population augmente à un rythme effrayant ; les Hunzas émigrent dans tous les États voisins et le surpeuplement continue de s’aggraver chaque année.
Ce point est confirmé par John Tobe qui remarque que chaque famille aurait en moyenne cinq enfants, ce qui ridiculise l’idée même de “birth control” (Tobe JH, 1960A16 page 615). Il constate, déjà en 1959, que la migration de nombreux paysans hunzas vers la vallée de Gilgit est à la source de tensions communautaires.
À cette époque (1959) au Hunza, les garçons se mariaient entre 19 et 21 ans et les filles entre 13 et 15 ans (Tobe JH, 1960A16 page 417).
⇪ Enfants
L’allaitement au sein était pratiqué au Hunza selon le même principe qu’en Inde rurale : 2 ans pour les filles et 3 ans pour les garçons. Je n’ai jamais eu d’explication de cette différence de traitement mais elle me paraît pointer vers une discrimination, de même qu’au Hunza les femmes adultes (sauf enceintes) consommaient à chaque repas 1 chapati et les hommes 2… Aucun homme ni femme auteur·e d’ouvrage sur les Hunzas, au vingtième siècle, ne s’est montré choqué par ces différences de traitement.
Selon RCF Schomberg (1935A7 pages 191–192), boire le lait du sein d’une femme est pour un Hunza quasiment un acte magique :
Le pouvoir du lait maternel est tel qu’un homme va parfois, pour une raison ou une autre, appliquer sa bouche sur le sein d’une femme et ainsi établir une relation semblable à celle de mère et fils.
Le lait maternel est aussi utilisé comme remède spécifique de la cataracte.
Une pratique particulière était observée dans la famille princière : les enfants y étaient dès leur naissance confiés à une nourrice et élevés plusieurs années dans cette « famille de lait » (Tobe JH, 1960A16 pages 420–421). Cette famille (de haut rang social) était logée dans une maison proche du palais et nourrie par les cuisines du Prince. Il paraît clair que cette coutume dispensait le Mir et son épouse de se soumettre à la règle d’abstinence pour la régulation des naissances… Toutefois, la justification officielle rapportée par plusieurs auteurs était de « rendre la famille royale plus proche des gens ordinaires ». Barbara Mons ajoute : « Le vizir actuel du Hunza, Inayat Ullah Beg, est le père de lait du Mir » (1958A15 page 109).
Cette tradition peut expliquer que Shams-un Nahar, l’épouse du Mir Muhammad Jamal Khan, ait cédé aux recommandations des médecins anglais d’allaiter au lait artificiel Glaxos son fils aîné Mirzada Ghazanfar Ali Khan bien qu’elle ait confié à une « famille de lait » (Beg FA, 2000N41).
En 1955, Sultan Ali, maître d’école à Baltit, a dit au groupe en visite (Henrickson JH, 1960A14 pages 80–81) :
Nous avons huit garçons à l’école. C’est seulement depuis le règne du Mir actuel que chaque village dispose d’une école. Les filles ne sont pas éduquées ; ce n’est pas estimé nécessaire. Nous avons les première, deuxième et troisième classes élémentaires, et chaque garçon doit être présent jusqu’à la fin de la troisième classe. L’enseignement se fait en ourdou, ils commencent à onze heures du matin jusqu’à quatre heures l’après-midi.
Winston Mumby, précepteur, a signalé au même groupe qu’il était chargé de l’éducation de Dorrishawar, la fille aînée du couple princier, mais qu’elle avait cessé de venir en classe une fois que son contrat de mariage avec le fils du gouverneur de Salween avait été signé (Henrickson JH, 1960A14 pages 63, 97).
⇪ Nourriture
Christian Godefroy nous livre un « secret » (1984B7 pages 29–30) :
On ne peut parler adéquatement de l’alimentation hunza en passant sous silence ce qui en fait en constitue la base, c’est à dire un pain spécial, qui s’appelle curieusement [sic] le chapatti. Les Hunzas en mangent à tous les repas, ce qui porte à penser qu’il est le premier facteur, ou en tout cas une cause extrêmement déterminante de leur longévité. Les spécialistes [sic] croient en tout cas que la consommation régulière de ce pain spécial influe sur le fait qu’un Hunza de 90 ans peut encore féconder une femme, ce qui en Occident ne serait pas un mince exploit.
L’auteur de ces lignes ne s’était visiblement jamais arrêté à la devanture d’un restaurant indien ou pakistanais !
De son côté, Jay Milton Hoffman avait écrit (1968B5 page 65) :
Le terrain cultivé est réparti presque également entre les habitants, de sorte que chaque famille en possède à peu près la même étendue. La superficie des champs en terrasses varie d’un demi à cinq acres [0.2 à 2 ha]. Il n’y a pas de favoritisme au Hunza. Tout le monde y est traité comme un égal. Il n’y a pas non plus de gens trop riches ni extrêmement pauvres.
C’est bien sûr la « version officielle » qui lui a été dictée par le Mir Muhammad Jamal Khan. Le géographe Nigel JR Allan est d’un avis fort divergent à la même époque (1990A20 pages 399, 403–404, 405–406) :
Jusqu’en 1974, la région du Hunza était sous le contrôle d’un despote local qui imposait des taxes excessives sur le grain ; ces taxes, ainsi que d’autres facteurs culturels, rendaient impossibles des projets comme les jardins maraîchers de subsistance familiale et contribuaient à entretenir une malnutrition chronique. […]
Les gens du Hunza n’ont pas pu effectuer la transition vers une forme plus intensive de production de nourriture, comme les jardins potagers, parce que le despote collectait les taxes en grain ; ensuite il assurait sa légitimité en redistribuant une partie de ce grain aux résidents du Hunza pendant les fêtes et aux périodes de famine intense. […]
La conquête britannique du Hunza en 1891 a mis fin à la pratique commune de possession et de vente d’esclaves par le souverain du Hunza (Knight 1892A2). Ne bénéficiant plus du pillage lucratif de caravanes et du trafic d’esclaves, l’économie du Hunza a décliné et les maigres ressources étaient insuffisantes pour nourrir la populace. Les tentatives du Mir de cultiver des vallées éloignées comme celle de Raskam au Turkestan chinois se sont avérées futiles, et la domination et la pacification britannique sont devenues un facteur de persistance de la famine chronique au Hunza pendant la première moitié de ce siècle. Les travaux d’irrigation ont augmenté après cette période (Kreutzmann 1988A19). […]
Compte tenu de la production relativement faible de nourriture de l’agriculture indigène au Hunza, il est inapproprié de demander pourquoi le Mir encourageait la production de grain aux dépens d’autres cultures comme celle de la pomme de terre qui, selon les rapports britanniques, existait au Hunza en 1891 (Mason K, 1931, ed.A5). L’argent n’existant virtuellement pas au Hunza, toutes les taxes étaient payées en grain au Mir. Le grain pouvait être facilement stocké en hiver et transporté. De plus, il y avait des règles strictes pour l’attribution de l’eau d’irrigation à certaines cultures, et les légumes venaient en dernier. Par conséquent, la culture de jardins potagers et particulièrement de pommes de terre était empêchée par le système de taxation. Les arbres fruitiers, qui n’étaient pas taxés, fournissaient jusqu’à 50% de l’énergie nutritionnelle humaine. […]
À l’époque du Mir, dont l’administration après 1891 était soutenue par les officiers britanniques et les troupes indiennes cantonnées dans le Gilgit Agency (à présent District), des taxes s’élevant parfois à presque la moitié de la production domestique de grain étaient prélevées. Le grain était monnayé par le Mir pour embellir son palais, organiser des fêtes aux moments propices, ou commercer avec le Turkestan chinois voisin au nord et avec la vallée du Cachemire au sud. L’excédent constituait aussi un capital d’investissement pour rémunérer les Hunzakuts en hiver à la construction de canaux d’irrigation qui atteindraient plus de terrains et par conséquence augmenteraient les revenus du Mir.
En 1955, Winston Mumby, précepteur des enfants de Muhammad Jamal Khan, confirmait de manière ambigüe le système de taxation (Henrickson JH, 1960A14 page 96) :
Non, le Mir ne fait pas payer d’impôts. Son revenu provient de ses propriétés privées. Il loue des terrains agricoles à son peuple et collecte 50 pour cent des récoltes. Autrefois il demandait un agneau à chaque personne impliquée dans un jugement qu’il rendait, mais maintenant il le fait gratuitement.
Après la destitution du Mir Muhammad Jamal Khan en 1974, le gouvernement pakistanais a initié des programmes de développement agricole, encourageant la culture de pomme de terre, de légumes et d’arbres fruitiers tout en fournissant aux Hunzas du blé à prix subventionné. Ces changements ont été accélérés par la présence d’ouvriers chinois qui cultivaient des légumes à proximité des chantiers du Karakoram Highway, la route qui relie la Chine au Pakistan, achevée en 1978. Les initiatives de l’ONG Aga Khan Rural Support Programme ont contribué à ce développement et mis fin aux périodes de disette (Allan NJR, 1990A20 pages 411–412).
Nigel Allan conclut ainsi son article (1990A20 page 413) :
Dans le cas du Hunza, des facteurs contextuels ont empêché l’existence d’un accès adéquat à la nourriture. Le système politique était établi sur le contrôle et la manipulation de l’eau d’irrigation, ce qui avait de lourdes conséquences sur la production familiale de nourriture. Dans la littérature, on tient généralement pour acquis que le jardin familial dispose d’une ressource d’eau sans restriction, mais là où existe une variable limitant la croissance végétale, l’accès à cet ingrédient clé se plie à un mécanisme politique autoritaire qui peut nuire aux capacités d’autosuffisance des familles.
Les Hoffman s’extasient sur les magnifiques cultures en terrasse et les ingénieux procédés d’irrigation, mais tout cela existait dans d’autres vallées de l’Hindou Kouch ou de l’Himalaya… Déjà dans le Nagar voisin. Au Ladakh, on aperçoit des kilomètres de canaux creusés le long de falaises en bordure de l’IndusN65.
Nigel Allan décrit ainsi la configuration de la région (1990A20 page 401) :
La topographie accidentée induit un effet de masse montagneuse qui diminue la réflection de la chaleur en excès générée par la masse de la montagne. Les précipitations sont presque négligeables, seulement 100 à 200 millimètres par an. À quelques kilomètres, mais à trois fois 2000 mètres de hauteur, les précipitations annuelles sont évaluées à 2000 millimètres. C’est des précipitations sur ces montagnes et des glaciers sur les hautes montagnes, la plus grande étendue glaciaire après celles des pôles, que les Hunzakuts obtiennent l’eau d’irrigation pour leurs champs. Ainsi, deux frontières de forestation existent dans ces vallées : en haut, celle limitée à 3800 mètres par le froid, et la plus basse limitée par l’aridité à 2700 mètres. En dessous de cette frontière basse, la végétation de la vallée de la Hunza est anthropogénique [produite par des humains].
Les abricotiers poussent et produisent jusqu’à plus de 3300 mètres d’altitude. Ils résistent aux coups de froid pendant la floraison et leurs fruits apparaissent tôt (Tobe JH, 1960A16 page 314). C’est donc une ressource alimentaire majeure au Hunza. Le colonel Schomberg écrit (1935A7 page 187) :
Il existe de nombreuses sortes de fruits et les gens en différencient les variétés. Certains abricots sont gros, rouges et secs, d’autres blancs et sucrés. On dit que vous pouvez en manger 3000 de la variété blanche Barum Joo sans jamais souffrir de la moindre nausée, tellement ils sont digestes.
Les amandes des noyaux étaient mangées ou utilisées pour faire de l’huile : la seule graisse végétale disponible sur place utilisée aussi par les femmes pour des soins de la peau ou des cheveux.
En été, les feux deviennent inutiles pour le chauffage. Le bois étant rare et les bouses des animaux de pâture recyclées en fumier plutôt que comme combustible, la majorité des aliments sont consommés crus. C’est de là que provient la réputation de crudivorisme des Hunzas, construite par des Occidentaux qui n’y séjournaient qu’en été.
RCF Schomberg nous apprend que les Hunzas consomment du poisson quand ils le peuvent, à l’exception des gens de la haute société pour qui son odeur est jugée « offensive » (1935A7 page 188).
John Tobe explique l’absence d’abeilles chez les Hunzas (1960A16 page 414) : on avait essayé d’en importer mais elles n’avaient pas survécu en raison du climat, d’un terrain « trop dur » et de fleurs trop rares. Une ruche aurait de la difficulté à accumuler assez de miel pour passer l’hiver. L’apport de sucre n’est pas envisageable, ce qui a fortiori écarte la possibilité de prélever du miel pour la consommation humaine. Il précise au sujet de la pollinisation (Tobe JH, 1960A16 page 315) :
Parmi les gens — oui, même les vieux jardiniers et horticulteurs expérimentés — nombreux sont ceux qui croient que la pollinisation par les abeilles est nécessaire dans tous les cas pour créer une récolte de fruits. Pour de nombreux types de fruits et de plantes, cela est vrai, la pollinisation par les abeilles ou d’autres insectes est essentielle. Mais dans le cas de l’abricot et de beaucoup d’autres, la pollinisation par le vent est le moyen que la nature emploie. En réalité, elle est plus sûre que la pollinisation par des insectes. La pluie est également un pollinisateur efficace, contrairement à la conception et aux convictions de nombreuses personnes. Je pense pouvoir affirmer en toute sécurité que la pollinisation éolienne est le moyen de fertiliser plus de plantes que ce qui peut être revendiqué pour les abeilles et les autres insectes pris ensemble.
John Clark a conclu ses vingt mois de présence continue au Hunza dans un épilogue titré The Future in Asia (1957N22 page 209) :
Les améliorations agricoles sont des expédients utiles et indispensables. Elles devraient être encouragées, à condition d’être introduites à un rythme que la communauté peut absorber et que les Asiatiques et les Américains les comprennent bien comme des palliatifs temporaires plutôt que des remèdes permanents. Au Hunza, par exemple, les outils agricoles sont en bois, les pratiques d’élevage sont inefficaces et le Mir possède environ le quart des meilleures terres agricoles. Les outils en métal pourraient être utilisés avec avantage et seraient acceptés immédiatement. Les machines agricoles seraient inutiles car les champs sont trop petits et les pentes en terrasses trop abruptes. De nouvelles pratiques d’élevage augmenteraient l’offre de viande d’environ vingt pour cent ; elles ne pourraient être enseignées que par l’exemple, ce qui prendrait environ dix ans.
Si tout cela était fait et si les terres des Mir étaient distribuées équitablement, les agriculteurs et les jeunes gens qui avaient l’habitude d’émigrer resteraient au Hunza et le taux de mortalité diminuerait.
Déjà, le Mir Muhammad Nazim Khan, qui a régné de 1892 à 1938, avait écrit dans son autobiographie (Tobe JH, 1960A16 page 363) :
Il n’y a pas assez de terres pour la population qui s’accroît, de sorte que j’encourage mes gens à partir dans le monde et trouver du travail à d’autres endroits.
Nous verrons que son petit-fils Jamal Khan s’efforçait au contraire d’enrayer l’émigration des jeunes et leurs contacts en général avec le monde extérieur…
L’inégalité d’accès à la nourriture — la vallée la plus fertile étant celle de Báltit où résidait la famille princière — apparaît de manière saisissante dans quelques anecdotes. Emily Lorimer écrit par exemple (1939A3 page 238) :
Je suis passée près de la maison de Kaníza un jour alors qu’ils épandaient du fumier et j’ai aperçu une étrange fille qui les aidait. Je savais que la fille mariée à Báltit avait généreusement pris en charge la sœur jumelle de Kaníza. « C’est la jumelle de Kaníza ? » Elle était deux fois plus grande et plus épanouie que notre petite Kaníza. J’ai demandé à leur mère : « N’est-il pas étrange qu’Anjír soit tellement plus grande que sa sœur jumelle ? » « Pas vraiment étrange », elle m’a répondu, « il y a de la nourriture à Báltit. »
Le mythe du « jeûne purificateur du printemps » est lui aussi ramené à sa réalité climatique et économique (Clark J, 1957N22 page 55) :
Aujourd’hui, le 29 juin, c’était Genani, la fête de la récolte de l’orge […] Le Hunza ne peut pas produire assez de nourriture pour durer une année. Une famine partielle se développe chaque printemps. Personne ne meurt de faim, mais tout le monde a faim. L’orge est la première culture à mûrir au printemps. La récolte d’orge met fin à la famine au Hunza et constitue donc une occasion de véritables réjouissances. La plupart des Hunzas mangeaient des chapatis à la farine d’orge jusqu’à la récolte du blé au début d’octobre. Seuls le Mir et quelques familles aisées avaient suffisamment de blé pour durer toute l’année.
Cette époque du printemps a été vécue et décrite par Emily Lorimer (1939A3 pages 221–247). En février avaient lieu des semailles d’orge, de millet et de blé. Un deuxième semis de millet et deux variétés de sarrasin « par dessus le blé » ou « par dessus l’orge » était pratiqué aussitôt après leur première récolte (A3 pages 107 et 302). La maturité du sarrasin étant atteinte en dix semaines, il peut être récolté avant les grands froids. D’autre part, il laisse le sol dans un excellent état et produit un excellent fourrage pour les animaux (Tobe JH, 1960A16 page 309).
Emily Lorimer témoigne de la famine au mois de mai (1939A3 page 243) :
J’avais entendu l’expression « famine du printemps » sans pleinement réaliser sa portée. Un jour […] j’ai aperçu la femme d’Afiato sur le toit et lui ai crié : « Jú na, Bibi, les journées sont de nouveau lumineuses ; est-ce que je pourrais venir prendre une photo de vous en train de faire du pain ? » — « Venez, vous êtes bienvenue, ma mère, mais du pain je ne peux pas en faire jusqu’à la prochaine récolte. Nous n’avons plus de farine depuis de nombreux jours. Vous n’avez pas remarqué que les petits enfants pleurent ? Ils ont faim, les pauvres mimis, et sont trop jeunes pour comprendre. » Maintenant que mon attention avait été sollicitée, je remarquai que de temps en temps nous entendions des lamentations de petits enfants qui n’avaient pas lieu auparavant. Les plus grands enfants et les adultes ne se plaignaient pas, ils se contentaient de se serrer la ceinture et de retourner travailler — en souriant.
Les observations sur la rareté de la nourriture concordent avec celles de RCF Schomberg en 1935 (A7 pages 133–134) :
La nourriture au Hunza est toujours rare. Au lever, un homme ne mange rien mais va directement aux champs. Vers 9 heures, il revient, prend du pain (chupatti) et des légumes, avec du lait ou du babeurre. À midi il mange des fruits s’il y en a de frais ; sinon il mange des abricots secs trempés dans l’eau. Et le soir il mange comme le matin.
Pendant l’hiver, toutes les classes tuent et stockent de la viande qu’on consomme tous les jours, mais seulement la nuit. Il y a peu de poules car elles endommagent les champs, de sorte qu’on ne mange pas d’œufs.
L’été, on mange peut-être un morceau de viande tous les dix jours, mais le fruit est vraiment l’aliment de base du Hunza. Il se mange avec du pain, bien plus que des légumes, car il est plus abondant et nécessite peu d’attention. Le pain est fait de blé et acheté en grande partie au Nagar, où les gens ne l’apprécient pas. La farine est moulue une fois par an seulement, à l’exception des quantités inhabituelles qui sont moulues en cas de manque. Le broyage se fait en une fois, en un ou deux jours, avant que l’hiver ne s’installe et que les cours d’eau soient gelés. Le blé est moulu séparément ; de même pour le tromba ou le sarrasin, dont il existe deux sortes, bien qu’occasionnellement du dal (pois chiches) soit moulu avec le blé. Les haricots, l’orge et les pois sont souvent broyés ensemble.
⇪ Chasse, élevage
Nourris « royalement » par le Mir Muhammad Jamal Khan, Jay et Trudie Hoffman ne se sont pas rendus dans les hauts pâturages du Hunza, de 4000 à 5000 mètres d’altitude, pour y découvrir l’élevage des moutons, chèvres et yaks. S’ils avaient lu l’ouvrage d’Emily Lorimer (1939A3 pages 287–288) ils auraient peut-être eu idée de son existence, mais ils sont arrivés au mois d’août 1961 alors que les bergers étaient montés aux alpages vers la fin du mois de mai. Les Hoffman sont repartis avant leur retour, à une date non précisée, mais Jay écrit qu’il faisait encore une chaleur torride à Gilgit…
Voilà une bonne raison de croire que les Hunzas étaient végétariens puisqu’ils ne consomment régulièrement de la viande qu’en hiver ! Les Lorimer n’ont pourtant pas eu de difficulté (moyennant finances) à consommer chaque jour, pendant quatorze mois, une poule entière — « un oiseau athlétique ! » — et de temps à autre de la viande de mouton (Lorimer EO, 1939A3 pages 84–85). D’autres visiteurs témoignent qu’on leur servait des œufs à chaque petit-déjeuner.
John Clark décrit le travail dans les alpages (1957N22 page 164) :
Tous les soirs, les éleveurs rassemblent les troupeaux dans des corrals aux murs de pierre où ils traient les brebis et les chèvres et barattent le beurre. Ils consomment tout le babeurre, le fromage blanc et le lait frais qu’ils désirent, ce qui est excellent pour eux mais n’améliore pas le régime carencé en vitamines et en minéraux de la majorité des villageois. Les bergers traient dans des gourdes (jamais lavées) et filtrent le lait en le versant à travers une branche de genévrier feuillue. Ils secouent cette gourde pendant une courte période, jusqu’à ce que le beurre se forme. Ils façonnent le beurre en bottes de 5 et 10 kilos qu’ils enveloppent dans de l’écorce de bouleau, puis l’enterrent dans de la bouse de mouton afin de le protéger des rats jusqu’à ce que quelqu’un l’envoie au village.
Des rats ? John Clark paraît contredit par Jay Milton Hoffman disant que les Hunzas n’élèvent pas de chats parce qu’il n’y a « aucun rat ni souris » dans la vallée (1968B5 page 75). Certes, il n’en a pas vu dans le palais impérial ! 😉 Emily Lorimer évoque avec tendresse la naissance de chatons dans une famille pauvre tout en admettant qu’il s’agit d’une « rare extravagance » (Lorimer E0, 1939A3 pages 285–286 et 222) :
En riant un peu sur le ton de l’excuse, Zénába avoua qu’elle avait puisé dans la réserve d’urgence de quoi préparer du daudo (une sorte de porridge au beurre) pour la chatte afin de l’aider à retrouver des forces — et c’était une des maisons les plus pauvres dans lesquelles ils n’avaient ni pain ni beurre pour eux-mêmes pendant des semaines. Le daudo est de ces nourritures riches qu’on prépare pour une mère humaine, mais la chatte était familière au point que la mise bas de ses chatons était considérée comme une naissance dans la famille, un de ces événements qu’il faut gérer comme une urgence.
Le beurre (de brebis, de chèvre, de yak et plus rarement de vache) est une des plus précieuses nourritures des Hunzas. Le beurre de chèvre est appelé maltash (Mons B, 1958A15 page 131). RCF Schomberg décrit son mode de conservation (1935A7 page 186) :
Le beurre est habituellement enterré dans le sol, comme il est dit qu’il s’améliore avec les années. Il est assez courant de le garder cinq ans ou même jusqu’à vingt ans. Il vire au rouge foncé et devient très amer, brûlant la gorge, mais il est hautement estimé, offert lors des mariages, des funérailles et des grandes occasions, et il est également utilisé comme médicament. Il est généralement enfoui sous un canal d’irrigation. À Ganesh du Hunza, j’ai ouvert le canal qui passait sous la rue principale et sous l’eau se trouvait le beurre du village. Il est donc gardé au frais et en sécurité en été grâce à l’eau qui coule au-dessus. Lorsque l’hiver arrive et que le canal est à sec, chaque propriétaire peut récupérer son beurre.
Ce beurre « momifié » n’est pas du goût d’Emily et David Lorimer qui ont de la difficulté à se procurer du beurre frais pendant leur séjour en 1934, alors que John Tobe trouve délicieuse une variante de couleur blanche (probablement fraîchement barattée) à laquelle il trouve un goût de fromage. Il explique (Tobe JH, 1960A16 page 310) :
Ils n’utilisent pas de barattes en bois ou en métal telles que connues en Occident. Ils se servent généralement de peaux de chèvre. Elles sont retournées pour que le côté lisse et bronzé soit à l’extérieur. Ensuite, les extrémités de la peau sont soigneusement cousues ensemble. […]
Ensuite, la peau remplie de lait est bringuebalée, frappée, tournée et tordue au niveau des genoux. Cette opération est effectuée en continu jusqu’à ce qu’une sorte de solidification ait lieu.
En 1960, la ghee (beurre clarifié par un chauffage) est préférée au beurre traditionnel.
La chasse était un sport favori des Hunzas, mais déjà en 1935 une grande partie de la faune avait disparu. RCF Schomberg le déplore (1935A7 page 195) :
Il y a une guerre perpétuelle contre tous les animaux vivants, les renards pour leur fourrure, les oiseaux pour leur viande et leurs plumes, et même les moineaux sont poursuivis sans relâche par des petits garçons avec des frondes et des pierres. Le ram chikor, ou coq de neige de l’Himalaya, est piégé en faisant de petits trous carrés dans le sol, de dix-huit pouces de profondeur et de deux pieds carrés, avec des flancs en pierre affleurant le sol. On met ensuite une feuille mince couverte de neige et du grain est dispersé par dessus. Les oiseaux marchent et tombent, et on peut en capturer quatre ou cinq avec ce simple appareil.
Le résultat de cette poursuite incessante de toute créature est que la vie sauvage est presque éteinte dans l’Agence de Gilgit. Un ou deux nullahs [vallées étroitesN67] sont préservés par les chefs, mais même ceux-ci sont braconnés. Il est déprimant d’errer à travers beaucoup de pays, un magnifique terrain pour les bouquetins et le markhor, sans voir aucun signe de créature sauvage. J’ai souvent exhorté les chefs à préserver [cette faune], demandant ce que leurs enfants feraient comme sport, mais l’Asiatique est beaucoup trop égoïste et à courte vue pour voir les avantages à tirer de la protection. Cela demande de l’effort et tout effort est à proscrire.
Emily Lorimer signale qu’en 1934–35 les bouquetins ont été quasiment éliminés par les chasseurs alors que leur cuir était de la meilleure qualité pour la fabrication des bottes traditionnelles (Lorimer EO, 1939A3 page 225). Le cuir de vache est utilisé comme substitut. Elle précise que les enfants ne font jamais de glissades sur la glace pour ne pas user leurs chaussures — s’ils en possèdent. David Lorimer ajoute que faire des boules de neige et des glissades est un luxe d’enfants qui peuvent rentrer sécher leurs habits et se réchauffer devant un bon feu, alors que ceux du Hunza ne trouveront qu’un petit feu à l’heure de la préparation du repas (Lorimer EO, 1939A3 page 226).
La chasse est restée le sport favori des dirigeants du Hunza. Barbara Mons écrit (1958A15 page 130) :
À chaque automne le Mir remonte la vallée jusqu’à sa maison de campagne de Gulmit pour s’adonner à la chasse. Les oies arrivent en grand nombre au lac entre le 12 et le 15 octobre. Muhammad Nazim Khan [le grand-père de Jamal Khan] dit qu’il en tuait 245 en quelques jours, et le Mir [Muhammad Jamal Khan] écrit que cette année [1956] lui et le Political Agent de Gilgit ont tué 65 oies et 250 canards en un jour.
En été, des échanges ont lieu entre les villageois et les hommes envoyés avec les troupeaux sur les hauts pâturages (Lorimer EO, 1939A3 page 287) :
Le hommes restés au village font maintenant des pèlerinages en direction des tér [alpages] pour en descendre le fumier collecté par leurs frères, haut dans la montagne avec les animaux. Ils s’arrangent en général pour se rencontrer à mi-chemin, le frère du village apportant tout ce dont l’autre pourrait avoir besoin et le frère du tér descendant non seulement le fumier mais aussi du beurre et du brús, une sorte de préparation de yaourt séché qui ressemble à un fromage crémeux. Les gars là-haut sur le tér passent du bon temps. Ils n’emportent que leurs vieux habits car la vie y est rustique et ils travaillent dur. Partout où ils trouvent un morceau de terrain adéquat ils sèment un peu d’orge, attelés aux-mêmes à la charrue afin de ne pas fatiguer les chevaux ou les bœufs qu’ils peuvent avoir amenés et qu’ils estiment mériter un congé.
John Clark avait une vision critique du mode d’élevage des moutons (1957N22 page 85) :
Ils n’avaient jamais appris à élever un troupeau de brebis reproductrices avec quelques dollars pour les entretenir. Une saison d’agnelage à la fin du printemps serait le système plus efficace, lorsque les troupeaux entrent dans les luxuriants pâturages d’altitude, avec presque tous les agneaux abattus à la fin de l’automne de sorte que seuls les troupeaux reproducteurs doivent être alimentés en hiver. Ces gens essayaient de garder leurs troupeaux aussi nombreux en hiver qu’en été et ne tuaient un animal que lorsqu’il atteignait un âge extrême. Correctement formés, ils pourraient augmenter leur volume de viande et de fumier tout en maintenant leurs stocks de laine, en modifiant simplement leurs pratiques d’élevage. Ce serait une réelle amélioration pour tous les Hunzas. Cela ne coûterait que le temps et la patience nécessaires pour gagner leur confiance et les convaincre d’essayer.
Nigel Allen signale aussi que l’élevage de chèvres n’est pas une excellente option (1990A20 page 406) :
Les chèvres, pas seulement sauvages mais aussi, de manière importante, domestiques, sont vitales dans la culture hunza. Chaque famille possède des chèvres mais seuls les hommes peuvent les traire : tel est le lien culturel entre la procréation des chèvres et la masculinité (Jettmar 1960A17). Ces chèvres entravent la production de nourriture au Hunza. Elles contribuent peu à la nourriture des Hunzakuts. On les laisse en liberté pendant toute la fin de l’automne, l’hiver et le début du printemps, ce qui empêche toute culture qui pourrait fournir du fourrage ou contribuer substantiellement à la production de nourriture. […] Si les animaux étaient attachés pendant la période où ils sont proches de la maison, de nombreux arbres fruitiers pourraient être cultivés en espalier le long des murs des terrasses.
La légende du « végétarisme par choix » de la population Hunza est mal en point (Clark J, 1957N22 page 164) :
Chaque famille possède si peu d’animaux qu’elle ne peut en abattre qu’un ou deux par an, ce qu’elle fait à la période du Tumushuling [fête du solstice d’hiver] en décembre. Sachant qu’un mouton nourrit une famille environ une semaine, cela signifie que le Hunza moyen consomme de la viande une à deux semaines par an. Comme les visiteurs viennent toujours en été, cela explique également le récit ridicule selon lequel les Hunzas sont végétariens par choix.
Une histoire est vraie : ils mangent certainement le mouton en entier ! Cerveau, poumons, cœur, tripes, tout sauf la peau, la trachée-artère et les organes génitaux ! Ils nettoient les os avec une minutie qui ferait honte à un chien occidental et, finalement, ils craquent toujours les os pour sucer la moelle.
Comme leur régime alimentaire est pauvre en huiles et en vitamine D, tous les Hunza ont des dents fragiles et la moitié d’entre eux ont des poitrines et des genoux rhumatismaux de rachitisme subclinique. « Le Hunza en bonne santé, où tout le monde a juste ce qu’il lui faut » !
Les boyaux de moutons sont aussi appréciés pour la fabrication des cordes d’arcs et de cithares (Lorimer EO, 1939A3 page 225).
L’usage de la viande a également été commenté par Allen Banik en 1958 (1960B2 page 129) :
Les plats de viande sont principalement des ragoûts qui mijotent dans de grands récipients avec des céréales complètes comme le millet, le blé, l’orge ou le maïs. Dans la dernière partie de la cuisson on y ajoute des légumes frais pour faire un ragoût de mouton, un vrai délice pour les Hunzakuts.
La contribution des animaux à la production végétale est notable, bien que différente de celle que voulaient voir les adeptes du bio (Clark J, 1957N22 page 164) :
Mais le fumier produit par les troupeaux est plus important que la laine, la viande ou le lait. Sans cela, le grain mourrait en une seule année et les vergers ne donneraient pas de fruits. Il s’accumule tous les soirs dans les corrals des pâturages d’été et les bergers en extraient des bouses qu’ils sèchent sur les toits de leurs petites cabanes. Ils emportent sur leur dos des tonnes de fumier et de beurre chaque fois qu’ils descendent dans leurs villages et en rapportent de la farine, du sel et du thé pour leurs sites de pâturage de moutons. Les accumulations hivernales dans les enclos du village sont toujours mélangées avec des feuilles et de la paille, car les habitants n’ont pas appris à construire des mangeoires, de sorte que les moutons souillent une partie de leur fourrage avec leur fumier. C’est la base du récit selon lequel les Hunzas feraient du compost. Quand je leur ai posé la question, ils ont tous ri de bon cœur à l’idée de perdre de bonnes feuilles en les mélangeant délibérément avec du fumier.
La fragilité de cet agro-pastoralisme est considérable. Le pays, en 1950, survivait dans la précarité, une situation qui s’était guère améliorée en 1966 (Ali SM, 1966A18). Le géologue Clark précise (1957N22 page 162) :
Les Hunzas n’ayant que du fumier comme engrais, leurs cultures reçoivent suffisamment de nitrates mais souffrent d’une grave carence en calcaire et en phosphates. Le mélange de sable et de poudre de roches [des terres cultivées] est tellement poreux que l’irrigation élimine les nitrates presque aussi vite que les agriculteurs les ont insérés, de sorte qu’il faut fertiliser quatre fois par an. Les rendements en grain ne dépassent jamais les deux tiers de ceux aux États-Unis, et ceux de la luzerne ne dépassent pas le quart, malgré le soin apporté à la culture non-mécanisée. Beaucoup d’arbres fruitiers ont des feuilles rouges aux extrémités des branches et affichent d’autres signes de carence dans le sol. Contrairement aux Nagaris, les Hunzas ne collectent pas et ne traitent pas leurs eaux usées pour fertiliser. Ils défèquent généralement dans leurs champs, là où la lumière du soleil et la sécheresse ont tendance à stériliser. Les nitrates sont ainsi renvoyés dans le sol sans dissémination de la dysenterie et de la pyodermite.
Les Hunzas ont dépassé les Chinois dans l’utilisation de chaque centimètre carré de terre. J’ai mesuré des terrasses près de Baltit pour lesquelles l’angle de la pente était de 60 degrés, c’est-à-dire que le mur de soutènement de chaque terrasse était environ deux fois plus haut que la terrasse était large. Parfois, les Hunzas créent réellement des champs. Ils trouvent une face nue en granite avec une pente ne dépassant pas 20 degrés et construisent à son pied un mur de soutènement en forme de croissant. Ils introduisent ensuite de l’eau jusqu’à former un étang derrière le mur, laissant le sable se déposer, puis drainent l’eau claire et inondent de nouveau. En répétant cela pendant un an ou deux, une petite terrasse est formée. C’est sans doute l’expédient le plus désespéré dans le monde entier pour des gens qui manquent de terre, mais les visiteurs ont écrit du Hunza qu’il était un pays où tout le monde a « juste assez » et où il n’y a pas de pauvres !
⇪ Hunza Pani
À l’époque de John Biddulph, les Hunzas étaient déjà réputés pour leur amour du vin produit à partir de vignes grimpant aux murs de leurs terrasses et aux flancs de montagne. Il écrit (Biddulph J, 1880A1 page 84) :
La consommation de vin a beaucoup diminué sous l’Islam, et là où elle est encore pratiquée, elle est dissimulée autant que possible, sauf au Hunza et au Ponyal, où les réjouissances publiques ne sont pas inhabituelles. La secte Maulaï [ismaëliens] ne fait pas un secret de cette pratique et, lors de ma visite au Hunza en 1876, une bouteille de whisky écossais avait si glorieusement enivré [le Mir] Ghazan Khan que tous les Hunzas en parlaient avec admiration.
Le docteur Allen Banik fait l’éloge du vin « auquel [il] a occasionnellement goûté avec des “résultats gratifiants” ». Le Mir Muhammad Jamal Khan en parle comme du “Hunza Pani” (Banik AE, 1960B2 pages 130–131) :
Quand j’ai abordé le sujet à table avec le Mir, il a ri de bon cœur.
— « Est-ce que les gens se s’enivrent en buvant du Hunza Pani ? » ai-je demandé.
Il a fait non de la tête.
— « Est-ce qu’ils en boivent librement ? » ai-je insisté. « Plus de deux verres chaque fois ? »
— « Oui, bien sûr », Son Altesse m’a assuré. « Les nuits de fête ils en boivent de pleines bouteilles, et tous les jours ils en consomment aux repas. »
Face à mon regard incrédule, le Mir a ajouté : « C’est peut-être pour cette raison que nous sommes réputés le peuple le plus sain et le plus heureux du monde ! »
Banik n’a pas saisi que le terme “Hunza Pani” était une plaisanterie quand il écrit sans une trace d’humour (1960B2 page 130) : « Le Hunza Pani jouit d’une haute réputation au Moyen-Orient et presque tout le monde est désireux d’en obtenir. » Le mot “pānī” signifiant « eau » en hindoustani, on pourrait à la rigueur le rapprocher de “pīna” (boire) qui a donné le français « pinard » !
Cette anecdote me rappelle un collègue allemand qui, fier de parler français dans une réception de l’ambassade de France, s’était écrié à l’heure du café : « Oh ! du jus de chaussettes ! » Elle est révélatrice de la manière dont la plupart des visiteurs étrangers prenaient à la lettre les paroles du Mir du Hunza.
⇪ Obéissance, condition féminine, bonnes mœurs
Jay Milton Hoffman résume la structure familiale des Hunzas en des termes qui reflètent plus son point de vue sur la société américaine de son époque (1961) qu’une analyse menée avec la rigueur scientifique dont il se targue (1968B5 page 61) :
Je crois personnellement que la vie de famille au Hunza est différente de celle dans n’importe quel autre endroit du monde. Le mari est définitivement le chef de la maison. Il peut converser avec n’importe qui à n’importe quel endroit. Mais pas sa femme. Elle n’est pas autorisée à parler avec d’autres hommes, sauf si son mari est présent.
La femme a beaucoup de respect pour son mari et ne fera rien pour lui déplaire. Les femmes sont des épouses et des mères dévouées.
Les enfants sont très obéissants et ne diront jamais un mot irrespectueux à leur père ou à leur mère. […] Les mères ne sont pas non plus là pour passer leur temps à des jeux de cartes, regarder des émissions de télévision heure après heure ou lire des romans captivants jusqu’aux petites heures de la nuit. Les femmes de la terre de Hunza prennent soin de leurs enfants et les disciplinent avec soin.
Emily Lorimer a une compréhension plus précise du rôle des femmes chez les Hunzas (Lorimer EO, 1939A3 page 117) :
Si une rúli gus (maîtresse de maison) se montre trop généreuse dans son rationnement pendant les mois d’abondance suivant la récolte, toute la famille risque de dépérir avant l’année suivante ; ainsi, une « femme compétente » est fort appréciée, et l’incompétence est un motif valable de divorce. Aucune animosité n’est ressentie ni exprimée, mais elle retourne chez le père et la mère qui l’ont nourrie.
Un regard tragique mais réaliste a été projeté par John Clark (1957N22 page 171) :
Les femmes du Hunza se suicident plus souvent que les hommes. Parfois, elles sautent d’une falaise ou, dans des conditions moins désespérées, elles mangent cinquante amandes amères d’abricot. Celles-ci contiennent une dose mortelle d’acide prussique, mais celui-ci est absorbé si lentement que la mort ne survient pas avant plusieurs heures. Si un émétique leur est administré pendant cette période, leur vie peut être sauvée. Il n’y a pas au Hunza les fréquentes maltraitances physiques de femmes que l’on voit en Chine, ni non plus beaucoup d’infidélité. Les femmes sont censées faire le ménage, désherber les champs et aider à la récolte ; une division équitable du travail, car leurs petites maisons stériles nécessitent peu d’attention. L’homme laboure, plante, irrigue, récolte, escalade les montagnes à la recherche de bois de chauffage et surveille les troupeaux.
Les femmes hunzas ne souffrent pas de surmenage, de brutalité ou de maris volages, mais elles sont considérées comme intellectuellement inférieures. Un véritable homme ne parle jamais à une femme en dehors de sa propre famille et, même au sein de la famille, les hommes rendent visite à d’autres hommes et les femmes restent entre elles. Les femmes sont sans éducation parce qu’elles n’accompagnent jamais leurs hommes lors de voyages, même jusqu’à Gilgit, et on leur dit rarement quoi que ce soit du monde extérieur. Elles n’ont rien, mis à part des ragots, pour se nourrir l’esprit. L’ennui infini d’une vie d’où sont exclus la grâce et les contacts humains satisfaisants, et dans laquelle le sexe sert à la procréation sans aucune connotation d’amour, est probablement la cause sous-jacente de la plupart des suicides. Une querelle particulière ou une crise suffisent à libérer leur malheur latent.
Au sujet de l’infidélité conjugale, RCF Schomberg décrit la coutume en usage au Hunza (1935A7 page 204) :
L’infidélité n’est plus très courante, quelle qu’elle l’ait été dans le passé. Si un homme voit sa femme mal se comporter avec un autre homme, il est autorisé à tuer les deux en même temps sur place : s’il tarde, il perd son droit. La raison en est clairement d’empêcher toute négociation, avec la menace de tuer le délinquant s’il n’est pas d’accord. Si la femme et son amant sont capables de rejoindre le chef, ils sont en sécurité et aucun mal ne peut leur arriver, mais ils restent dans une sorte d’esclavage domestique envers le souverain pour le restant de leurs jours. Par contre, s’ils peuvent donner à la fois au Raja ou au Mir et au mari lésé une somme en bétail égale au double de celle que le mari a versée lors de son mariage, l’affaire est close et la femme part dans son nouveau foyer.
Cette coutume bénéficiait donc financièrement au Mir, ce qui n’a rien d’une surprise…
Le Mir Muhammad Nazim Khan, qui régnait de 1892 à 1938, avait écrit dans son autobiographie (Tobe JH, 1960A16 page 363) :
Autrefois, si quelqu’un commettait un adultère, sa maison pouvait être détruite, ses animaux abattus et ses arbres coupés sans que ceux qui en avaient pris l’initiative ne soient inquiétés, et bien que cette coutume soit tombée dans la désuétude, il est toujours considéré légitime qu’un homme tue l’amant de sa femme s’il peut les prendre en « flagrant délit » !
De manière générale, par respect de leurs obligations religieuses, les femmes ne prennent aucune part active dans les fêtes et rituels (musique et danse) : « D’ailleurs, les femmes n’ont ni droit ni privilèges », constate John Tobe (1960A16 page 342) qui pourtant affirmait que « le peuple hunza jouit de la liberté et de la démocratie » (1960A16 page 293). Il faut dire que Tobe a une conception très particulière de la liberté et de l’équité, surtout s’agissant des femmes (1960A16 pages 349–350) :
C’est un fait positif que les hommes de Hunza battent leurs femmes. J’ai vérifié deux fois ce fait assez important. Le Mir m’a dit qu’il ne connaissait qu’un cas dans lequel un homme aurait administré des raclées de manière excessive et injuste à son épouse. Dans tous les autres cas, les hommes ne sont ni punis ni jetés en prison pour cela. Si une femme ne fait pas ce que son mari commande, il la bat. Si elle donne trop généreusement la propriété de son mari à ses parents, il la bat également. Si elle le trompe et qu’il l’attrape, il a le droit de la tuer ainsi que son séducteur.
Cela paraît avoir un excellent effet sur le maintien d’un haut niveau de loyauté. Je ne sais pas comment les peuples occidentaux jugeront les habitants du Hunza à la lumière de ce que j’ai rapporté ici, mais quels que soient votre jugement et votre opinion, je vous ai exposé les faits.
Le thème de l’obéissance (aux parents et au Prince) est récurrent dans l’ouvrage de Jay Milton Hoffman. Il écrit (1968B5 page 58) :
Il faut garder en tête qu’au Hunza il n’y a pas de meurtres, pas de voleurs. Par conséquence, pas de juges, pas de policiers et pas de prisons. Le gouvernement est ce qu’on pourrait appeler une société patriarcale, quelque chose de similaire à ce qui existait à l’époque où Moïse dirigeait Israël. Il est démocratique en nature [sic].
Ophtalmologue, le docteur Allen Banik avait une vue plus précise du mode de gouvernance. Après avoir assisté, en 1958, à un procès au Conseil des Anciens « mis en scène pour moi » dirigé par le Mir Muhammad Jamal Khan « qui agit en conseiller », il écrit (1960B2 page 110) :
Les Hunzakuts ont une forme de gouvernement très démocratique, bien que l’État soit gouverné par le Mir, qui a le droit de vie ou de mort sur ses sujets. […] La plus forte punition qui peut être imposée est le bannissement du Hunza.
Ce discours angélique de visiteurs à l’écoute exclusive de la famille princière — ou de ceux qui copiaient bêtement les écrits des premiers — est malheureusement contredit par Clark (1957N22 page 61) :
Shimshal [N68], le pénitencier du Hunza [à 3000 mètres], était l’un des endroits les plus désolés de la planète. Je le sais car je l’ai visité une fois. Pendant tout l’hiver, les nuages sont suspendus comme un linceul glacial au-dessus du village. Pendant des semaines, il n’y a pas de soleil et la température reste autour de zéro avec les vents hurlants.
À ce sujet, Emily Lorimer s’était contentée de la version officielle pour décrire le système pénitentiaire. Elle écrit ce qu’elle a entendu au sujet de l’exil dans la vallée de Shimshál, qu’elle n’a pas visitée (1939A3 pages 121–122) : « On y trouve de la nourriture et des pâturages en abondance, et la vie y est à certains égards plus luxueuse que dans le bas du Hunza ». Il s’ensuit que« au bout de quelques années d’exil, le fauteur de trouble revient avec plus de sagesse ». Toutefois, malgré ce traitement bienveillant, « les délinquants du Hunza ne deviennent pas des récidivistes. »
Les jugements rendus dans le passé pouvaient être bien plus sévères, bien que toujours avec une touche de modération. Muhammad Nazim Khan écrivait dans son autobiographie (Tobe JH, 1960A16 page 363) :
Si l’on considère qu’une condamnation à mort est nécessaire, les personnes sont rassemblées et si une seule se prononce en faveur du coupable, sa peine est remise. Sinon, il est exécuté en présence de tous.
Une anecdote rapportée par John Tobe (sans mention de la source) donne une idée plus précise de l’exercice de la justice au Hunza (1960A16 page 362) :
Un autre cas [de crime] s’est produit il y a environ 10 ans lorsque le fils du vizir s’est disputé avec un jeune homme et une fille. Dans ce cas, le garçon et la fille […] se conduisaient mal à proximité de la maison du vizir. Une dispute a démarré quand on leur a demandé de quitter les lieux. Le jeune homme est devenu indiscipliné, puis offensif et il a dit beaucoup de choses méchantes et indécentes. Le fils du vizir lui a demandé de partir et de bien se tenir, mais le jeune homme a refusé d’écouter et a persisté dans ses actions. Le fils du vizir est entré chez lui, a pris un fusil et lui a dit : « Maintenant, éloigne-toi d’ici ou je te tirerai dessus ! »
Mais le jeune voyou a encore refusé d’écouter ou d’être averti. Alors le fils du vizir lui a tiré dessus. Lors du procès, il a affirmé ne pas savoir que l’arme avait été chargée et qu’il avait simplement proféré la menace pour effrayer le garçon et lui faire prendre conscience de ses actes. Le garçon est décédé et le fils du Wazir a été accusé de meurtre. Il a été exilé à Shimshal pendant 10 ans.
Peu de temps après, les parents du défunt ont comparu devant le Mir et l’ont prié de remettre sa peine au fils du vizir, car ils affirmaient croire qu’il ne voulait pas tirer sur leur fils. En outre, leur fils était à l’origine de l’agression. Après qu’il ait passé deux ans à Shimshal, le Mir l’a fait revenir et, à l’heure actuelle, à Hunza, ce garçon est maintenant le vizir.
Tobe ajoute (page 362) :
Autrefois, une forme de punition appliquée au Hunza, sur ordre du Mir, consistait à immerger le coupable dans les eaux froides de la rivière Hunza. Une immersion de 15 minutes dans ces eaux glacées équivalait à une condamnation à mort.
Peut-être une recherche empirique sur la biostaseN69 ? 😉
Le fonctionnement à la fois fluide et fortement centralisé du gouvernement du Hunza est expliqué à Jean et Franc Shor par un habitant de MisgarN54 en 1949 (Shor JB, 1955A12 page 267) :
« Chaque village élit son arbab [maire] », expliqua Nabi Khan, « qui gouverne avec un conseil des anciens. L’arbab arbitre tous les conflits de la communauté ayant pour la plupart trait au droit à l’eau [d’irrigation]. Mais quand un conflit ne peut pas être réglé localement, l’arbab téléphone au Mir [Muhammad Jamal Khan]. Lors d’un grand événement, par exemple une dispute autour d’un héritage, les parties en cause peuvent faire appel au Mir en personne. Tout ce qu’ils ont à faire est de marcher jusqu’à Baltit. »
Le réseau téléphonique du Hunza a été construit par l’armée britannique en 1920 puis entretenu par le gouvernement pakistanais. John Tobe était, comme Jean Shor, d’avis que le Mir gouvernait son royaume par téléphone, exigeant deux fois par jour un appel de chaque arbab pour faire le point (Tobe JH, 1960A16 page 514). Son frère Ayash était formé à la réparation des téléphones et postes de radio ainsi qu’à l’entretien des objets mécaniques (Clark J, 1957N22 page 44).
Jay Milton Hoffman (1968B5 page 59) rapporte un incident au cours duquel un paysan Hunza se serait adressé en criant à lui et au Prince Sahib Khan, leur reprochant d’avoir pris une photo d’un champ où travaillaient des femmes. Cet homme a été jugé par la cour et puni de trente coups de fouets pour son manque de respect envers un membre de la famille princière et son hôte. Le Mir, dans sa magnanimité, avait refusé d’assister au procès pour éviter toute implication personnelle dans cette condamnation. Il avait aussi pris soin d’éloigner ses hôtes pendant l’exécution de la sentence (1968B5 page 60).
John Clark raconte une anecdote similaire au terme de laquelle un jeune homme qui avait osé critiquer le Mir avait été condamné à deux ans d’exil au Pendjab (1957N22 page 88).
RCF Schomberg (1935A7 page 160) décrit le fonctionnement de la cour, dont le Mir est en réalité le seul arbitre mais aussi bénéficiaire :
Tous les chefs rendent la justice dans la cour publique (durbar) où, assis avec ses conseillers, le souverain rend une décision qui est immédiatement exécutée. Elle est généralement juste, mais les conseillers sont souvent blâmés, car lorsque le Mir a prononcé sa peine, il se retourne et demande si sa sentence est juste. Ce n’est pas tant la question de savoir si l’affaire a été jugée à juste titre, c’est en général le cas, mais plutôt de savoir si l’amende ou la pénalité est excessive ou non ; et c’est ici que les conseillers échouent. Si c’est une amende, elle est généralement versée au trésor, ce qui est un euphémisme pour la poche du raja. Connaissant les tendances avides de leurs dirigeants, les anciens hésitent à réduire l’indemnité.
La hiérarchie des obligations collectives a été décrite par Clark dans le cadre d’une inondation à laquelle les paysans étaient incapables de réagir (1957N22 page 151) :
Les hommes [du Hunza] ne suivent pas leur propre conscience et ne se fient pas à leur propre jugement. Ils délèguent leurs décisions au roi (au Mir), à la coutume (dastur), ou à Dieu tel que représenté par leur conception généralement erronée du Coran. Ainsi, les fermiers de Gircha s’étaient résignés à ce que la rivière emporte leurs fermes dans ses flots parce que, pour commencer, le Mir n’était pas venu dans leur village leur donner l’ordre de détourner la rivière. Deuxièmement, personne n’a jamais essayé de détourner la rivière — ce n’était pas la dastur. Et si Dieu avait décidé qu’ils perdent leurs fermes, qui étaient-ils pour le défier ?
Emily Lorimer s’est aussi contentée de l’opinion exprimée par les villageois au sujet des travaux collectifs (1939A3 page 83) :
Quand un nouveau travail est entrepris pour le bien public, il est supervisé par le Mir, ou par le Wazir en son nom, et il est exécuté comme un travail communautaire dont chacun reconnaît la justice et la nécessité.
Clark était pour cette raison confronté à la difficulté de promouvoir une action collective en dehors des schémas traditionnels (1957N22 page 151) :
La coopération ne s’étend jamais en dehors de la famille actuelle. Le Mir peut organiser et mettre en œuvre un projet communautaire, tel que la réparation d’un fossé ou l’alimentation d’un village frappé par la famine, mais aucun effort spontané n’a été déployé. Personne au Hunza, et peu en Asie, ne s’est imaginé membre d’un grand groupe dont dépend le bien-être de chacun. […]
Dans un monde où la concurrence est féroce et où justice et charité sont rares, la famille devient la seule protection contre l’injustice et la pauvreté. Toutes les autres familles sont des concurrents et des ennemis potentiels. Par conséquent, il est logiquement approprié de garantir à la famille tous les bons emplois à portée de main. Je savais que chaque fois que j’enverrais Rachmet Ali acheter quelque chose aux pauvres gens de l’oasis du Hunza, tous les membres de son clan, le Drometing de Baltit, auraient la priorité pour vendre ; si Hayat était chargé de l’achat, il achèterait de son clan, le Hakalakutz d’Altit. […]
Ce point de vue n’est bien entendu pas partagé par Jay Milton Hoffman qui fait un amalgame entre hospitalité, solidarité et amour universel (1968B5 page 56) :
Il apparaît que les Hunzakuts pratiquent un amour plus fraternel que partout ailleurs dans le monde. C’est un peuple très amical et les étrangers qui visitent leur pays sont accueillis à bras ouverts. En réalité, on ne se sent pas étranger quand on traverse la vallée de la Hunza. Le mot « amour » semble être exemplairement illustré de façon pratique dans la vie des Hunzakuts.
Les Hunzas sont des ismaéliens de doctrine Maulaï dont le chef spirituel est l’Aga KhanN70. Ils ont une pratique libérale de l’islam : tolérance de la consommation de vin, pas de rituel d’abattage des animaux ni de port du voile pour les femmes, pas de jeûne spirituel. Selon Biddulph (1880A1 page 121), ils utilisent à la place du Coran « un ouvrage appelé le Kalam-i-Pir, un texte en persan, qui n’est lu par personne d’autre que les hommes de leur culte ». Il ajoute : « Si on essayait de forcer à jeûner un Maulaï, il résisterait en dévorant une pincée de poussière ».
En quatorze mois de séjour, les Lorimer n’ont entendu l’appel à la prière (muezzin) qu’une fois, le lendemain de la cérémonie Gináni de la première récolte (Lorimer EO, 1939A3 pages 294–295). Et encore ! « J’ai jeté un œil au rideau de notre tente mais n’ai pas vu une précipitation particulière de la population pour aller prier »… Emily Lorimer écrit par ailleurs (1939A3 page 231) « qu’il n’a jamais existé de peuple moins superstitieux que les Hunzas » bien qu’elle ait appris que des pouvoirs magiques étaient attribués au Prince (pages 236–237) :
Les deux jours de beau temps que nous avons eus pour la fête de Bopfau [semaille de l’orge en février] étaient presque un miracle : un miracle très convenable pour un chef que la tradition suppose capable de contrôler la pluie et le soleil. On dit du grand-père du Mir, Ghazan Khan, qu’il était tellement versé dans cet art qu’il pouvait forcer la pluie à tomber quand il le souhaitait et chevaucher à travers sans se mouiller !
Jay Milton Hoffman n’avait peut-être jamais rencontré de musulman avant son voyage, car il inclut dans les « facteurs de santé et de longévité » des Hunzas la manière prodigieuse qu’ils ont de se saluer (1968B5 pages 143 et 146) :
Où qu’on voyage dans le pays des Hunzas, on trouve des gens sympathiques et courtois, non seulement avec les étrangers, mais aussi entre eux. Quel merveilleux attribut pour une nation !
Quand ils se rencontrent ou croisent un étranger, ils disent dans leur langue “Salaam Aleikum”. Celui à qui cette salutation s’adresse répond “Aleikum Salaam”. “Salaam Aleikum” veut dire « Que la paix soit avec vous » et “Aleikum Salaam” signifie « Avec vous que soit la paix ».
Quelle manière enjouée de se saluer ! Notre monde serait merveilleux si partout les gens se saluaient avec un tel échange, « Que la paix soit avec vous » et « Avec vous que soit la paix » !
Dans nos conversations avec les gens, il est apparu clairement qu’ils n’avaient pas de soucis. […]
Il ne fait aucun doute que les Hunzas ne sont pas du genre nerveux, irritable et soucieux, parce que la nourriture qu’ils consomment contient toutes les vitamines et minéraux qui permettent une bonne santé et des nerfs solides.
Déjà, en 1961, Renée Taylor était émerveillée par cette marque d’hospitalité : « D’où que vous apparaissiez, on vous salue avec leur “Salaam” habituel. (Ce qui équivaut à notre “Comment allez-vous”. » (Taylor R, 1969B6 page 15). Quelques nuances linguistiques ont visiblement échappé au docteur Hoffman trop préoccupé par les vitamines. Trente ans plus tôt, Emily Lorimer avait écrit (1939A3 page 238) :
Nous nous sommes salués mutuellement : “Jú na!” C’est la manière ancienne de se saluer des autochtones, encore bien plus fréquente que le “Salam aleikum” de l’Islam que les femmes n’utilisent quasiment jamais. Quand vous dites “Salam aleikum”, la réponse correcte pour les Hunzas est “Salam aleikum”. Au début, bien sûr, nous répondions “W’aleikum as salam!” comme d’usage ailleurs chez les musulmans ; mais cela finissait par sonner guindé et intellectuel à nos oreilles, de même qu’aux leurs, je n’en doute pas.
Bien que « naturellement démocratique » et ruisselante d’amour aux yeux du docteur Hoffman, la société Hunza est à tous les niveaux (gouvernement et famille) une caricature du patriarcat, ce qui n’a choqué aucun des hommes et femmes qui lui ont tressé des couronnes au 20e siècle. Le colonel Schomberg décrivait le système d’héritage qui était toujours en vigueur au milieu du siècle (1935A7 page 132) :
Jusqu’au temps d’Asadullah Beg [1847–1885], vizir du Hunza, la propriété de la terre au Hunza était transmise de père en fils. Si l’un des fils décédait avant son père, la veuve prenait sa part qu’elle ait ou non des enfants. Ce système a été modifié de manière à ce qu’une femme qui a perdu son mari du vivant de son père reçoive une terre en fiducie pour ses fils en fonction de leur nombre. L’idée sous-jacente à cet arrangement est qu’un homme qui survit à son père peut devenir le parent d’autres enfants de sexe masculin : s’il décède avant son père, il est injuste que sa veuve avec un fils reçoive autant que son fils survivant ayant plusieurs enfants. Si un homme meurt sans avoir de fils, ses filles ont droit à une certaine quantité de grain provenant de la propriété de leur père, mais à aucune terre. En d’autres termes, la propriété foncière à Hunza doit être dévolue aux mâles, soit en descendance directe soit au plus proche parent masculin au sein de la tribu.
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Article créé le 18/10/2019 - modifié le 14/10/2024 à 12h49