et plus encore…
⚪️ Le 28 octobre 2022, 350 spécialistes de l’enfance ont publié sur le site du Figaro une tribune signée très majoritairement par des psychologues, des pédiatres, des pédopsychiatres et des psychanalystes, ainsi que par d’autres professionnels de la santé et de l’enfance. Ils y dénonçaient les dangers de ce qu’ils appellent « la parentalité exclusivement positive ».
Cette pétition, par le nombre de ses signataires dont il n’y a aucune raison de mettre en doute la bonne foi, demande une réponse plus approfondie que l’interview de Caroline Goldman qui n’exprimait que le point de vue d’une seule personne.
Voici leur argumentation.
Défense du time out
Les signataires de cette pétition disent être consternés par le nombre de parents qu’ils reçoivent qui ne parviennent plus à maîtriser le comportement de leurs enfants. Ils attribuent cela à une forme de relation parents-enfants
- qui, d’après eux, condamne toute forme de punition, y compris le time out et le retrait de privilèges,
- qui assimilerait ces punitions aux gifles et aux coups de bâton,
- qui assimilerait toute forme de fermeté dans l’éducation à une forme de violence,
- qui laisserait les parents culpabilisés et sans recours face à des enfants ingérables et dénués d’empathie.
Ils recommandent donc aux parents
- de distinguer clairement autorité ferme et autoritarisme,
- de créer autour de leurs enfants un « cadre contenant »,
- de ne pas hésiter à « frustrer » les enfants pour les protéger d’eux-mêmes et les aider à contenir leurs « pulsions »,
- de ne pas hésiter à leur infliger time out et retrait de privilèges pour leur permettre de « penser pour comprendre ».
Une critique ad hominem
Les signataires de la pétition traitent sans les nommer les auteurs favorables à la parentalité positive d’« experts autoproclamés ».
Pour eux, il y aurait donc d’un côté les partisans de la parentalité positive et bienveillante, qui n’auraient aucune autre compétence en matière d’éducation que celle qu’ils s’attribuent, et de l’autre les signataires de la pétition qui eux, seraient de véritables experts authentifiés par leurs diplômes.
Connaissant personnellement deux des principales autrices qui recommandent l’éducation positive et bienveillante, je suis un peu surpris de cette appellation d’« experts autoproclamés ». Catherine Gueguen est une pédiatre dûment diplômée qui pratique l’aide à la parentalité et l’haptonomie en hôpital depuis de nombreuses années, et Isabelle Filliozat me semble pourvue d’un sérieux bagage en psychologie. Je suis encore plus étonné de les voir accusées de prôner une parentalité laxiste alors qu’il suffit d’ouvrir leurs livres pour y trouver précisément des dénonciations du laxisme : « Comprendre les émotions de l’enfant, l’apaiser ne veut pas dire accéder à ses désirs lors de ses colères, lui donner tout ce qu’il veut. » (Catherine Gueguen). « J’ai vu des enfants piétiner leurs parents laxistes, jamais des parents présents dans la relation. » (Isabelle Filliozat). Et je pourrais multiplier les citations.
Cette critique ad hominem me semble trahir le fait qu’en réalité, à travers la critique de la « parentalité exclusivement positive » et la défense du time out, ce sont deux visions de l’enfant qui s’opposent : une vision très ancienne, mais encore bien présente sous des formes diverses, et qui a justifié pendant des millénaires une éducation sévère des enfants, et une vision qui remonte en France à la Renaissance, et qu’est venue confirmer la recherche actuelle sur le développement de l’enfant.
La psychanalyse, discipline obligatoire
Dans pratiquement toutes les universités françaises, les étudiants en psychologie sont contraints, qu’ils le veuillent ou non, de subir un long enseignement de la psychanalyse, le plus souvent sans aucun droit de la contester. Il y a plus de vingt ans, la pédopsychiatre Catherine Bonnet en a témoigné dans son livre L’Enfant cassé (1999) : « Psychanalystes en herbe, nous nous laissions scrupuleusement imprégner par la seconde théorie de Freud sur le complexe d’Oedipe, qui prévalait en France, et nous incitait à croire que les enfants ont des pulsions mauvaises. » Pour ce qui est du présent, la vidéo réalisée par Sophie Robert, Hold-up sur la psychologie, avec plusieurs étudiants et enseignants en psychologie, montre que la situation n’a guère changé.
Une vision biaisée de l’enfant
En effet, l’étude de la psychanalyse par laquelle sont obligés de passer les étudiants leur impose une vision très particulière de l’enfant qu’on peut résumer ainsi : l’enfant est un « pervers polymorphe » possédé dès la naissance de pulsions violentes : inceste, parricide, pulsion de mort, pulsion d’emprise, qui, si elles ne sont pas rigoureusement et sévèrement contenues par ses parents, peuvent faire de lui un dangereux psychopathe.
Bien sûr, depuis que cette théorie a été énoncée par Freud, on en a arrondi les angles de mille et une façons pour la rendre compatible avec la vision bien plus positive de l’enfant qui s’est heureusement élaborée et a commencé à se diffuser tout au long du 20e siècle et au début du 21e. Mais son socle reste bien implanté dans les esprits de ceux qui ont subi cette formation pendant des années. Ce socle se manifeste dans la pétition à travers quelques mots significatifs : « pulsions », « toute-puissance infantile », « narcissisme », indispensables « frustrations ».
Comme l’a écrit Pierre Vesperini, dans sa réponse à Caroline Goldman : « Toute éducation contient en elle une certaine anthropologie : une certaine conception de la nature humaine ».
Or, ici, il s’agit d’un présupposé pessimiste sur l’enfant. Mais ce présupposé n’est pas seulement le propre de la psychanalyse. Il a un passé bien plus ancien, c’est celui dont nous avons hérité de tous les siècles, et même les millénaires précédents, où l’on considérait comme normal et pédagogique de battre les enfants parce qu’ils étaient supposés naître mauvais par nature. Ils auraient donc besoin d’être corrigés, redressés pour devenir des adultes convenables.
Les très vieux antécédents de la théorie des pulsions
Voici, pour ceux qui en douteraient, un petit florilège des définitions de l’enfant tel qu’on l’a vu pendant très longtemps :
« « « Instruis (ton fils) et frappe-le tant qu’il est jeune, fais-le obéir à tes ordres, afin que peu après il ne vocifère pas et ne se rebelle pas contre toi » (Proverbe assyrien, Histoire et sagesse d’Ahikar, 7e siècle avant Jésus-Christ)
« La folie est attachée au coeur de l’enfant, le bâton de la discipline l’éloignera de lui » (Proverbe biblique, 22, 15, vers 700 av. J.-C.).
L’enfant est « de tous les animaux le plus difficile à manier (…) une bête rusée, astucieuse, la plus insolente de toutes » (Platon, Les Lois, vers 347 av. J.-C.)
« Si petit enfant et déjà si grand pécheur ! » (Saint Augustin, inventeur du dogme du péché originel dont l’enfant est censé être porteur dès sa naissance, Confessions, 397 ap. J.-C.)
« Il y a en chaque enfant une obstination, une intrépidité d’esprit, fruits d’une fierté naturelle qu’il faut absolument rabattre et briser » John Robinson, pasteur des Pères pèlerins partis s’installer en Amérique vers 1620.
« Il faut combattre l’animalité de l’homme chez le tout jeune enfant » (Emmanuel Kant, Traité de pédagogie, 1803)
Les enfants, « ces petits monstres », (Ernest Dupré, 1905, une autorité de l’époque en psychiatrie médico-légale.)
L’enfant porte en lui un « ogre intérieur » (Christiane Olivier, psychanalyste, 1998.)
Sans compter les proverbes populaires qui montrent à quel point cette idéologie était répandue dans toutes les cultures :
Qui aime bien châtie bien (Proverbe latin médiéval).
Si tu aimes ton fils, donne-lui le fouet ; si tu ne l’aimes pas, donne-lui des sucreries. (Proverbe chinois).
Le concombre pousse de travers dès sa sortie de terre (Proverbe marocain).
Pain et bâton font les fils beaux ; pain sans bâton fait les fils fous. (Proverbe napolitain).
Les enfants élevés à la dure deviennent des personnes adultes. (Proverbe breton).
Sans compter aussi le vocabulaire populaire pour désigner les enfants dont beaucoup de termes sont péjoratifs : braillard, chiard, lardon, merdeux, pisseuse, morpion, morveux…
Non seulement la psychanalyse n’a pas rompu avec cette très longue tradition, mais, par sa théorie des pulsions, elle l’a aggravée en attribuant à l’enfant les pires désirs : parricide, inceste, pulsion de mort, pulsion d’emprise.
Ce que la science révèle sur l’enfant
Il est d’autant plus étonnant que l’on continue à enseigner aux étudiants cette théorie comme scientifique, alors qu’elle n’a jamais été confirmée de façon expérimentale, que les résultats de la recherche sur le développement de l’enfant au cours des dernières décennies sont en contradiction radicale avec cette vision. Ils nous apprennent en effet que l’enfant, loin d’être un « pervers polymorphe », est doté de capacités innées qui le prédisposent remarquablement à la vie sociale.
Ces capacités sociales, ce sont l’attachement, fondement du lien social (John Bowlby, L’Attachement, éd. anglaise, 1969), l’imitation, source de tous les apprentissages (Andrew Meltzoff, Imitation of Facial and Manual Gestures by Human Neonates, 1977), l’empathie, capacité à éprouver ce que ressentent les autres (Jean Decety notamment, années 2000), l’altruisme, que l’enfant manifeste très tôt par des gestes d’entraide (Tomasello et Warneken, 2006), le sens de la justice (Katrin Riedl, 2015) et une capacité très fragile mais particulièrement intéressante qui lui permet de réfléchir quand on lui donne un ordre, de désobéir si l’ordre lui paraît stupide, et de contourner l’ordre pour y répondre de façon plus intelligente que ce qui lui était demandé, capacité que peut détruire rapidement et définitivement l’obligation d’obéir au doigt et à l’œil (Alia Martin, Kristina Olson, 2013). Et même la réponse de Freud à qui l’interrogeait sur l’origine de la violence humaine : « Allez donc voir ce qui se passe dans une cour d’école ! » a été démentie par un chercheur, le professeur Hubert Montagner, qui lui, est non seulement allé voir une cour d’école, mais l’a filmée et a compté ensuite les comportements des enfants les uns à l’égard des autres. Or, s’il a bien pu filmer des gestes d’agression, il a surtout vu des gestes spontanés d’affection, de sollicitation, d’offrande et même de réconciliation, ces derniers étant particulièrement significatifs, car on les a observés aussi chez les singes, et ils semblent montrer que l’évolution nous a dotés de capacités de dépassement des conflits (Montagner, L’Attachement, 2006).
Ces capacités n’ont en fait rien d’étonnant. Nous sommes depuis des centaines de milliers d’années, et même de millions d’années si l’on prend en compte les espèces humaines antérieures à l’Homo sapiens, des primates sociaux dont le cerveau a été modelé par l’évolution, câblé si l’on peut dire, pour la vie sociale. Les enfants naissent équipés d’une véritable boussole intérieure qui les prédispose à vivre avec leurs semblables, sinon sans conflits, du moins avec une attitude ouverte à la relation et même avec des capacités à dépasser les conflits.
Les vrais besoins de l’enfant
Pour que ses capacités potentielles deviennent effectives, l’enfant a besoin de deux choses. D’abord que son entourage et en premier lieu ses parents, le reconnaissent sans aucune ambiguïté comme une personne humaine digne d’un amour inconditionnel (et surtout pas comme un « pervers polymorphe » !) et le lui manifestent par leur tendresse, leur attention, la satisfaction de tous ses besoins physiques, affectifs, intellectuels. Et ensuite qu’ils lui apprennent par leur propre exemple, dans leur comportement avec lui et avec les autres adultes, comment on est censé mettre en application dans la vie adulte les capacités potentielles dont il est porteur. L’exemple est de très loin la méthode pédagogique la plus efficace. Ce dont l’enfant a besoin, plutôt que de punitions, c’est de bons modèles.
Comme la vie n’est évidemment pas un long fleuve tranquille, l’enfant devra affronter, avec ses proches, des situations de conflit. Mais c’est précisément dans ces situations que ses parents ou ceux qui en tiennent lieu, ont un rôle capital à jouer. Comment fait-on entre adultes, entre personnes qui s’aiment, quand on est humains, vraiment humains, pour sortir d’une situation de conflit ? Comment résout-on le stress, la difficile tension intérieure que crée un conflit surtout avec une personne avec qui on est lié affectivement ? C’est un apprentissage essentiel qui fait partie des besoins de l’enfant. Qui d’autre que ses parents peut lui apprendre les moyens pour sortir des conflits au mieux pour les antagonistes, plutôt que de le punir en l’excluant ?
C’est par rapport à ce besoin essentiel de l’enfant que le time out montre le mieux son insuffisance. Quelle leçon l’enfant peut-il tirer, pour les futures situations de conflit où il pourra se trouver, de la recette du time out ? Est-ce que, quand on est en conflit avec un autre adulte, le plus fort a le droit de mettre le plus faible à la porte en l’invitant à aller réfléchir ? Non, on s’écoute mutuellement, on essaie de comprendre l’autre, on essaie de chercher ensemble une solution pour que chacun soit aussi satisfait que possible.
Il faut ajouter que les conflits avec les enfants sont souvent répétitifs et se produisent pour des raisons facilement identifiables. Ils deviennent donc prévisibles, et il n’est pas très difficile de les anticiper pour pouvoir, soit les éviter, soit les résoudre au mieux avec un peu de réflexion.
Le time out, qui est en fait une forme de dressage, est une forme de résolution des conflits inapplicable dans la vie adulte entre humains qui se respectent. Elle est donc à exclure dans les conflits avec les enfants. Ou à n’utiliser que comme un pis aller quand on est, ce qui peut arriver, complètement épuisé et à bout d’imagination, mais sûrement pas comme une solution « idéale » proclamée comme indispensable à l’éducation par des professionnels de l’enfance.
Il faut ajouter encore que beaucoup de conflits avec les enfants prennent leur origine, non pas dans les « pulsions » des enfants, mais dans les conditions spatiales et temporelles contraignantes de la vie moderne. Soyons-en conscients et ne faisons pas retomber sur les enfants la responsabilité d’un mode de vie entièrement artificiel qui fait vivre les enfants à un rythme qui n’est pas le leur.
Les signataires de la pétition sur la parentalité positive pourraient considérer l’afflux de parents en difficulté d’une tout autre manière. Il y a très peu de décennies, ces mêmes parents auraient sans doute réglé leurs difficultés à coups de gifles et de fessées, ou pire. Mais maintenant, conscients de leurs difficultés à traiter leurs enfants comme ils sentent qu’ils le devraient, difficultés normales quand on a été soi-même élevé par la vieille méthode des punitions et des coups, ils viennent les consulter. Plutôt que de leur recommander une autre forme de punition et la conception périmée de l’enfant qui va avec, il semblerait plus sage et plus utile qu’ils aident les parents à mieux appliquer les recommandations de la parentalité positive et bienveillante qui sont aujourd’hui appliquées à la satisfaction des parents et des enfants dans un nombre croissant de familles. ⚪️
🔵 Olivier Maurel
➡ Écouter un entretien d’Olivier Maurel avec Marie-France Chatin dans son émission Géopolitique sur Radio France international (RFI), et le Docteur Gilles Lazimi qui a organisé de nombreuses campagnes contre la maltraitance.
➡ Visiter le site de l’Observatoire de la violence éducative ordinaire (OVEO)
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Article créé le 8/03/2023 - modifié le 2/04/2023 à 16h16