L’espérance de vie humaineN1 augmente dans les pays industrialisés. Avec elle le rêve de prolonger indéfiniment notre séjour sur Terre… Les témoignages de supercentenairesN2 ayant franchi la limite d’âge de 110 ans suscitent l’admiration. Mais aussi des polémiques quand la barre paraît poussée un peu loin : la doyenne de l’humanité Jeanne Calment (122 ans) avait-elle été remplacée par sa fille ? (N3 ; N4 ; N5)
Un autre rêve est de découvrir les secrets de régions du monde qui abritent le plus de centenaires : les zones bleuesN6 comme les ont désignées Gianni Pes et Michel Poulain. Ce concept a été popularisé par Dan BuettnerN7 qui l’a par la suite exploité pour son Blue Zones Project®N8 :
En utilisant les secrets découverts dans les zones bleues originales – des points chauds de longévité rares dans le monde où les gens prospèrent dans la centaine d’années – nous aidons les gens à vivre plus longtemps, mieux grâce à des programmes de transformation communautaire qui réduisent les coûts des soins de santé, améliorent la productivité et renforcent la reconnaissance nationale en tant que grands endroits vivre, travailler et jouer.
Le mythe de Shangri-LaN9, une vallée paradisiaque dans l’Himalaya, est régulièrement recyclé pour promouvoir le tourisme et des recettes de longévité… au prix de quelques approximations et falsifications — voir mon article Hunza à perte de vue.
Pendant longtemps, les humains n’ont pas cru à l’existence d’une durée limite de la vie humaine. Les textes religieux et les croyances populaires abondent de récits de personnages exceptionnels ayant vécu plusieurs centaines d’années. Les témoignages en ce sens étaient pris pour argent comptant, même par des esprits éclairés. C’est seulement au 18e siècle que le biologiste Georges-Louis Leclerc (comte de Buffon) a postulé qu’un homme qui ne meurt pas de maladie ne pourrait nulle part dépasser 90 à 100 ansN10. Les déclarations de décès à un âge avancé ont dès lors été accueillies avec scepticisme.
Les zones bleues, le mythe de Shangri-La et les destins exceptionnels comme celui de Jeanne Calment sont des tentatives de réfuter, ou pour le moins repousser, cette limite qui est actuellement estimée proche de 120 ansN11. L’espoir d’un dépassement « transhumaniste » n’a jamais été abandonné, avec ou sans l’aide de la technologie. Robert Young et ses collègues écrivent (2010N10) :
En revanche, les optimistes ont eu tendance à accepter les revendications d’âge extrême, à première vue, et à expliquer pourquoi ces personnes étaient « en bonne santé » et vivaient plus longtemps que les autres. Par exemple, des scientifiques tels que Elie Metchnikoff, l’inventeur du terme « gérontologie » vers 1903, avaient tendance à croire les revendications d’âge extrême de 140 ans et plus. […] Jean Finot, un transhumaniste, croyait, au tournant du XXe siècle, que le nombre croissant de centenaires de l’époque et l’amélioration de l’espérance de vie moyenne laissaient présager une probabilité de durée de vie humaine de 150 ans ou plus.
Un articleN12 qui circule sur les sites « alternatifs » relate cette anecdote (non sourcée) :
En avril 1984, un journal de Hong Kong aurait rapporté une anecdote incroyable. Un Hunza du nom de Saïd Abdul Mobutu, lors de son arrivé à l’aéroport d’Heathrow à Londres, aurait provoqué la stupéfaction des services de douanes ; sur ses documents, celui-ci était né en 1823 et était âgé de 160 ans.
Les témoins de cet événement ont apparemment négligé l’hypothèse que les documents d’identité des Hunzas pouvaient afficher des dates de naissance fantaisistes dans une région (vallée de Gilgit) où les registres d’état civil n’existaient pas jusqu’à une époque récente !
Un autre argument à l’appui de l’existence de (super)centenaires consiste à invoquer les liens de filiation : la mère ou le père d’un individu est inévitablement plus âgé·e d’au moins une quinzaine d’années. Par conséquent, la coexistence d’une longue lignée générationnelle implique que leur ancêtre ne peut être que très âgé… Mais cet argument est utilisé à propos de cultures dans lesquelles les mots « père » et « mère » ne sont pas exclusifs d’une parenté biologique. Un enfant dont les parents sont décédés peut avoir été adopté par des adultes d’une autre lignée qu’il désigne par la suite comme père et mère. La filiation déclarée n’est donc jamais une preuve recevable en l’absence de registre d’état-civil. Ajoutons à cela que des âges et liens de parenté fantaisistes peuvent être plaqués sur une photo comme celle — non sourcée — qui figure au sommet de cet articleN13 !
Du rififi au GRG
Le Gerontology Research Group (GRGN14) créé à Los Angeles en 1990 édite une liste de supercentenairesN2 qui fait autorité dans le Guiness Book of Records. La base de données du GRG est « mondiale » bien que la majorité des cas proviennent des USA, du Canada, du Brésil, d’Europe de l’Ouest, du Japon et d’Australie.
Sur Gerontology WikiN15 on trouve en 2015 seulement 58 décès de supercentenaires validés par le GRG et quelques dizaines qui sont encore en attente ou n’ont pas été validés. Quel que soit le résultat définitif, la rareté du phénomène — et le côté sympathique du récit de vie de ces êtres exceptionnels — explique que les cas individuels ont été abondamment cités par les médias. Le buzz médiatique produit une illusion de consensus que le public accepte comme une preuve irréfutable de l’authenticité des récits. C’est pourquoi toute remise en question du processus de validation, trente ans après le début des travaux du GRG, est a priori dérangeante.
Saul Newman (2019N16), chercheur en bio-informatique à l’Australian National University, a pris ce risque. Alors que la plupart des analystes ne s’intéressent qu’aux styles de vie et aux caractéristiques génétiques des populations, Newman a utilisé les données publiées par le GRG pour lancer une analyse statistique intégrant des variables socio-économiques. Or ces variables se révèlent significativesN16 :
L’observation d’individus atteignant des âges remarquables et leur concentration dans des sous-régions géographiques ou « zones bleues » ont suscité un intérêt scientifique considérable. Les facteurs proposés pour une longévité remarquable comprennent une consommation élevée de légumes, de forts liens sociaux et des marqueurs génétiques. […] Aux États-Unis, le statut de supercentenaire est prédit par l’absence d’enregistrement de l’état civil. L’existence d’actes de naissance est associé, dans chaque État, à une diminution de 69 à 82% du nombre d’enregistrements supercentenaires. En Italie, où l’enregistrement des données démographiques est plus uniforme, on prédit une longévité exceptionnelle par association à un faible revenu par habitant et à une espérance de vie courte. Enfin, les « zones bleues » de la Sardaigne, d’Okinawa et d’Ikaria correspondent à des régions à faibles revenus, à faible taux d’alphabétisation, à taux de criminalité élevé et à faible espérance de vie par rapport à la moyenne nationale. En tant que tels, la pauvreté relative et la courte durée de vie constituent des prédicteurs [au sens statistique] inattendus du statut de centenaire et de supercentenaire, et confirment le rôle primordial de la fraude et de l’erreur dans la production de données exceptionnelles sur l’âge.
[…]
Les Italiens âgés de plus de 100 ans sont concentrés dans les provinces les plus pauvres, les plus reculées et aux plus courtes espérances de vie, tandis que les supercentenaires américains sont concentrés dans des populations dont les registres de l’état civil sont incomplets. Ces deux modèles sont difficiles à expliquer par la biologie, mais ils sont facilement explicables en tant que moteurs économiques de fraude à la retraite et d’erreurs de déclaration.
Cette analyse a été violemment critiquée par Robert D Young, directeur de la division Recherche et base de données du GRG — voir le fil de commentaires au bas d’un article du blog d’Andrew Gelman (2019N17). Young commence par critiquer Newman d’avoir utilisé « sans autorisation » les données du GRG alors que ces données sont publiques… Il continue en affirmant que Newman a commis des erreurs d’analyse et n’a pas eu accès aux « vraies » données pertinentes (qui ne sont pas publiques). Mais il lui reproche surtout d’oser conclure que les irrégularités observées ne peuvent être expliquées que par des erreurs de déclaration ou des fraudes : escroquerie à la retraite ou aux assurances, substitution d’identité… Par exemple, Newman écrit (2019N16) :
Les systèmes d’enregistrement universel de haute qualité contiennent souvent des erreurs à haute fréquence non détectées. Par exemple, contrairement aux affirmations précédentes selon lesquelles « le Japon a… des données de la plus haute qualité pour les plus vieux » [N18], une enquête menée en 2010 sur des archives japonaises a révélé que 238 000 [234 354] personnes centenaires étaient en réalité disparues ou mortes [N19].
Ces personnes disparues sont paraît-il mortes dans le chaos de la seconde guerre mondialeN20, mais l’explication n’enlève rien au fait que l’absence de déclaration a introduit un biais considérable dans les statistiques démographiques du Japon : 77 118 personnes auraient plus de 120 ans et 884 plus de 150 !
Dans son échange avec Young, Newman insiste sur le fait que les fraudes ne peuvent pas être détectées par la simple lecture croisée de documents jalonnant la biographie d’un individu : si cet individu a emprunté l’identité d’un parent proche — ce qui a été reconnu dans de plusieurs cas célèbres — aucune incohérence ne peut être décelée à partir des seuls documents dont dispose le GRG. C’est pourquoi, entre autres, le record controversé de Jeanne Calment a été validé par le GRGN21 — et les critiques stigmatisées comme un « complot russe » ! Selon Newman, le GRG devrait faire appel à des méthodes plus robustes pour la validation des âges de décès des supercentenaires.
De nombreux auteurs évoquent le même problème : Leonid A. Gavrilov et Natalia S. Gavrilova (2019N22) ont signalé que de très petites erreurs d’estimation d’âge vers les 80 ans avaient une forte incidence sur les statistiques de mortalité aux âges extrêmes (voir aussiN23 et N24). Selon le modèle de GompertzN25, la force de mortalitéN26 — probabilité de mourir à tel âge — devrait augmenter avec l’âge. Pour Gavrilov & Gravilova (2019N22), un plateau inexpliqué (par des causes biologiques ou historiques) de taux de mortalité dans les âges les plus avancés est révélateur que des erreurs existent et que les méthodes de validation devraient être améliorées. D’autres auteurs comme Shiro Horiuchi et John R WilmothN27 ont tenté d’expliquer ce phénomène, à partir de données suédoises et japonaises, par le fait que les sujets très âgés appartiendraient à une « élite » bénéficiant d’une santé exceptionnelle, mais leur explication ne fonctionne pas dans d’autres contextes (Black DA et al., 2017N24 ; voir aussi Newman SN, 2018N28).
L’invisibilité des fraudes ne prouve en rien qu’elles sont nombreuses. Pourtant, Saul Newman (2019N16) affirme que c’est le cas puisque que leur trace est visible dans les incohérences révélées par son analyse statistique des données du GRG. De même pour les erreurs d’enregistrement dans les régions des USA qui ne disposaient pas, il y a un siècle, de certificats de naissance.
Le ton indigné de Robert Young peut s’expliquer par le fait que l’hypothèse de fraudes et de déclarations erronées invaliderait le travail accompli par le GRGN14 depuis 1990. Le conflit d’intérêt étant évident, toute réfutation du travail de Newman devrait être soumise à l’évaluation de chercheurs indépendants.
➡ La controverse entre Saul Newman et Robert D Young ne peut pas être réglée par la lecture de leurs échanges (insuffisamment documentés) sur le blog d’Andrew Gelman en août 2019N17. La question reste donc ouverte à l’heure où j’écris ces lignes (septembre 2019) mais je ne manquerai pas de faire des mises à jour en suivant ce dossier.
Typologie des croyances
Hors de cette zone susceptible de nuire à la réputation du GRG, Robert Young a pleinement conscience de l’inexactitude de nombreux récits décrivant des zones bleues à travers le monde. Il est le co-auteur d’un article titré Typologies of Extreme Longevity MythsN10 qui étudie les raisons de fausses croyances sur la longévité exceptionnelle de groupes d’individus. Les auteurs ont comparé la liste des supercentenaires validés aux USA — listés dans la base de données du GRG — à celle (plus nombreuse) des personnes présumées supercentenaires selon les déclarations de décès dans la période 1980–2009. Pour chaque « faux » supercentenaire ils ont tenté de caractériser la source de l’erreur, dégageant onze catégories : mythe de l’autorité religieuse, mythe de l’aîné·e du village, mythe de la fontaine de jeunesse (substance), mythe de Shangri-La (géographie), fierté nationaliste, pratique spirituelle, longévité familiale, notoriété individuelle et/ou familiale, fausse déclaration à l’occasion du service militaire, erreur de saisie administrative, décès non signalé pour fraude à la retraite ou à l’aide sociale.
On peut noter que la comparaison des données de déclarations de décès avec celles validées par le GRG renforce l’assertion que ces dernières sont fiables puisqu’elles permettent de corriger de nombreuses erreurs… Vraiment toutes ?
Dans les prochains articles, je m’intéresse à trois mythes de « fontaine de jeunesse » et de Shangri-La en publiant des études documentaires : Hunza à perte de vue, Okinawa, îles de rêve(s) et le « Régime de longévité » selon Valter Longo.
➡ Les corrections et commentaires sur cet article sont bienvenus. Le sujet est loin d’être épuisé… On peut commenter publiquement ci-dessous ou m’écrire en privé sur le formulaire de contact.
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- N1 · wn5l · Espérance de vie humaine – Wikipedia
- N2 · qqsk · Supercentenaire – Wikipedia
- N3 · dq86 · Jeanne Calment : Validation of the Duration of Her Life
- N4 · 1u5q · Evidence That Jeanne Calment Died in 1934—Not 1997
- N5 · tfc5 · “La fille de Jeanne Calment a usurpé l’identité de sa mère” : un travail d’amateur ou une recherche scientifique ?
- N6 · kj28 · Zone bleue (longévité) – Wikipedia
- N7 · 74vo · Dan Buettner – Wikipedia
- N8 · 9p7x · Blue Zones Project®
- N9 · jxfe · Shangri-La – Wikipedia
- N10 · czg0 · Typologies of Extreme Longevity Myths
- N11 · 72gz · The oldest human
- N12 · tskj · Un peuple asiatique aurait trouvé l’élixir de jouvence
- N13 · mc4e · Cette communauté n’a jamais été malade, ignore complètement le cancer et peut survivre plus de 120 ans ! Voici leurs SECRETS…
- N14 · itp1 · Gerontology Research Group – Wikipedia
- N15 · w1qe · Lists of supercentenarians by year of death
- N16 · 9lj2 · Supercentenarians and the oldest-old are concentrated into regions with no birth certificates and short lifespans
- N17 · 0pef · Are supercentenarians mostly superfrauds ?
- N18 · wbp9 · They really are that old : A validation study of centenarian prevalence in Okinawa
- N19 · at70 · Japanese Ministry of Justice. About family register office work to affect location unknown elderly people
- N20 · pu7c · 234,000 centenarians listed in registries missing
- N21 · ayft · List of supercentenarians who died in 1997
- N22 · gzr9 · Late-life mortality is underestimated because of data errors
- N23 · wzhu · Effects of age misreporting on mortality estimates at older ages
- N24 · pxh2 · The Methuselah Effect : The Pernicious Impact of Unreported Deaths on Old-Age Mortality Estimates
- N25 · vf78 · Modèle de Gompertz – Wikipedia
- N26 · yszr · Force de mortalité – Wikipedia
- N27 · dtx4 · Deceleration in the age pattern of mortality at older ages
- N28 · 0enm · Errors as a primary cause of late-life mortality deceleration and plateaus
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Article créé le 2/09/2019 - modifié le 28/01/2023 à 22h03